Ouvrage de référence et beau livre, The Citi exhibition Manga dresse le portrait d’un art graphique en pleine expansion
Édité à l’occasion de la plus grande exposition de manga en dehors du Japon , ce livre rassemble articles universitaires et entretiens avec des auteurs et des éditeurs japonais. Il met en évidence le fait que le manga n'est pas seulement un média graphique, c’est également un état d'esprit, une manière de dialoguer avec le monde, un témoignage de la culture visuelle contemporaine et un héritage des techniques d’impression de la période d’Edo.
L'ouvrage est supervisé par deux des curatrices, Nicole Coolidge Rousmaniere et Matsuba Ryoko, spécialistes du Japon au sein du British Museum (l’institution possède une importante collection de mangas). The Citi exhibition Manga マンガ n’est donc pas une simple opération marketing destinée à renouveler et rajeunir le public.
Comme le souligne Timothy Clark dans son article, il ne faut pas avoir peur de considérer le manga comme un « art » : les dessins originaux (genga) réalisés par les artistes pour être reproduits dans des magazines et des livres nécessitent à la fois du talent et de l’ingéniosité pour rendre attrayante et vivante la version imprimée. Que l’image soit réalisée au pinceau et à l’encre de Chine, au stylo ou avec une tablette, seule la puissance du trait compte.
Le manga comme héritage graphique
Loin des facilités médiatiques faisant d’Osamu Tezuka (1928-1989) le père du manga moderne et de Katsushika Hokusai (1760-1849) son inventeur, plusieurs articles précisent les filiations graphiques entre l’estampe, les techniques d’impression sur bois et la presse occidentale. Adam L. Kern souligne que dès la première moitié du XVIIIe siècle, le Japon possédait une industrie du livre florissante. Des récits en images d’une dizaine de pages étaient alors imprimés pour un jeune public, reprenant des séquences du théâtre kabuki, des légendes et des contes populaires. À ces productions s’ajoutent les kibyōshi, récits en images destinées à un lectorat adulte. Entre 1775-1806, près de 3000 titres ont été diffusés . Le Japon n’a donc pas attendu le boom économique après la Seconde Guerre mondiale pour être un pays du livre.
Le caractère iconoclaste et hétéroclite du manga est à chercher du côté des caricatures traditionnelles et des récits de monstres, très appréciés par le public de l’époque pour les déformations graphiques. Koto Sadamura souligne notamment l’influence de Kawanabe Kyōsai (1831-1889), artiste peu reconnu en dehors du cercle d’amateurs de peintures japonaises. Nicole Rousmaniere rappelle l’importance de la presse occidentale destinée aux expatriés sur Kitazawa Rakuten (1876-1955), premier dessinateur à utiliser les idéogrammes manga (漫画) dans leur sens moderne de « bande dessinée ». L’occupation américaine (1945-1952) et son apport en divertissements inédits ont également eu une influence décisive sur les artistes après la défaite de 1945 : comics et longs-métrages ont été très largement importés durant cette période, notamment les films d’animation (Fleischer, Disney, Schlesinger).
Ces multiples influences croisées expliquent la grande diversité graphique du manga, qui, contrairement à ce qui était encore récemment véhiculé dans la presse grand public hexagonale, n’est pas simplement une bande dessinée avec des « personnages à gros yeux ». C’est d’ailleurs avec étonnement que l’essayiste Gō Itō s’interroge sur ce que les Occidentaux appellent le « style manga ». Il souligne également qu’au Japon, la plupart des critiques et chercheurs insistent plus sur les disjonctions entre le manga moderne et les estampes traditionnelles que sur les filiations.
Plusieurs entretiens avec des artistes contemporains permettent également de lier différentes traditions graphiques. Par exemple, l’auteure Kōno Fumiyo tente de créer un pont entre tradition et modernité en utilisant les mangas en quatre cases ou yonkoma, format classique dans la presse, pour mettre en scène des animaux inspirés du Chōjū jinbutsu giga, volumem du XIIe siècle. Son livre, Giga taun manpu zufu (2017), explique comment lire certains pictogrammes usuels dans la grammaire iconique des mangas modernes. Elle a été sélectionnée pour créer la mascotte de l’exposition et certaines planches figurent dans la première section de celle-ci afin d’habituer les visiteurs néophytes à la lecture des bandes dessinées.
Enfin, Hugo Frey revient sur l’influence du manga sur le graphic novel et certains artistes américains comme Frank Miller ou Chris Ware qui poursuivent ainsi le dialogue entre Asie et Occident inauguré plusieurs siècles auparavant. De même que les estampes japonaises ont été mises en valeur par les critiques européens au XIXe siècle, que les artistes comme Van Gogh ou les Nabis s’en sont inspirés pour innover en peinture, les auteurs américains ont puisé dans le manga des techniques de narration et de représentation alors peu utilisées dans les comics.
Le manga comme art du récit en images
Le manga n’est pas seulement un livre à voir, c'est aussi et surtout un objet à lire. Qu’ils soient hebdomadaires ou mensuels, certains feuilletons peuvent tenir en haleine le lectorat japonais pendant plus d’une dizaine d’années. Commencé en 1997, One Piece de Oda Eiichiro n’est toujours pas achevée après plus de 92 volumes. Le manga ne repose donc pas uniquement sur des graphismes dynamiques, mais aussi sur un art du récit.
Outre la diversité des influences graphiques, la variété des thèmes et des genres est mise en avant dans le catalogue à travers plusieurs essais sur le manga pour filles (shōjo), les séries de sports, les récits sur la musique, la science-fiction… Le catalogue met notamment l’accent sur des mangas aux thématiques peu courantes comme Golden Kamuy, qui permet de faire connaître les Aïnous, population aborigène du nord du Japon. Ryan Holmberg signe un article sur le magazine Garo et les mangas alternatifs.
Connue en France pour Thermae Romae, Yamazaki Mari explique comment elle élabore ses mangas historiques et quelles sont ses influences. Auteur de science-fiction, Hoshino Yukinobu (2001 Nights) revient sur la création de l’une des aventures de la série Professor Munakata en collaboration avec le British Museum. Parmi les autres artistes interviewés, signalons la présence de Inoue Takehiko (Slam Dunk, Vagabond), Takemiya Keiko (Kaze to ki no uta), Chiba Tetsuya (Ashita no Joe) et Nakamura Hikaru (Les Vacances de Jésus et Bouddha).
Outre ces dialogues avec des créateurs, des entretiens permettent de comprendre le travail collaboratif aboutissant à la livraison régulière de nouveaux chapitres. Quatre anciens rédacteurs en chef de magazine de prépublication témoignent ainsi de leur influence sur des séries célèbres. Il s’agit de Furukawa Kōhei (Kodansha), Nakaguma Ichirō (Shogakukan), Suzuki Haruhiko (Shueisha) et Torishima Kazuhiko (Hakusensha). Si l’exposition met particulièrement en avant l’insertion du manga dans les industries culturelles japonaises par le biais des adaptations en séries télévisées et en jeu vidéo, le livre ne consacre qu’un article à la convergence des médias à travers la présentation des anime.
Enfin, l’influence du manga sur les lecteurs est évoquée à la fois par rapport à la société japonaise et sa réception à l’étranger. Un entretien avec les organisateurs du Comiket présente ce salon semestriel consacré à la production des amateurs rassemblant plus d’un demi-million de visiteurs. Thomas Lamarre explique comment Olive et Tom (Captain Tsubasa) a en quelque sorte servi d’intermédiaire diplomatique en 2004 lorsque les troupes japonaises ont été déployées Irak pour aider à la reconstruction. Obada Kassoumah, qui a traduit le manga en arabe, espère que cette œuvre pourra servir à rapprocher des lecteurs de cultures différentes.
Richement illustré, ce catalogue d’exposition n’est hélas disponible qu’en anglais. C’est sans doute son seul défaut aux yeux du public francophone. Mais il n’en reste pas moins un ouvrage indispensable à tout amateur de bandes dessinées souhaitant découvrir comment ce médium artistique s’est développé à travers son histoire et ses créateurs