Dans ce témoignage, un collaborateur d’élu revient sur le « bricolage » permanent qui constitue le quotidien des municipalités à quartiers difficiles, notamment sur la question religieuse.

Rien ne prédisposait Arnaud Lacheret à écrire les Territoires gagnés de la République ?, en écho aux Territoires perdus de la République, paru en 2002, et qui dressait à l’époque le constat d’une progression de l’antisémitisme, du racisme et du sexisme dans les écoles de région parisienne. A la fois chercheur en science politique et collaborateur d’élus locaux, Arnaud Lacheret se présente comme engagé à droite et comme un fervent défenseur de la laïcité, proche, sur ces questions, des idées du Printemps républicain animé par le politiste Laurent Bouvet.

Dans son livre, Arnaud Lacheret revient sur son expérience de trois ans en tant que chef de cabinet auprès du Maire de Rillieux-la-Pape, une commune de la banlieue lyonnaise où une partie importante de la population est de confession musulmane. Son cimetière héberge notamment la dépouille de Khaled Kelkal, qui avait organisé la série d’attentats commis en France en 1995 au nom du Groupe islamique armé (GIA). Lacheret y arrive en 2014, à la suite d’une vague bleue lors des élections municipales, et en vient à travailler pour un jeune Maire qui prône une droite forte et affiche, en principe, sa volonté de ne rien céder sur le terrain de la laïcité. Mais les trois premières années de sa mandature se déroulent dans un contexte de crispation identitaire et de vague d’attentats, qui conduiront l’édile à adapter sa conduite.

Le récit de Lacheret révèle la complexité de la situation sur place et des inévitables compromis – ou « bricolages », écrit-il en reprenant le mot de Claude Lévi-Strauss – que doit passer la municipalité, principalement avec les instances représentatives des fidèles musulmans, mais également d’autres religions, hindouiste par exemple. Il revient sur plusieurs épisodes lors desquels, découvrant avec surprise des pratiques déviant des principes de laïcité mais ancrées de longue date, la nouvelle équipe municipale est parvenue à trouver un modus vivendi. Par exemple, pour la fête de l’Aïd, le Maire s’est résolu à tenir un discours dans un gymnase, en contrevenant à la fois à toutes les normes de sécurité en termes d’accueil du public, et aux usages laïcs. In fine, Lacheret souligne le dialogue constant entre la Mairie et les représentants des différentes religions.

A contrario, il montre comment la Mairie a pu s’opposer à des tenants de conceptions plus radicales de la religion, avec des pratiques à la limite de la légalité. Ainsi, afin de faire fermer une salle de prières extrémiste, la Mairie n’a pas hésité à arguer des conditions de sécurité pour un bâtiment accueillant du public. De même, la municipalité a fait jouer son droit de préemption afin d’éviter l’installation de commerces communautaires dans le centre-ville et préserver l’attractivité de celui-ci pour de potentiels investisseurs. Dans ses combats, la Mairie peut s’appuyer sur les tenants d’une conception modérée de la religion, qui souhaitent évider la concurrence d’autres formes de pratiques religieuses et qui ne souhaitent pas particulièrement vivre séparément du reste des citoyens.

Arnaud Lacheret souligne à plusieurs reprises les décalages existants entre les discours polémiques contre la progression de l’islam, les incompréhensions au sujet de la laïcité - par exemple de la part des enseignants et de leurs élèves qui tendent à la résumer à la coexistence pacifique entre religions –, et la réalité à laquelle sont confrontés les pouvoirs locaux. Il prend en exemple la question des régimes alimentaires dans les cantines. Faut-il, comme le prônent certains élus, refuser tout accommodement en fonction des pratiques religieuses ? Ou, au contraire, faut-il s’assoir sur le principe d’universalisme et d’unité de la communauté scolaire afin de garantir au moins un repas équilibré par jour à des enfants souvent issus de catégories sociales défavorisées ? Le décalage existe également entre l’échelon national, étatique, et l’échelon local, municipal, ce dernier se retrouvant à faire quelques entorses à la loi par pragmatisme.

Finalement, Arnaud Lacheret conclut au succès d’une telle politique et de l’adhésion qu’elle suscite, aussi bien à l’échelle de la commune en général qu’au sein des catégories de la population locale de confession musulmane. En témoignent les scores réalisés aux législatives de 2017 par le nouveau Maire, même si le très important taux d’abstention sur la circonscription (près de 60 % au premier tour, 66 % au second) invite à nuancer un tel succès.

Une telle politique devra être éprouvée sur la durée, et non à l’aune d’un seul mandat. A ce titre, les élections municipales de 2020 apporteront déjà une première réponse. De même, si un ancien chef de cabinet livre ici sa vision, un peu mise en scène, d’un défi relevé avec succès, le bilan qu’il défend serait peut-être l’objet d’une appréciation différente de la part de l’opposition ou d’une partie des habitants.

Directeur de la French Arabian Buisiness School à Bahrein depuis 2017, Arnaud Lacheret a désormais quitté Rilleux-la-Pape. Avec Les Territoires gagnés de la République ?, il offre une réflexion à la fois vivante, engagée et nuancée sur la problématique de la laïcité et plus largement de ce que l’on appelle souvent le « vivre-ensemble », à rebours de clichés éculés et d’oppositions parfois trop tranchées, et dans l’espoir de contribuer au débat pour une évolution législative sur ces questions.