Le dernier épisode de Game of Thrones tournait largement autour de la question du choix du nouveau souverain. Une question épineuse, qui a traversé l'ensemble des royaumes médiévaux.

Le dernier épisode de Game of Thrones tournait largement autour de la question du choix du nouveau souverain. Une question épineuse, qui a traversé l'ensemble des royaumes médiévaux. La preuve avec les Mongols.

 

Band of brothers

Tout le monde connaît Gengis Khan, conquérant et fondateur de l'immense empire mongol. Son nom même veut dire « Souverain Universel ». C'est classe. Mais que se passe-t-il lorsque le génial conquérant meurt ? Des siècles avant lui, l'empire d'Alexandre le Grand ne survit pas à la mort de son fondateur. Les Mongols, eux, inventèrent une solution politique originale.

À sa mort, en 1229, Gengis laisse quatre fils adultes : Djötchi (qui va mourir quelques semaines après son père), Tolui, Ogodeï et Djaghataï. Tous ont participé aux conquêtes, tous sont des hommes de guerre, et tous veulent une part de l'héritage du père. Les frères se mettent d'accord pour se partager l'empire : chacun récupère un khanat, qu'il gouvernera en toute autonomie, tout en reconnaissant l'autorité d'un Grand Khan (on dit Khagan) qui sera désigné, comme l'avait été Gengis, par les chefs mongols. En 1229, c'est Ogodeï qui est choisi pour être Khagan, lors d'une grande assemblée des chefs (on appelle ça le Qurultay).

Les Gengiskhanides mettent donc en place une forme de partage familial du pouvoir, associé à une répartition géographique. Les descendants de Djötchi récupèrent ainsi les steppes russes, qu'ils vont progressivement conquérir. Au sud-ouest, Tolui récupère la Perse : son fils Hülegü prendra Bagdad en 1258. Djaghataï obtient le centre, en gros tout ce qu'on appelle aujourd'hui l'Asie centrale. Et Ogodeï l'est, c’est-à-dire la Mongolie, cœur du pouvoir, mais aussi la Chine.

 

Le pouvoir reste dans la famille

Les Mongols ne sont bien sûr pas les premiers à partager ainsi un empire entre les fils du souverain. Au IXe siècle, c'est la solution retenue par Charlemagne, puis par Louis le Pieux. Il s'agit évidemment d'une façon très habile de concilier l'unité de l'empire et la nécessaire répartition du pouvoir, dans des sociétés plus horizontales qui ne reconnaissent pas la notion de droit d'aînesse. Mais, par rapport à l'empire carolingien, l'empire mongol n'éclate pas en une génération : la solidarité familiale, bien ancrée dans des pratiques tribales, est une réalité qui assure, au moins jusqu'à un certain point, la cohésion politique de l'empire. C'est d'autant plus remarquable que l'empire mongol est beaucoup plus vaste que l'empire carolingien.

Bien sûr, cette organisation familiale n'empêche pas les rivalités, bien au contraire. Deux générations après la mort de Gengis, la veuve de Tolui réussit à faire élire son fils Möngke comme Grand Khan, au détriment des descendants d'Ogodeï, qui sont à partir de là marginalisés. À Möngke succèdera le fameux Kubilay, célèbre notamment pour avoir accueilli à sa cour Marco Polo. Son avènement ne survient qu'au terme d'une violente guerre civile entre lui et son plus jeune frère. La situation est alors très confuse : Kubilay et son frère revendiquent tous les deux le titre de Khagan et sont chacun soutenus par plusieurs khans, tous descendants de Gengis. C'est finalement Kubilay qui l'emporte et, ayant retenu la leçon, il va faire évoluer son pouvoir vers une forme impériale chinoise.

 

Je suis ton père

Cette répartition familiale du pouvoir n'est donc pas la garantie d'une transmission fluide du titre, ni même d'absence de conflit. Elle n'est pas non plus synonyme de concorde familiale. Du vivant même de Gengis Khan, Tolui et Ogodeï tentent ainsi de discréditer Djötchi en persuadant leur père que c'est un bâtard ! Le Grand Khan refuse ces accusations, mais elles refont surface épisodiquement à chaque succession, pour mieux écarter les descendants de Djötchi du pouvoir suprême. Bref, quand le pouvoir se transmet au sein d'une famille, l'enjeu devient l'appartenance à cette lignée. Et il s'agit là d'un enjeu qui dure, tant le prestige de Gengis Khan est grand. Deux siècles plus tard, la quasi-totalité des chefs asiatiques revendiquent être les descendants du grand conquérant : les Ilkhanides en Perse, les Chaybanides, les Astrakhanides, les empereurs de la dynastie Yuan en Chine... Gengis réussit donc, au-delà de la mort, un véritable tour de force : il confisque le terme de Khan et le réserve à sa seule descendance.

On le voit bien avec Tamerlan, grand conquérant de la fin du XIVe siècle (et par ailleurs personnage sympathique dont le hobby était de faire des pyramides de têtes – on ne juge pas), qui ne prend jamais le titre de khan : il ne descend pas de Gengis et n'y a donc pas droit. À la place, il gouverne au nom de deux khans fantoches, même si c'est lui qui exerce la réalité du pouvoir. Là aussi, on trouverait de nombreux échos en Occident : pensons à la façon dont Charles Martel puis Pépin le Bref ont gouverné la Francie sans prendre le titre de roi, se présentant uniquement comme le ministre d'un roi mérovingien qui incarnait la légitimité sans détenir l'autorité.

La lignée de Gengis Khan devient donc la lignée impériale par excellence. Tous les chefs vont chercher à prendre des épouses gengiskhanides, ou à marier leurs filles avec un descendant de Gengis. Ce qui entraîne des mariages multiples, qui à leur tour contribuent à faire bourgeonner cet arbre généalogique : Kubilay Khan a ainsi au moins une dizaine d'épouses, plus de douze fils et environ une dizaine de filles... Vous imaginez bien qu'au bout de deux générations de ce régime, on perd le fil : tout le monde ou presque peut affirmer descendre du Khan. D'ailleurs, c'est peut-être votre cas : des analyses génétiques ont prouvé qu'il était en effet le lointain ancêtre de pas moins de 0,6 % de la population mondiale, soit tout de même d'environ 40 millions de personnes, majoritairement en Asie. Même Elisabeth II descendrait de Gengis Khan, via son arrière-arrière-grand-mère, une comtesse hongroise...

À ce stade, ces recherches n'ont plus, pour l'historien·ne, un grand intérêt. D'ailleurs, vous saviez qu'on descend tou·te·s de Charlemagne ? Si, si, je vous jure que c'est scientifiquement incontestable. La volonté presque obsessionnelle de certain·e·s chercheur.se.s de trouver les descendants de Gengis Khan exprime une fascination des origines dont les historien·ne·s se méfient sainement (ou feraient bien de se méfier). Plus encore, ces recherches reprennent sans s'en rendre compte le discours politique et l'idéologie forgées par Gengis Khan lui-même : c'est lui qui, le premier, a affirmé qu'il était un être à part, le Fils du Ciel, et que sa famille méritait de gouverner indéfiniment. Pour le dire autrement, la longue lignée de Khans qui descendent, ou prétendent descendre, de Gengis Khan, nous invite à ne pas trop diviniser nos dirigeants – du moins, si on veut éviter que le pouvoir ne reste le monopole d'une même famille.

 

Pour en savoir plus :

- Jean-Paul Roux, Histoire de l'empire mongol, Paris, Fayard, 1993.

- Keith Stevens, "Heirs to Discord: The Supratribal Aspirations of Jamuqa, Toghrul, and Temüjin".

Vous pouvez retrouver tous les articles de cette série sur le site Actuel Moyen Âge.