En republiant cet ouvrage et en le mettant à la portée du plus grand nombre, ce n’est pas seulement la pensée chinoise qui vient au jour, mais aussi le joug de nos présupposés.

Depuis de nombreuses années, François Jullien, philosophe, helléniste et sinologue, s’essaie à rendre compte des cohérences et des originalités de la pensée chinoise à l’adresse d’un public occidental qui ne la connaît pas. Mais ce geste n’a pu s’accomplir sans pousser le plus loin possible le jeu de la rencontre Europe / Chine. Comment rencontrer une autre pensée, en effet, sans mise en rapport des ressources de l’univers pris en compte (la Chine) et de l’univers de référence (l’Europe) ? C’est cette mise en rapport qu’il déploie ouvrage après ouvrage. Et même si le philosophe ne cherche pas à élaborer un système personnel de philosophie à partir de cet objet, puisqu’il a d’autres occasions de le faire, la rencontre avec la Chine, et surtout le langue-pensée chinoise, lui permet d’approfondir sans cesse des concepts qui sont conçus de la rencontre avec la Chine et servent à concevoir cette rencontre avec elle.

Encore y a-t-il un double prix à payer pour que la démarche prenne l’ampleur qu’elle a désormais, et que manifeste le volume que nous présentons ici. D’une part, il faut accepter l’idée selon laquelle, une fois de plus, la Chine nous aide à défaire les plis théoriques qui sont les nôtres, même si, de son côté, elle a bien aussi les siens, ceux-là mêmes qui nous dévisagent. D’autre part, il faut accepter le plus difficile, qui n’est pas de combattre l’ignorance à l’égard de la Chine, mais les opinions de seconde ou de troisième main à son sujet, parmi lesquelles l’orientalisme qui fait prospérer en Occident un marché du bonheur à la chinoise qui n’est qu’une pensée affaissée.

Cet opuscule, enfin abordable en édition accessible à tous, mérite donc qu’on s’y arrête, à la fois pour l’exploration proposée, et pour la définition de la philosophie qu’il engage. Philosopher, ce serait donc s’exercer à s’écarter (de soi-même, de sa langue, de l’Europe en ce qui nous concerne), ce qui ne revient pas seulement à quitter ou se séparer de tout cela, mais également à se risquer là où la voie n’est plus banalisée, à frayer ailleurs, où le terrain est enfin incertain, donc propice à espérer percevoir autre chose. L’ouvrage a cependant changé de titre par rapport à la première édition parue dans la Bibliothèque des idées : De l’être au vivre, Lexique euro-chinois de la pensée (2015).

 

Un lexique

Quoique le titre soit devenu La pensée chinoise, la notion de « lexique » préalablement adoptée convenait fort bien au déroulement du volume. Cette notion renvoie à une question qui taraude beaucoup, dans le champ philosophique, et qui nous vaut de très belles œuvres. Le vocabulaire européen des philosophies de Barbara Cassin, Dictionnaire des intraduisibles, publié en 2004, en a témoigné. Il a fait saisir à beaucoup que tout vocabulaire n’expose pas la pensée de l’autre à nos oreilles. Il lexicalise le combat contre notre illusion ordinaire encore répandue, celle de s’arroger un surplomb pourtant impossible sur la totalité de la pensée. C’est dans ce dessein que les lexiques sont nécessaires. Et pas uniquement, bien sûr, pour aider les traducteurs. C’est tout autant le problème de celui ou de ceux qui veulent ou prétendent exposer une pensée tout autre à leurs lecteurs. Car on risque toujours de présenter la pensée de l’autre à partir de ses propres codes, dépendant des choix implicites de sa propre langue et du régime explicatif construit.

Au demeurant, que rencontrons-nous dans ce volume de Jullien ? Nous n’y rencontrons pas la Chine comme en un guide de voyage : nous y côtoyons moins des paysages, des villes ou des personnes, que des langues-pensées. Ce qui justifie la nécessité d’un tel lexique. Justement, François Jullien refuse de séparer deux langues-pensées, la sienne et la chinoise, langues et pensées à penser ensemble. Si la pensée n’est pas entièrement déterminée par la langue, elle n’en exploite pas moins ses ressources. Friedrich Nietzsche en a témoigné en son temps. De surcroît, Jullien sait bien que certains concepts, au sein des chantiers philosophiques, sont souvent problématiques dès lors qu’ils prétendent dire la pensée d’un autre sans rencontre. Et plus ou mieux encore, l’auteur rappelle clairement que la rencontre de l’autre (pensée) nous apprend à repenser entièrement notre pensée. Mais, encore une fois, pour penser des pensées, il faut les confronter, par exemple, à celles d’autres cultures. Et cela sans rester bloqué du côté de l’une ou de l’autre, mais en se dégageant de l’une à partir de l’autre.

 

Un tableau d’oppositions

Comment se dégager du joug de nos présupposés ? Tel est finalement l’objectif de la démarche entreprise par Jullien. Ne tentons pas de lister les préjugés possibles. Les lecteurs en rencontrent à chaque page. Par exemple, la subjectivité.

Le grand mot d’ordre de la subjectivité, du « moi », invoqué de nos jours dans la vie sociale, psychologique et politique, est une illusion non pas tant parce que cette subjectivité ne serait pas viable par fait d’inconscient, de confusions ou de déterminations sociologiques. C’est plutôt que la référence au sujet tue la pensée, les relations sociales et la rencontre, puisqu’elle isole le « moi » et lui fait manquer l’altérité. Et pourtant, cette idée de sujet est ancrée dans la pensée occidentale. Qui doute de posséder en lui une volonté qui le définirait dans son être même ? Une volonté à la dimension de l’infini, comme nous l’ont appris les classiques. Qui doute d’ailleurs d’avoir à penser toutes choses en termes d’être, au lieu de saisir des devenirs, si l’on arrive à s’extraire de la mécanique des oppositions simples ou symétriques.

François Jullien élabore vingt couples à partir desquels rencontrer la pensée chinoise tout en ouvrant la pensée européenne. Les voici, la notion de la pensée chinoise indiquée en premier lieu étant renvoyée la notion de la pensée européenne qu’elle interroge, indiquée par la suite :

Propension / Causalité

Situation / Sujet

Disponibilité / Liberté

Fiabilité / Sincérité

Ténacité / Volonté

Obliquité / Frontalité

Biais / Méthode

Influence / Persuasion

Cohérence / Sens

Connivence / Connaissance

Maturation / Modélisation

Régulation / Révélation

Transformation silencieuse / Événement sonore

Évasif / Assignable

Allusif / Allégorique

Ambigu / Équivoque

Entre / Au-delà

Essor / Étale

Non-report / Savoir différer

Ressource / Vérité

C’est évidemment la lecture pied à pied de l’ouvrage qui densifie ce qui n’est ici qu’un tableau un peu sec. Mais une première réflexion permet tout de même de comprendre ce que peut signifier une émancipation à partir de la pensée chinoise. Cette dernière n’isole jamais les êtres et les choses. Elle pense en termes de connivences. Elle organise constamment des vis-à-vis et ouvre de l’entre-deux, là où nous avons l’habitude d’isoler des termes ou des objets. S’exercer ainsi, avec Jullien, tout au long du livre, donne lieu à une déprise de la constitution européenne d’une subjectivité et de l’idée d’une intériorité de la vérité. Mais cette rencontre ne se contente pas de déranger un ordre sans donner à explorer jusqu’où on peut aller en ce sens. Elle permet finement de reconfigurer le champ du pensable. La pensée doit y retrouver des initiatives.

 

Des histoires culturelles à repenser

Il est clair également que ces exercices obligent à admettre que toutes les notions ont été le produit d’une histoire culturelle particulière. Dès lors, il convient d’approfondir ce qui se détache vraiment sur le fond de notre pensée.

Par exemple, la comparaison permet d’interroger encore notre primat de la causalité. Nous tenons fermement à l’idée selon laquelle toute chose relève d’une cause. Nous avons élaboré un régime de la causalité qui passe pour une évidence, et nous croyons que le rôle de l’entendement est de dresser des liaisons causales. Très souvent, la cause est même donnée pour extérieure à la chose et la produisant. Imaginons, cependant, ce que pourrait être une pensée de la propension et non plus de la causalité. En somme, une pensée qui ne séparerait pas l’être et le devenir, le statique et le dynamique, le réel (la chose figée) et son évolution. La notion de propension (potentiel et actualisation) cerne alors l’inséparabilité des éléments. Les choses ne sont donc pas, elles penchent. Elles deviennent élan et entraînement. Tout devient infléchissement. Résultat de cette rencontre (Causalité / Propension) : il nous faut penser simultanément notre primat de la causalité et ce pourquoi les Chinois n’ont pas cherché à expliquer le monde à partir d’une cause. Ils cherchent à déceler les moindres propensions pour en épouser les infléchissements, et pouvoir entrer en phase avec ces infléchissements.

De surcroît, que se passerait-il si nous abordions le monde en termes de disponibilité ? En ne réduisant celle-ci ni à une vertu, ni à une faculté ? Tout consisterait en un « se rendre disponible à », et ne dépendrait donc plus d’une injonction vague (« Rends-toi disponible ! ») ou d’une construction de notre intériorité. Au cœur de nos existences, ce serait le promouvoir qui deviendrait la catégorie à la fois éthique et cognitive centrale. S’il y a un sujet, il devrait s’y concevoir alors non en plein mais en creux. Il devrait renoncer à son initiative de sujet, qui règne, qui projette, décide, se fixe des fins. Il devrait renoncer par conséquent à un pouvoir de maîtrise et aller à l’extrême des possibilités que nous offrent le monde en remplissant chaque exigence.

 

L’être à deux est originaire

Les richesses à extraire de cet ouvrage vont bien au-delà de ce simple compte-rendu. Ce sont plus de 20 exercices de pensée, et finalement de style de vie, qui sont là à affronter. Il est donc difficile de conclure ce propos sinon en soulignant que, lancés dans de tels exercices de pensée, la lectrice ou le lecteur se réjouiront de retraverser la culture européenne à l’aide du levier de la pensée chinoise. Ils en concluront ce qu’ils voudront. Mais ils se verront tout de même happés par un monde de connivence et de paysage qui leur donnera sans doute un certain souffle. C’est bien la notion de « paysage » si considérée désormais même en Occident, qui leur ouvrira les horizons les plus percutants.

Le paysage, au sens chinois du terme, est implication foncière dans le monde. La pensée chinoise, en suspendant dans et par le paysage la fonction de sujet connaissant, défait alors, du même coup, ce qui enfouissait les branchements les plus élémentaires avec le monde et les autres, en plaçant le sujet en position de domination. La définition du paysage donnée par le dictionnaire (soit : partie d’un pays que la nature présente à un observateur) est bien trop courte pour la pensée chinoise. Elle maintient le sujet, autosuffisant, projetant son point de vue sur le monde en déroulant ce monde tel un panorama, en le posant en objet qu’il peut souverainement observer. Elle reste prise dans la perception visuelle, la relation sujet-objet. La pensée chinoise, elle, désenfouit par le paysage une connivence foncière entre l’humain et le monde, sans tomber dans un basculement fusionnel, une extase mystique, comme on le croit encore trop souvent.

 

Le paysage en Chine n’est plus abordé à partir de l’initiative d’un sujet, mais se conçoit comme un investissement de capacités réciproquement à l’œuvre, opposées et complémentaires, au sein duquel « du » sujet se trouve impliqué. L’efficacité n’est donc plus à l’initiative du moi, concevant et voulant. Elle procède à même la situation en y diagnostiquant le potentiel en sa faveur. Elle nous apprend à surfer.