Alain Morvan propose des traductions nouvelles de différents avatars, connus ou moins connus, de ce mythe littéraire issu du romantisme anglais.

On sait que Mary Shelley a inventé Frankenstein au cours de l’été 1816 à la villa Diodati, au bord du lac Léman, dans un concours d’histoires macabres organisé par Lord Byron. C’est le médecin de ce dernier, Polidori, qui fait entrer le vampire en littérature en le greffant sur le gothique anglais. Les écrits vampiriques qui surgissent à la fin du XVIIIe siècle,  – notamment avec Christabel (1797) de Coleridge qui souligne la relation prédatrice et destructrice de Géraldine à l’héroïne éponyme et met en évidence dès l’origine l’importance de l’homosexualité –, témoignent de la présence latente de la peur dans la sensibilité et dans l’imaginaire de l’homme moderne : « ils expriment l’inadéquation frustrante d’une civilisation dont on a tenté d’expurger la peur en lui imposant le carcan d’une rationalité universelle, au point d’un devenir quasi-totalitaire. Le scientisme, l’économisme, la foi inconditionnelle dans le progrès ont épuré cette civilisation à l’extrême. Les Lumières du XVIIIe siècle […], les révolutions industrielles, la foi positiviste, la promotion d’une idéologie de plus en plus sécularisée, la marchandisation, la mécanisation ont projeté l’image d’un monde qui ne laisse pas de place à l’imprévu, à l’aléatoire, voire à la simple passion. Cette schématisation extrême, exclusive de toute peur, est responsable d’une véritable carence ontologique – tant l’absence de peur est en elle-même source potentielle d’effroi », explique l’introduction magistrale de ce volume.

 

Dracula (1897) de Bram Stoker, sommet d’un mythe littéraire très riche

Le vampire, s’il est lié à la peur de la mort et aux fantasmes d’immortalité, aussi bien qu’à la hantise de la faim et aux grandes épidémies créant la peur de la contagion, est aussi la manifestation du désir sexuel, et notamment du désir féminin, comme le montre Carmilla (1872) de Sheridan Le Fanu : ouvertement saphique, ce récit met en scène un vampire femelle qui envoûte sa proie. La séduction est, littéralement effrayante, et la prédation létale fait écho aux pulsions sexuelles refoulées de la victime. Héritières de Lilith, première femme d’Adam qui se nourrit de la semence des hommes et mange la chair des nouveaux nés, mais aussi des lamies, démons femelles de l’Antiquité aux dons de métamorphoses et à la grande voracité sexuelle, les héroïnes vampiriques sont fascinantes. Ainsi dans le troisième chapitre de roman de Bram Stoker, quand Jonathan Harker, le héros, est assailli par les trois compagnes nocturnes de Dracula : « La blonde se mit à genoux et se pencha sur moi, me couvant littéralement des yeux. […] Puis elle fit une pause ; j’entendis alors le battement de sa langue, occupée à lécher ses dents et ses lèvres, et je sentais l’haleine chaude sur mon cou. Puis la peau de ma gorge se mit à me picoter, comme le fait la chair lorsque la main qui va la chatouiller s’approche plus près — toujours plus près. Je sentais le contact doux et frémissant des lèvres sur la peau hypersensible de ma gorge, et le dur relief de deux dents acérées qui, à ce moment même, touchèrent cet endroit et s’y arrêtèrent. Je fermai les yeux, en proie à une langoureuse extase, et j’attendis — j’attendis le cœur battant. »

Quelques mois après Dracula, Florence Marryat publie Le Sang du vampire et propose une variante féminine et insolite du mythe, à laquelle le lecteur français a accès ici pour la première fois grâce à la traduction d’Alain Morvan rendant bien les aspects les plus satiriques de cette comédie sociale qui commence sur la côte belge. Née sous le coup d’une malédiction héréditaire, Harriet Brandt, métisse originaire de la Jamaïque, épuise la vitalité de ceux qu’elle aime et qu’elle approche. Le sang ne coule plus ici et c’est en toute innocence que la jeune fille en mal d’affection vampirise ses proches.

 

Un mythe au cœur des préjugés raciaux de l’Empire britannique

L’un des grands intérêts de l’érudition à l’œuvre dans cette édition est de mettre en rapport le vampirisme, l’impérialisme et le facteur racial : « l’exotisme cher au récit gothique va s’inscrire dans une vision géopolitique où l’Autre tend à devenir le colonisé. Le racialisme ambiant où baigne cette période annexe volontiers le vampire, figure par excellence de l’altérité, et expression privilégiée de ce qu’on appelle l’imperial gothic ». Ce mythe rencontre également le questionnement sur l’eugénisme naissant à cette époque. Le terme anglais eugenics est créé en 1883 par Francis Galton, savant qui a fait paraître en 1869 Le Génie héréditaire : « En faisant sienne la théorie de la sélection naturelle, Galton articule son système autour de la transmission héréditaire des capacités intellectuelles, permettant de la sorte une rationalisation scientifique des préjugés de classe et de race, et légitimant le souci de préserver la société du danger qu’incarnent ses membres les plus faibles. Par nature inquiet de l’avenir, l’eugénisme cultive une hantise de la dégénérescence que certains écrits vampiriques expriment ouvertement. »

Ce volume passionnant est ainsi l’occasion de découvertes intellectuelles très riches et force l’admiration, aussi bien par les traductions proposées que par tout l’appareil critique (introduction, notices et notes) très impressionnant et très stimulant.