A l’heure où l’on nous explique qu’il faudrait introduire l’esprit de Montessori dans les écoles françaises, il est intéressant de relire ce qu’écrivait Jacques Ellul en 1954 à ce propos.

Faut-il introduire l’esprit de Montessori dans les écoles françaises, comme le ministre l'appelle de ses voeux au terme d'une lente évolution des conceptions pédagogiques oficielles ? Tel n'était pas, en tout cas, le point de vue de Jacques Ellul, l'un des penseurs français les plus iconoclastes du siècle dernier. Il fut à la fois Professeur de droit et anarchiste, très bon connaisseur du marxisme et chrétien. Souvent classé parmi les penseurs personnalistes, il est en particulier connu pour ses ouvrages sur la sociologie et la philosophie de la technique, notamment La technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le système technicien (1977) et Le Bluff technologique (1988).

 

Une critique de la pédagogie traditionnelle

Ellul consacre quelques pages à la pédagogie dans La technique ou l’enjeu du siècle, en particulier dans un passage intitulé « Technique de l’école »   . Il commence son texte par une critique de la pédagogie traditionnelle. Il est important de le rappeler pour la suite du propos : Ellul ne semble pas être un nostalgique de l’école traditionnelle, à propos de laquelle il écrit : « Nous avons tous, nous adultes en 1950, connu les sombres écoles où le maître est l’ennemi, où la punition est constamment menaçante (…). Nous avons devant les yeux les livres sans images, les leçons incompréhensibles qu’il fallait indéfiniment apprendre par coeur, et la discipline et l’ennui (…). Embryon de politique, les ligues des faibles se formaient vite : concurrence impitoyable que venait accroître la concurrence des études, des notes et des places »   .

On le voit, ce n’est pas du tout un portrait passéiste et nostalgique de l’école de son enfance que dresse Jacques Ellul. Son portrait n’a rien à envier à l’école caserne de Fernand Oury et Jacques Pain ou à l’institution disciplinaire décrite par Michel Foucault dans Surveiller et Punir.

Il ajoute : « Les catégories étaient alors simples, le travail était une damnation, l’école un monde hostile, la société devait être semblable. Les supérieurs étaient des ennemis ; les hommes se divisaient en rampants qui veulent réussir, en durs qui sont assez forts pour s’en passer, et tout le reste était soumis ou révolté, suivant l’autorité supérieure »   .

Ce système scolaire traditionnel était assez facile à interpréter selon les catégories d’une pensée libertaire : d’un côté l’autoritarisme de l’institution, de l’autre côté la révolte. C’est l’univers scolaire que décrit par exemple le cinéaste Jean Vigo dans Zéro de Conduite.

 

La complexification de l’analyse : « les techniques de l’école nouvelle »

Mais ce monde simple est venu se complexifier : « Voici que ces catégories, bien établies depuis qu’il y a une école, sont bouleversées par l’extension d’une série de techniques : ce qu’on appelle les techniques de l’école nouvelle »   . Quels bouleversement apportent ces techniques ?

En apparence tout du moins, elles visent un programme tout à fait positif : « Il n’y a aucun doute à avoir : elles ont pour but le bonheur de l’enfant.(…) Toutes les formules sont bien connues. L’enfant doit se détendre et se réjouir de l’école, il doit se trouver dans un milieu équilibré, il doit liquider les complexes qu’il pouvait avoir ; il s’amusera tout en apprenant. C’est un programme tout à fait valable »   .

On le constate, Jacques Ellul n’est pas critique en soi de l’attention donnée à l’enfant dans cette vision de l’éducation. Ce n’est donc pas sur le plan de la philosophie éducative de l’enfant que se situe sa critique. Il rappelle d’ailleurs dans la suite du texte la continuité entre une conception de l’éducation puero-centrée et l’idéal humaniste d’épanouissement de la personnalité de l’enfant tant sur le plan physique qu’intellectuel. On sent chez lui une sensibilité à ce programme d’une philosophie de l’éducation qui n’est pas sans lien avec le personnalisme : « Il est essentiel dans cette pédagogie, d’avoir le plus grand respect pour la personne de chaque enfant »   . Il rappelle également comment la démarche active que prône l’éducation nouvelle peut être considérée comme en continuité avec « la maïeutique de Socrate [qui] consiste à faire découvrir par lui-même l’objet qu’il faut connaître »   .

Ellul reconnaît également plus avant dans son texte que cette nouvelle vision de l’éducation reste fortement minoritaire dans le cadre de l’institution scolaire : « Inutile, en face de ce programme, de noter l’insuffisance de l’application en France »   . Suit alors tout un paragraphe visant à expliquer les difficultés que rencontre l’éducation nouvelle en France pour être appliquée au sein de l’institution scolaire publique.

Néanmoins, pour lui, l’éducation nouvelle est l’éducation par excellence adaptée à la société industrielle moderne : « Dans une société normalisée, l’école nouvelle est le seul système possible, et, comme on l’on y aura compris l’importance de l’éducation, aucun sacrifice ne sera épargné pour l’application de la méthode »   .

 

Pédagogie techno-scientifique et aliénation

Mais ce qui conduit Jacques Ellul à parler de pédagogie dans un ouvrage de philosophie consacré à la technique moderne, c’est qu’il décèle dans l’école nouvelle, un nouveau rapport à l’enseignement, qui est un rapport technicien : « Nous sommes en présence cependant d’une technique, combien raffinée, minutieuse, mais aussi combien rigoureuse, exigeante. (…) Nous ne sommes pas en présence d’une technique mécanique s’appliquant ipso facto. Mais ceci est vrai de la plupart des techniques de l’homme dont nous parlerons ici »   . Certes l’éducation nouvelle ne reprend pas la vision mécanisée de l’éducation qui est celle de l’éducation traditionnelle, reposant sur la répétition et l’apprentissage mécanique par coeur, mais elle n’en recourt pas moins à des techniques. Elle construit une nouvelle conception technicienne de l’éducation.

Jacques Ellul rappelle comment chez de nombreux penseurs de l’éducation nouvelle, il s’agit de mieux préparer le futur adulte aux tâches qui l’attendent. Il cite à ce sujet une déclaration de Maria Montessori en 1949 à l’UNESCO : « L’éducation doit devenir une véritable science humaine pour orienter tous les hommes au discernement de la situation présente »   .

Ellul commente la déclaration de Montessori : « Mme Montessori est une libérale et parle pour des États démocratiques (…) Or nous voyons d’abord que cette technique doit être rigoureusement exercée par l’État. Seul, il possède les moyens et l’ampleur nécessaires pour édifier le système »   . Or nous le savons Ellul est un auteur qui se méfie du risque d’une emprise trop grande de l’État concernant les libertés publiques. Il a vécu à l’ère des grands totalitarismess : le nazisme (il a été résistant) et l’URSS. Il reproche ainsi également à Montessori une conception pédagogique à visée universelle qui doit s’appliquer de la même manière à tous, indépendamment des contextes culturels et sociaux. Il est intéressant de noter que Paulo Freire se montre, comme Ellul, opposé à l’idée d’une méthode pédagogique universelle et appelle au contraire à tenir compte du contexte historico-social.

De là, il découle une autre conséquence. C’est la croyance en l’émancipation par la technique. Mais Ellul au contraire voit dans la technique moderne la mise en place d’une cage d’acier aliénante. « Mme Montessori souligne qu’ « il faut libérer l’enfant de l’esclavage scolaire et familial » pour le faire entrer dans le cycle de la liberté due à la technique. Seulement cette liberté consiste en une minutieuse surveillance en profondeur, en un complet modelage intérieur de l’enfant, en un étroit chronométrage de son temps, où l’enfant s’habitue à un servage dans la joie »   .

En considérant la pédagogie comme une technoscience, Montessori transforme la pédagogie en une activité dont la nature n’est pas en réalité différente de l’organisation scientifique du travail de Taylor. Mais à la différence de Taylor où l’activité est ressentie comme aliénante, le tour de force qu’opère la méthode Montessori, c’est que l’aliénation ne soit pas ressentie par l’enfant, mais au contraire vécue dans la joie. Il en va de même avec certaines techniques modernes de management qui essaient de viser le même résultat.

 

« Il faut s’adapter »

Mais si la pédagogie doit être standardisée dans une méthode technoscientifique à vocation universelle, c’est qu’elle se conforme à un impératif de la société industrielle : la standardisation non seulement des produits, mais à travers eux, des personnes. « Par conséquent, cette technique a une direction précise : il faut donner à l’enfant un certain conformisme social. Il faut qu’il soit adapté à la société, qu’il n’entrave pas le développement de celle-ci, qu’il soit bien intégré dans le corps social avec le moins de difficultés possibles »   .

En réalité, en visant le « bonheur de l’enfant », le « bien-être », on ne peut que conduire à une éducation conformiste, dans la mesure où pour que l’enfant soit heureux dans la société dans laquelle il vit, il faut qu’il soit adapté à celle-ci. Par conséquent, une telle pédagogie ne peut pas être émancipatrice, dans la mesure où visant le bonheur et donc l’adaptation sociale, elle ne peut pas permettre la libération. « Remarquons que cette technique de prétendue libération de l’enfant ne peut pas être orientée différemment (…) le sens même de cette technique, c’est permettre l’expansion de l’enfant (…) son bonheur et son équilibre : c’est un fait bien connu que l’opposition à la société, l’inadaptation produisent des troubles sérieux de la personnalité »   .

En soi, la pédagogie nouvelle pourrait être valable dans une société idéale, mais elle s’avère aliénante dans la société telle qu’elle est : « Remarquons qu’il ne s’agit nullement d’une préparation à une société idéale, toute de justice et de vérité, mais à la société telle qu’elle est »   . Ainsi, plus la société tant à vouloir adapter les individus au système techno-capitaliste, plus elle tend à recourir à des pédagogies technoscientifiques.

Les pédagogies nouvelles sont aliénantes en ce sens qu’elles visent le bien-être de l’enfant, au lieu de viser la conscientisation des injustices sociales pour qu’ils s’émancipent en remettant en cause un ordre social injuste. « Qu’elle conduise à créer des hommes plus équilibrés et plus heureux, je n’en doute pas. Mais c’est précisément là son danger. Elle créé des hommes heureux dans un milieu qui devrait normalement les rendre malheureux »   .

Il ajoute : « Ce qui semble le sommet de l’humanisme est en réalité le sommet de la soumission de l’homme : on prépare le plus exactement possible l’enfant à être exactement ce que la société attend de lui. (…) Il est évident que lorsque les enfants auront été ainsi préparés par la technique psychopédagogique, il n’y aura plus beaucoup de difficultés sociales et politiques. Tous les gouvernements sont possibles, toutes les transformations sociales pour des individus perpétuellement adaptés. Le grand mot des techniques de l’homme, c’est : l’adaptation »   .

En réalité, cette idée que l’éducation doit adapter l’être humain correspond aux demandes du marché économique. Or fondamentalement, ce que le marché désire, ce sont des techniciens. La notion de technicien ne désigne pas ici une catégorie socio-professionnelle, mais un certain rapport à la réflexion et en particulier à la réflexion critique. L’éducation n’est plus là pour développer la réflexion critique, mais pour adapter l’être humain au besoin du marché.

Ellul cite ainsi quelques exemples : « Une enquête du journal Combat en 1950 s’intitulait : « L’enseignement des Facultés ne correspond pas aux besoins de l’industrie ». Une enquête du journal Le Monde en 1952 commence : « Trop de demi-intellectuels, pas assez de techniciens... ».

Ces exemples ne sont pas sans rappeler la récente décision du Président Brésilien Jair Bolsonaro de supprimer les financements fédéraux pour les universités de Sociologie et de Philosophie pour orienter l’argent vers des filières d’étude qu’il considère comme rentables pour l’économie du pays.

Au fond pour Ellul, cette orientation que connaît l’éducation et donc le marché de l’emploi est lié à la place qu’occupent les techniques dans notre société. En effet, il devient alors de plus en plus important de former des individus à la pensée technicienne. Or les techniciens n’ont d’autre rôle que de fournir à la société des objets techniques qui sont considérés comme utiles et donc ils ne peuvent être que des professionnels parfaitement adaptés au fonctionnement technique :

« L’homme formé intellectuellement ne doit pas plus être (…) une conscience, une lucidité en mouvement qui anime le groupe, fût-ce en le combattant. Il est le servant le plus conformiste possible des instruments techniques (…) Et l’enseignement ne doit plus être une imprévisible aventure dans l’édification de l’homme, mais une conformisation et l’apprentissage d’un certain nombre de « trucs » utiles dans un monde technique »   .