A l'occasion de l'entrée de Romain Gary en Pléiade, Myriam Anissimov, auteur d'une biographie de référence à son sujet, revient sur sa vie et sa postérité.

Romain Gary disait à ceux qu’il avait mis dans la confidence, notamment à Robert Gallimard, qu’après avoir reçu deux fois le prix Goncourt sous deux identités différentes, il méritait le prix Nobel. Il a dû se contenter d’entrer ad patres dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Ce « rituel quasi mystique », selon ses propres termes, aurait au moins permis à l’écrivain de déposer aux pieds de sa mère cette victoire tant attendue sur sa vie misérable, qu’il n’avait pu lui offrir de son vivant.

La Pléiade paraît en deux volumes, auxquels vient s’ajouter un album, abondamment illustré, et dont l’iconographie est en grande partie identique à celle de la biographie que j’ai consacrée à l’écrivain en 2004, Romain Gary le caméléon (Denoël, et Folio 2006).

 

Illusion biographique

Mais avant de feuilleter cet album, je reviens sur cette biographie pour relater les circonstances conflictuelles et sidérantes de sa parution.

Les admirateurs de Gary avaient des idées solides et définitives sur l’homme qu’il avait été, sur ses origines, sur sa vie, et n’acceptaient pas le moins du monde d’être déçus par une réalité contradictoire. Gary était un conteur, et à leurs yeux, La promesse de l’aube, La nuit sera calme un roman et un récit autobiogaphiques aussi solides que les Evangiles, quant à la véracité des faits relatés. Ils y croyaient.

Chez Gallimard, mon lecteur, m’accueillit par des hurlements et des menaces : « Moi vivant, ce manuscrit ne paraîtra jamais! Vous êtes antifrançaise ! »

Le chapitre consacré à l’enfance juive de Gary lui déplaisait par-dessus tout. Il souhaitait que je le résume en quelques pages, sans insister sur tous ces noms yiddish qui figuraient dans l’acte de naissance de l’écrivain. Sans évoquer Wilno, la Jérusalem de Lituanie, sans évoquer le monde juif dans cette ville où il y avait plus de cinquante synagogues et lieux de prière. Sa plus grande exigence était que je renonce à mentionner la circoncision du petit Romain Kacew au huitième jour de sa naissance, comme c’est la tradition chez les Juifs. Je tentai de lui expliquer que s’il s’était agi de Paul Claudel ou de Charles Péguy, j’aurais raconté leur baptême. Il me répondit alors en brandissant un index menaçant vers mon visage : « Madame, ce n’est pas pareil ! Pas pareil ! Vous allez m’enlever ça ! ».

Il voulait aussi que je n’écrive pas que les Juifs de France avaient été déportés dans les wagons de la SNCF. Pour l’avoir écrit, il m’accusa d’être « antifrançaise » - il l’avait écrit au stylo rouge sur mon manuscrit -, et m’accusa en outre d’avoir produit un faux, pour avoir révélé que la police de Vichy avait recherché « le dénommé Roman Kacew », afin de l’interner dans un camp de concentration français. Si, à cette date, il n’avait pas déjà rejoint la France Libre, il aurait fait partie d’un convoi dont la destination était un camp d’extermination. La directrice des Archives nationales de Fontainebleau qui avait découvert cette archive, me l’avait communiquée.

On aurait admis que j’écrive, par exemple, que Gary était « d’origine juive », comme si c’était là une manière de l’excuser d’être Juif. Je n’ai rien accepté du tout, et le livre est finalement paru dans une atmosphère de tempête. Mon livre est paru, dis-je, après six mois d’incertitude offensante, et après que Robert Gallimard, ami et exécuteur testamentaire de Gary eût arbitré : « Ce manuscrit tient remarquablement la route. » Cela dit, faisant machine arrière, Gallimard qui avait repris mon contrat à Denoël pour publier ma biographie, la fit paraître sous la jaquette de sa filiale, signifiant ainsi qu’on s’en lavait les mains. L’enthousiasme des débuts avait fait place au rejet.

 

L'ombre portée du judaïsme

Maintenant que tout s’est calmé, je persiste à croire que l’enfance juive de Gary, le fait que son père, sa belle-mère et leurs enfants aient été brûlés vifs au camp de Klooga, peu avant l’arrivée de l’Armée rouge, a fortement inspiré toute son œuvre, ainsi que l’extermination de sa famille maternelle dans les fusillades d’extermination de masse dans un ravin du shtetel de Sweciany, et au cours de la liquidation du ghetto de Varsovie.

On peut, comme Gary, être compagnon de la Libération et avoir parlé le yiddish dans son enfance ! Ça n’empêche pas ! En tout cas, ça n’a pas posé de problème au général de Gaulle.

Qu’on le veuille ou non, si Gary est un écrivain de langue française, et quelques fois de langue anglaise, il appartient par son style, les thèmes abordés dans son œuvre, plutôt à ce qu’on appelle « l’école juive » du roman américain. Il est plus proche de Henry Roth, Bernard Malamud, Philip Roth, David Mendelssohn, que de Montherlant et de Camus, même si parfois, il a fait dans Les Racines du ciel, du Malraux, sans beaucoup de grâce, d’ailleurs. C’est terriblement daté et ennuyeux. Gary était meilleur quand il ne renonçait pas à également être Roman Kacew. C’est ainsi qu’il était vrai. Non pas élégant, comme Racine ou Flaubert, mais vrai comme un Kacew/Gary qui avait humé la civilisation française au lycée. Il en avait tiré une cuisine nouvelle et singulière dans le roman français, de même que Roth, Malamud, Mendelsohn, Ozyck, dans le roman américain.

Les critiques français de l’époque ne s’y sont pas trompés, Kleber Haendens et Robert Kanters ont identifié quelque chose de pas tout à fait casher, si je puis dire, dans un livre comme La Danse de Gengis Cohn. Qui à la vérité, aurait pu être écrit en yiddish. Leurs critiques l’ont désigné comme pas français du tout. Ce qui est choquant n’est pas le fait qu’ils aient perçu quelque chose d’hétérogène, mais qu’ils l’aient vomi.

Si, avant de se déguiser en Ajar, Gary y a renoncé à sa « manière Gengis Cohn », dans nombre de ses romans, c’est parce qu’il avait très mal vécu des échecs successifs. Il essaya plusieurs « genres », et se fit connaître aux États-Unis où il fut mieux compris et connut une certaine notoriété.

C’est précisément pourquoi il m’avait conseillé de ne pas persister dans cette voie, si je ne voulais pas gâcher ma vie et mon éventuelle carrière d’écrivain. En manière de conclusion, il m’avait dit : « Ils ne peuvent pas nous comprendre. » Pour se faire comprendre et réussir, il accepta des compromis, qui donnent à son œuvre un aspect parfois disparate, si l’on n’en comprend pas la raison. Il ne s’agit pas d’une personnalité multiple, ça c’est pour la poudre aux yeux, mais d’une adaptation au réel.

En vérité, il n’y a aucune différence entre Gary et Ajar, à ceci près qu’Ajar ressemble furieusement au jeune Gary écrivant Le Vin des morts et Bourgeoisie dans sa chambre d’étudiant de son hôtel miteux de la rue Rollin.

 

« Le réalisme, pour l’auteur de fiction, cela consiste à ne pas se faire prendre. »

Une bonne histoire ne gagne rien à être vraie. Ce n’est qu’un des précieux enseignements que Mina Owczynska, la mère de Romain Gary, a inculqué à son fils, dès son plus jeune âge. Les lecteurs, les professeurs de littérature ont adoré les « bonnes histoires » de La Promesse de l’aube, centré sur sa mère. Gary avait averti Pierre Calmann son éditeur, qu’il avait pris, comme tout romancier, quelques libertés avec la réalité.

Son roman La Promesse de l’aube était, selon ses propres termes, « empreint de vérité artistique ». Est-ce à dire que tout est faux dans La Promesse de l’aube ? Ce livre - véridique ou non - constitua le tribut qu’il paya à sa mère sublime, grandiloquente, teigneuse, adorée, mais aussi souvent haïe. Mina, à son fils complètement et uniquement dévouée, n’avait connu que les désastres de la guerre et de l’exil, la mort en Allemagne de son fils Josef, issu de son premier mariage avec Reouven Bregsztein, la trahison d’Arieh Leib, le père de Roman, l’antisémitisme endémique en Russie et en Pologne, avant une fin tragique, en France, sous le régime de Vichy. Après avoir de haute lutte atteint une brève et modeste stabilité à la fin des années 1930, elle fut spoliée, expulsée de la pension Mermonts « aryanisée », qu’elle avait créée et fait prospérer. Souffrant d’un grave diabète, elle mourut d’un cancer de l’estomac dans une clinique à Nice, où l’avaient hospitalisée les Agid, les seuls amis intimes de Gary.

Lorsque parut La Promesse de l’aube, François Bondy, son condisciple au lycée Masséna qui avait vécu quelques mois à la pension Mermonts, écrit à Gary :

« Ce roman est la vérité même… Il ressuscite l’étonnante et merveilleuse personnalité de ta mère qui n’avait nul besoin d’être transformée ou agrandie par l’imagination. Qui pouvait l’oublier, l’ayant connue ? »

Ainsi que me l’a raconté François Bondy, Mina était mythomane. « Elle racontait des histoires dont je doutais beaucoup. Elle avait une personnalité théâtrale, comme le théâtre n’en connaît pas. C’était une grande tragédienne dans la vie, mais pas au théâtre. » Gary transmua la vente de chapeaux, souvent au porte-à-porte, en une prestigieuse succursale de la haute couture parisienne, même si elle appela réellement sa modeste affaire La Maison nouvelle. Gary l’a nettement surpassée dans l’art de fabriquer des légendes et des mythes. Persuadé dès son enfance que ce qui vraisemblable est hautement légitime, il a pensé que, face à l’adversité, le mensonge ou la distorsion des faits pouvaient lui sauver la vie, voire le conduire au succès. Mina l’avait façonné, il devint son porte-parole.

La Promesse fut la réparation qu’il n’avait pu lui offrir de son vivant. A la veille de son engagement dans les Forces françaises libres, il l’avait vue pour la dernière fois à l’hôpital. Navigateur dans l’escadrille de Lorraine, il avait accompli une mission périlleuse.

A ce propos, je dois constater que le pouvoir de la littérature suscite mon admiration. Les lecteurs de La Promesse de l’aube ont été bouleversés par l’histoire des lettres que Mina Kacew aurait fait envoyer à son fils, durant toute la guerre. Suzanne Agid et Roger Agid, qui prirent soin d’elle durant son hospitalisation et organisèrent ses funérailles, m’ont expliqué que c’est Romain Gary qui écrivit à l’avance des lettres pour sa mère. Il chargea Suzanne de les lui remettre à la clinique, où elle était en train de mourir. Quand Gary revint sain et sauf en France, il demanda de récupérer ces lettres, qui avaient été égarées depuis que Mina était décédée. Il fut très fâché d’apprendre qu’on ne savait pas ce qu’elles étaient devenues. Eh bien, l’auteur de l’Album persiste dans le mensonge pieux. C’est Mina qui aurait écrit les lettres à son fils. Bravo Gary ! Sus aux empêcheurs de rêver !

L’exploit qui va lui valoir une médaille et le titre de compagnon de la Libération n’est pas celui décrit dans L’Album, écrit par Maxime Decout, auquel je me permettrai à ce propos de signaler d’autres erreurs. Lors de la mission de bombardement du 25 janvier 1944, à bord d’un Boston, le cockpit de l’appareil est touché par la Flak. Arnaud Langer, le pilote, reçoit des éclats de plexiglas dans les yeux, Gary l’observateur, qui se trouve sous la cabine de pilotage, reçoit lui aussi des éclats de projectiles dans l’abdomen. Quoi qu’il en soit, il ne dispose d’aucun des dispositifs permettant de piloter l’avion. C’est le mitrailleur, René Bauden qui va prendre en main et sauver l’appareil.

Son fils, Michel Bauden, qui a été professeur d’histoire, m’a un jour contactée pour me montrer les papiers militaires de son père. Je lui ai rendu visite près de Thonon les Bains, le 31 mai 2017. J’ai pu consulter le livret militaire de René Bauden, où il est écrit en toutes lettres qu’il avait piloté l’avion pour effectuer le bombardement et le ramener à sa base. C’est là un fait objectif, qui n’enlève rien à l’héroïsme de Langer et de Gary, tous deux sérieusement blessés.

Le général de Gaulle nomma les trois hommes compagnons de la Libération. On comprend la colère de Michel Bauden, dont le nom et l’exploit ne sont pas mentionnés.

Revenons à Gary. Pourquoi le capitaine Gary s’est-il ensuite attribué des hauts faits dont il n’était pas le héros ? Pourquoi avait-il laissé dire qu’il avait participé au côté de Malraux à la guerre d’Espagne ? Gary répondit, au cours d’un entretien avec François Bondy pour la revue Preuves : « Le réalisme, pour l’auteur de fiction, cela consiste à ne pas se faire prendre. » Si le public veut y croire, pourquoi le décevoir par un démenti ? De cette liberté revendiquée était née l’idée qu’il pouvait être comme Mina, à la fois lui-même et un autre. Le plus souvent par nécessité. Gary s’adaptait aux circonstances pour en tirer le meilleur parti, pour survivre dans le pire des cas.

C’est ainsi qu’il avait proposé à François Bondy de cosigner La Nuit sera calme, entretiens fictifs dont il serait le seul auteur. Et pourquoi ne pas se faire la plume de plusieurs écrivains ? Gary, alias Fosco Sinibaldi, Shatan Bogat, Emile Ajar. Grimé, les yeux charbonneux et la barbe teinte en noir, il arpentait la rue du Bac, regardait passer les jolies filles à la terrasse des cafés.

Quand Pierre Calmann lui proposa, à la parution d’Education européenne, de s’inscrire en faux contre ses supposées origines russes qui pouvaient faire obstacle à l’attribution du prix Goncourt, comme Mina, il ne vit aucune raison de ne pas forcer le destin. Il écrivit une énième affabulation concernant sa naissance : « Romain Gary est né le 8 mai 1914 aux environs de Koursk, de parents français. » Personne n’alla lui demander ce que faisaient deux Français en 1914 aux environs de Koursk ! En outre, il ajouta une fable sur Mina : « De père russe et de mère française, actrice au Théâtre français de Moscou. » Il ne doutait pas qu’on le croirait, car c’était ce que les gens manifestement voulaient entendre. Ils préféraient cela à, par exemple : « Je suis un petit Juif polonais, récemment naturalisé français. Toute ma famille a disparu dans la Shoah. »

Signalons qu’il y avait plusieurs théâtres à Moscou, que Mina y a habité. Qu’elle a, semble-t-il souvent changé d’adresse, en compagnie de la bonne qui l’avait accompagnée dans son voyage. Elle avait fait à peine plus que de la figuration, et pas au Théâtre français, car il n’existait pas. Il y avait revanche, un Théâtre français à Saint Pétersbourg où se produisaient Lucien Guitry et Mary Marquet. Quant au petit Roman, il n’apparait pas sur le registre des logements où elle a séjourné de façon éphémère. Mina l’avait-elle confié à la garde de ses parents à Sweciany ? Cela est probable, car Lesley Blanch, sa première épouse, m’a raconté qu’il évoquait souvent les champs de tournesol autour de la maison de ses grands-parents, à Sweciany.

Mina concevait la réussite inéluctable, grandiose, de Romain comme la sienne. Gary ventriloque de sa mère ? Nul doute, mais le génie en plus. Il expliqua à la Suédoise Christel Söderlund, un amour de jeunesse qui s’était offensée après avoir lu La Promesse : « Mon roman est avant tout une œuvre littéraire, et comme je l’explique au dos du volume, rien n’est tout à fait vrai, rien n’est tout à fait faux… Mon livre est une œuvre d’art, ce n’est pas un document. »

« Aujourd’hui que la chute est vraiment accomplie, je sais que le talent de ma mère m’a longtemps poussé à aborder la vie comme un matériau artistique et que je me suis brisé à vouloir l’ordonner autour d’un être aimé selon quelque règle d’or », écrit-il dans La Promesse de l’aube. Mina prophétisait qu’il serait un grand écrivain, un héros. Ce fut vrai et aussi un ambassadeur. Ce fut presque vrai, ainsi que l’écrivit Claude Roy : « Il exagère. Par exemple, il aime sa mère. Il aime la France. Il aime sa mère qui aimait la France… Il n’était pas question que Romain fût autre chose qu’un grand ambassadeur de France. A 45 ans, Gary n’est qu’un demi-raté : prix Goncourt et consul de France ».

 

J’observe une autre manière de Gary de prendre délibérément ou non des libertés avec la vérité historique. Education européenne, le premier roman de Gary publié en France qui avait paru à Londres un an auparavant sous le titre Forest of Anger, rencontra immédiatement la faveur des critiques et des lecteurs. On le qualifia de « premier roman sur la Résistance », de « meilleur roman après la Libération » On évoqua « la noblesse des héros » de ce court roman de 178 pages. Emile Henriot, dans Le Monde, y vit un « récit authentiquement slave ». Il n’y a rien de slave dans l’œuvre de Gary, rien d’authentiquement slave. C’est mal connaître la littérature russe, que de l’affirmer. Mais de quelle résistance parlait donc Gary ? On vit aussi dans le roman de Gary un « aspect documentaire ». Or, sur le plan historique, il n’y a rien de documentaire dans ce livre, excepté la description des rues de Wilno où il a passé son enfance. Une grande partie de l’action se passe dans les paysages et les bourgades proches de Sweciany qu’il évoque avec réalisme. (Ce qui m’incite une fois encore à penser qu’il y a passé quelques temps, tandis que sa mère était à Moscou, pendant la Première Guerre mondiale). Les scènes majeures du roman se déroulent dans la forêt de la Wileka. Gary se garde bien de dire que les groupes de combat qui tendent des embuscades aux nazis, qui se livrent à des opérations de sabotage, sont des Juifs évadés du ghetto de Wilno par les égouts. Pourquoi se montre-t-il si prudent ? Si évasif ? Pourquoi n’écrit-il pas que cette résistance héroïque était l’œuvre du FPO (Organisation des Partisans juifs) ? Il ne dit pas non plus que les Lituaniens participent à l’extermination des Juifs par fusillades de masse, notamment dans les bois de Ponary. Quand Janek, le jeune héros, se glisse nuitamment dans les rues de Wilno, il n’y a pas de ghetto ni de SS. Pourquoi ces imprécisions historiques ? Gary pense-t-il déjà qu’il ne sera pas compris s’il raconte les faits tels qu’ils se sont passés ? Il aspire au succès, à la gloire littéraire.

Ce n’est que dans La Danse de Gengis Cohn qu’il relatera à l’extermination des Juifs. Ce livre fut d’ailleurs un échec. Les critiques français le jugèrent vulgaire, bizarre. Ainsi que le disait Gary, « la vérité consiste à ne pas se faire prendre. »

 

A propos de l'Album Gary

Venons-en à présent à l’Album Gary.

J’adresse à Maxime Decout, son auteur, quelques remarques.

Je précise que Gary n’a pas l’air slave. Si l’air slave existe, on se le figure genre blond aux yeux bleus, en ce qui concerne tout du moins la Russie blanche. Gary appartient à un des nombreux peuples de « toutes les Russies ». Il est Juif, brun-corbeau et très basané, comme son père, auquel il ressemble beaucoup.

Non Gary n’évoque pas « le Juif déporté ». Son Moshé Cohn de La Danse de Gengis Cohn est un juif exterminé. Et c’est là le sujet même du livre. C’est un livre dont le thème est l’anéantissement des Juifs, leur disparition en Pologne, mais surtout en Allemagne. Cette Allemagne qui s’indigne de quelques assassinats commis dans une forêt en Bavière. Et l’essentiel de ce livre provocateur est de proclamer que partout, en Allemagne, « ça sent les Juifs qui ne sont pas là » ; Quelle phrase géniale ! Ce livre est très proche des textes écrits en yiddish par des écrivains et poètes survivants de la Shoah. On n’efface pas un peuple impunément.

Il est vrai que Gary avait lu et aimait Gogol, mais il a beaucoup puisé d’expressions et « d’insectes froufrouttants » dans le Pétersbourg d’Andreï Biely.

Je lis page 137, la phrase suivante qui aurait ravi Rambaud et Burnier, qui s’en seraient emparé pour en faire le pastiche : « Il va voir chez les autres, il multiplie les ailleurs et s’étourdit dans l’altérité. » Dommage, Burnier nous a quitté et Rambaud n’écrit plus de parodies, depuis qu’on le prend au sérieux.

Encore, page 141, à propos du très mauvais film réalisé par Gary pour tenter de remettre en selle Jean Seberg : « … A une sexualité qui avait choqué alors même qu’elle était empreinte de poésie, Gary préfère cette fois quelque chose de plus spectaculaire… » Je n’ai trouvé pour ma part aucune poésie au spectacle affligeant du vieux Pierre Brasseur, flanqué de Jean-Pierre Kalfon en chauffeur, découvrant sa femme en train de se faire sauter par des voyous sur une plage déserte. La confrontation du voyeur et de l’épouse frigide est assez sordide, surtout quand les protagonistes débarquent dans le bouge de Danièle Darrieux. Quel ratage ! Jean Seberg, elle-même, semble bien embarrassée du rôle que Gary lui a offert en cadeau.

Page 146, je ne comprends pas ce que signifie « Le principe du dibbouk se multiplie jusqu’au vertige. » Le dibbouk, dans la tradition juive, est un esprit malin qui vient hanter l’esprit d’un vivant, afin de se venger de lui. En cette occurrence, c’est le peuple juif assassiné qui vient raviver la mémoire d’un SS. Même s’il ne s’agit là que d’un vœu pieux, c’est une trouvaille géniale.

 

A propos du pseudonyme Emile Ajar. Je suis désolée de décevoir ceux qui croient qu’Ajar veut dire braise en russe, et en profitent pour échafauder des théories fumeuses. Mon amie et conseillère Françoise Navailh, qui enseigna le russe et le parle si couramment que personne ne pourrait lui trouver le moindre accent français. Françoise donc, précise que le mot « Ajar » n'existe pas en russe. Il peut éventuellement être l’anagramme de jara = chaleur.

En russe, braise se dit : raskkalennye ougli. Ou encore, jar. Et zar, en polonais. Ajar signifie entrouvert en anglais.

A l’impératif, gori qu’on prononce gary, signifie : brûle !

Cela dit, Gari ou Gary est un prénom que l'on retrouve fréquemment chez les Juifs russes.

Quant à cendre, cela se dit en russe pepel.

Page 156, l’auteur ne dit pas que Gros Calin a été refusé par le comité de lecture des éditions Gallimard. Raymond Queneaud avait joliment écrit dans son rapport de lecture que l’auteur était certainement un emmerdeur. Robert Gallimard l’a confié à Simone Gallimard parce que Gary était lié pour toute son œuvre à Gallimard. Le livre ne pouvait donc paraître que dans une filiale de la maison.

Page 166, je bondis. Madame Rosa, l’héroïne de La Vie devant soi, n’a pas été « persécutée par les nazis », elle a été déportée dans un camp d’extermination, ce qui explique pourquoi elle va mourir dans son « trou juif », dans la cave de son immeuble. Et quand Gary parle du « trou juif » de Madame Rosa, nul doute qu’il parle avant tout du sien.

Une autre erreur. C’est à Roxbury, dans le Connecticut, et non pas à Martha’s Vineyard, que Gary séjourna dans la maison de William Styron. Ce dernier m’a d’ailleurs fait visiter la maison d’amis qu’il avait mise à la disposition de Romain. Il y avait abandonné des esquisses de ses travaux littéraires en cours, qui trainaient encore sur le bureau. Mais arrivant à l’improviste de sa propriété de Martha’s Vineyard, Styron eut la déplaisante surprise de découvrir Jean couchée dans son lit, au premier étage de sa maison, le sol de la chambre jonché de bouteilles d’alcool vides.

Je pourrais continuer, je me contenterai de demander qu’on m’explique ce que veut dire : « Ajar, comme le Gary de Tulipe et de La Danse de Gengis Cohn, exténue les enjeux d’une judéité brûlante et douloureuse… qui s’encrypte avec son cortège de traumatismes. » Au secours, docteur Freud, expliquez-moi ce que signifie exténuer les enjeux d’une judéité brûlante et douloureuse ! Brûlante, à cause des crématoires ?