Le regretté Etienne Tassin propose des outils arendtiens pour repenser le citoyen dans notre monde contemporain.
Etienne Tassin était un grand spécialiste de la pensée d’Hannah Arendt. Dans cet ouvrage, important et riche d’intuitions à méditer et de pistes de réflexion à développer, il ne veut pas se contenter de penser ce qu’aurait pensé Arendt des nouveautés d’un monde qu’elle n’a pas connu ou qu’elle n’a fait qu’entrevoir, mais il veut reprendre son geste et certains de ses instruments d’analyse pour réfléchir sur notre époque. L’ouvrage est divisé en chapitres qui s’articulent autour de quatre grands thèmes et qui tendent à aboutir à une réflexion et une redéfinition de ce que devrait être le citoyen.
L’agir politique
Dans cette partie, il s’agit de comprendre en quoi une action est politique. Ce sur quoi insiste Etienne Tassin, c’est que ce n’est pas l’action qui est politique, mais la politique qui est action. En effet, l’action arendtienne n’est ni une réaction, ni une fabrication, une opération, ni une réorganisation du social. Elle n’est pas une réaction, car elle n’est pas de l’ordre du comportement. Pas une fabrication car elle est irréductible aux autres sphères de l’activité humaine (que sont le travail et l’œuvre). Pas une opération, car elle n’est pas qu’un moyen, pas une réorganisation du social, car elle n’est pas une optimisation des rapports humains, car la vie politique n’est pas une économie de forces. Ce n’est pas la volonté de pouvoir, mais le désir de liberté qui rend une action « politique ». L’auteur propose une fine analyse de l’action chez Arendt . Le modèle de l’action politique est celui du soulèvement de Budapest en 1956 : c’est une insurrection spontanée, le « soulèvement soudain d’un peuple opprimé, luttant pour la liberté et pratiquement pour rien d’autre », comme elle l’écrit. Il n’y a pas de chef, pas de préparation. « Le désir de liberté était à l’origine de chaque action », d’une action collective spontanée, rejetant toute forme préétablie d’organisation des acteurs. La marque du caractère politique de ce soulèvement était que le désir de liberté était le ressort unique de l’action.
S’il s’agit de comprendre ce que fait un acteur politique quand il agit, on se demande qu’est-ce que l’action fait à l’acteur. Et il apparaît alors que l’acteur est moins le sujet source de ses actions que l’enfant de celles-ci. Et si l’agir fait advenir l’acteur, ne nous demandons pas ce qu’est un sujet politique comme si celui-ci existait indépendamment de l’action, mais plutôt comment une telle action singularise ce sujet, en lui donnant naissance et en le rendant remarquable. En effet, comme le remarque E. Tassin, dans l’expression « je suis ce que je me fais être », il y a un souci : d’où sort ce « je » capable d’ « affirme[r] sur soi jusqu’au point de se faire autre en ne cessant pas d’être soi » ? D’où vient la capacité de s’émanciper de soi-même ? Il faut tenir ensemble « trois exigences : ne pas accorder à la conscience, ce petit asile de l’ignorance, des pouvoirs mystérieux qu’elle n’a pas, mais comprendre pourquoi et comment agir ensemble transforme ce que nous sommes ; élaborer cette distinction fondamentale qui apparaît ainsi entre ce que nous sommes et qui nous sommes, par laquelle nous pouvons comprendre ce qui sépare l’identité (ce que je suis) de la singularité (qui je suis) ; saisir l’opération surprenante qu’Arendt a nommé la distinction, opération par laquelle l’agir avec d’autres fait advenir la singularité de qui je suis par déhiscence de ce que je suis. Il est d’usage aujourd’hui, après Foucault, d’appeler cette opération subjectivation. Arendt la nomme distinction. Je l’appelle pour ma part singularisation. La « seconde naissance » de l’acteur procède de cette puissance révélante de l’action : la révélation est une distinction, la distinction une singularisation, la singularisation une subjectivation politique non identitaire. » Cette subjectivation fait que si mon identité est d’être qui je suis, mon action me permet de révéler ma singularité, qui je suis. Je ne me révèle qu’en agissant. Agissant, je ne me place dans un processus par lequel je me réalise, comme si ma singularité préexistait, en puissance, à mon engagement dans l’action qui ne ferait que l’actualiser, mais, bien plutôt, en agissant je deviens je réalise un soi qui diffère sans cesse de lui-même, qui devient, dans destinée préétablie. Le qui qu’on est dans l’ordre politique n’est pas directement l’héritier de qui on est dans l’ordre privé ou social : « ce que je suis selon ma naissance ou mes appartenances socio-historiques ne décide pas par avance de qui je me découvre être selon ce processus de subjectivation politique » . Tassin opère un intéressant rapprochement avec la pensée de Jacques Rancière. Dans celle-ci aussi on peut trouver une subjectivation comme production d’un écart de soi à soi. On peut observer un parallèle entre les deux pensées si on lie le « ce que » je suis d’Arendt à l’assignation policière chez Rancière des places et des fonctions dont procède l’identification sociale. Mais la différence c’est que Rancière n’essaie pas de problématiser le rapport de qui est dans l’action politique par rapport à ce qu’on est autrement, mais bien plutôt « le processus d’universalisation d’acteurs particuliers » au sein de luttes toujours particulières sous la forme d’un sujet pluriel, collectif, politique.
Espace public : pluralité et visibilité
C’est moins un peuple souverain et indivisible qui est à gouverner qu’une pluralité constitutive de l’exister humain que nous avons à agir. Arendt pense en effet la pluralité comme constitutive de la vie politique et l’oppose à la fois à l’identité et à l’unité. Comme le note l’auteur : « agir sous la condition de la pluralité, ce n’est pas exister sous la condition de l’identité – personnelle, culturelle, confessionnelle, etc. – ni vivre sous la condition de l’unité – familiale, tribale, ethnique, religieuse, voire nationale, etc. » . La différence arendtienne entre œuvre et action fait que partager un même monde n’est pas la condition de l’agir politique. Au contraire, l’acteur politique est celui qui s’excipe de ses communautés d’appartenance et qui tisse avec les autres acteurs un réseau inédit « de relations qui donne naissance à une nouvelle « sociabilité », celle d’une communauté politique proprement dite cette fois puisque née de l’action concertée » . Et dans la pluralité, ce qui rend les êtres discernables, ce n’est pas ce qu’ils sont (leur identité), mais ce qu’ils font – et qui révèle leur singularité. D’où l’appel de Tassin à un héroïsme démocratique. En effet, chez les Grecs de l’Antiquité, se distinguer par ses paroles et ses actions, c’est se conduire, au sens strict, comme un héros, sans pour autant que le héros soit nécessairement un être remarquable. Arendt donne à la pluralité le double caractère de l’égalité et de la distinction. Elle insiste sur ce qui sépare l’identification de ce que nous sommes (par l’adhésion à des valeurs communautaires) de la singularisation de qui nous sommes (par les actions et les paroles publiques dans lesquelles nous nous exposons). Le pluralisme n’est pas réductible au multipartisme.
Comme souveraineté et liberté sont inconciliables, et qu’il s’agit pour la politique de liberté, il faut renoncer à la souveraineté et ainsi repenser la démocratie. A la suite d’Arendt, Tassin explique que la liberté politique n’est pas, comme on le croit, l’expression d’une volonté souveraine mais la définition d’un rapport d’égalité entre citoyens, c’est-à-dire entre acteurs de la vie publique. Il y a aussi une confusion sur la volonté ; en effet, en politique, celle-ci n’est rien que la capacité d’exercer une domination, au détriment donc de la liberté et de l’égalité. Aussi la souveraineté, idéal de domination exercée sur soi et sur les autres qui se matérialise par la capacité de prendre une décision et de l’imposer sans obstacles, est-elle contradictoire avec la liberté et avec l’égalité. Tassin relève trois préjugés qui s’opposent à la compréhension de ce dont il s’agit véritablement dans la politique : d’une part, le recours à un mode de pensée instrumental ou téléologique qui nous fait adopter la catégorie moyens-fin pour interpréter la politique comme si elle était au service d’une finalité extérieure à elle-même. D’autre part, l’assimilation du contenu de la politique avec la violence comme moyen de parvenir à cette fin. Enfin, la conviction qui en résulte que la domination est le concept central de la théorie politique. Tassin remarque alors que la source de ses préjugés sur la conception de la politique comme moyen coercitif d’exercer une domination est la croyance en la volonté, qui apparaît évidence inquestionnée que toute action politique procède et s’autorise d’une volonté . Ainsi, le peuple est alors autre chose qu’un sujet souverain, un peuple non sujet non souverain. Arendt invite à penser dans son Essai sur la Révolution « un peuple ni sujet parce que pluriel, ni souverain parce que libre ». Dans cette perspective le peuple n’est plus un sujet voulant, mais une pluralité agissant.
Contre l’interprétation qu’en donne Habermas, jamais Arendt n’a avancé que ce qui est en jeu dans l’institution d’un espace public est la prise de décision collective ; jamais elle n’a avancé que ce qui donne son sens à la discussion publique était sa finalité opérationnelle. On pourrait d’une certaine façon dire que parler contradictoirement avec d’autres, dans l’espace public des affaires de la cité, est l’activité politique elle-même ; et que celle-ci n’est pas subordonnée à la production d’une décision ou d’une autorité. Il faut alors substituer à la question quel grand homme peut unifier la nation la question qui sont ces héros ordinaires qui composent une vie démocratique. Selon Tassin, en principe, on devrait reconnaître que le seul engagement civique de l’acteur, au sens d’Arendt, suffit à certifier le citoyen (et non l’inverse). Il suffit qu’il ait eu le courage d’apparaître, courage dont Arendt écrit qu’il consiste d’abord à quitter l’abri de sa sphère privée pour s’exposer sur l’espace public, courage de s’engager dans des combats politiques, donc, pour avoir fait la preuve de sa citoyenneté .
Les institutions : le social, le politique, le juridique
Il est impératif de requestionner le différend entre le social et le politique. Car c’est dans le social que toujours s’engage une politique, même quand elle ne s’y réduit pas. Si la vie sociale est souvent une vie commune, elle n’est pas pour autant une vie publique. La vie sociale relève du privé par opposition à la vie politique qui appartient, elle, au domaine public. La détermination domestique et économique du social réduit le politique à la seule dimension de l’économique encore pensée sous le mode de l’oikonomia, la loi du foyer domestique étendu à l’ensemble de l’apoikia, la société conçue comme colonie de familles. Elle revient à importer dans la société toutes les caractéristiques de la sphère privée de la maisonnée, à savoir : nécessité vitale, souci de la subsistance, violence et servitude, inégalité et sujétion qui, du coup relèguent ou rendent inconsistantes les caractéristiques opposées que met en valeur la sphère de la polis : liberté instituée, souci de l’action et de la parole en vue de la liberté, égalité et non domination. Du coup, elle défait la possibilité même de tracer une frontière. C’est le cas dans la société moderne dans laquelle la politique n’est plus qu’une fonction de la société. Comme le note E. Tassin : pour Arendt, « sous le nom de « social » doit s’entendre un aménagement familialiste de la collectivité humaine soumise à une organisation, une administration et une gestion économique des rapports humains en vue de garantir la productivité nécessaire à la reproduction du vivant (…) Ce qui sépare le social du politique est ce qui sépare le vivre-ensemble et l’agir-ensemble. »
A propos des droits de l’homme, il faut davantage analyser leur dimension de déclaration, et mettre celle-ci en relation avec la dimension intrinsèquement insurrectionnelle de l’action politique. Le demos, en effet, n’est certainement pas démocratique du seul fait de posséder des « droits » individuels, qu’il n’exercerait pas ou occasionnellement en fonction d’intérêts personnels privés. C’est au contraire l’exercice, l’agir politique, qui fait le citoyen. Ce n’est pas la possession d’un titre de citoyen qui autorise à, ou requiert, l’action, c’est l’action qui lui confère des droits civiques ou politiques. Dans cette optique, la citoyenneté est moins un statut qu’un mode de l’agir ensemble. « Elle ne désigne pas un « titre », un droit aux services de l’Etat corrélatif d’un droit au Souverain (par son vote) garanti par une appartenance nationale, mais une manière d’agir avec d’autres dans certaines circonstances » . En réalité, les citoyens collectionneurs de droits sont dans le ce qu’ils sont, alors que ceux qui œuvrent en faveur du bien public révèlent qui ils sont ; autrement dit et d’une certaine façon, des clandestins, sans droit, qui agissent pour le bien communs sont plus citoyens que les bourgeois qui défendent leur ordre et leurs acquis, leur droit.
E. Tassin se pose ensuite la question de savoir si la déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait ou non une politique. Il rend compte ensuite de trois interprétations – de Lefort, Lyotard et Balibar – faites de l’analyse des droits de l’homme par Arendt qui échappent à ce qu’on en dit trop souvent, la réduisant la plupart du temps à une critique de leur caractère abstrait et formel : dès qu’aucun Etat ne reconnaît plus un être humain comme citoyen, cet être humain ne peut plus se revendiquer d’une autre instance du droit que les « droits de l’homme ». Autrement dit, un homme qui n’est plus qu’un homme et non un citoyen n’a plus aucun droit : l’homme qui n’est rien qu’un homme n’est rien au regard des autres. Et croit également lire que seuls les droits du citoyen donnent un contenu (politique) et une consistance (juridique) aux droits de l’homme. En réalité, ce que met en avant l’analyse d’Arendt, c’est que ces droits sont déclarés : ils n’existent pas d’eux-mêmes mais seulement en vertu d’un acte déclaratoire qui leur confère aussitôt une réalité commune. Il n’y a pas de droits sans déclaration de droits. Et cette reconnaissance dans la déclaration des droits n’est ni consentement, ni allégeance : elle est promesse. « La déclaration est une promesse faite aux hommes par les hommes de reconnaître et de respecter en tous les autres l’humanité que sanctionne pour chacun d’eux le droit d’avoir des droits. La performativité de l’acte déclaratoire tient à ce qu’il est cette promesse » .
Commencements révolutionnaires, formes de domination, politiques métanationales
Etienne Tassin commence cette partie en se demandant pourquoi l’échec des révolutions est-il inévitable et pourquoi il n’en est pas un ? Pour Tassin, il y a un paradoxe de la révolution : faire durer le commencement et y maintenir vivant l’esprit de la révolution. Or toute révolution est déroutée et ce déroutement fait partie de la révolution. Si elle réussit, elle donne naissance à un appareil de pouvoir qui reproduit la domination que la révolution entendait renverser; si elle échoue, elle préserve les acteurs de la domination mais les prive de la liberté qu’ils entendaient conquérir par le nouvel ordre qu’ils souhaitent instaurer. Et le sens de la révolution, la cause de la liberté, n’a rien à voir avec son succès. En effet, toute révolution présente deux faces indissociables : libération, fondation. L’analyse arendtienne suggère que penser l’action politiquement, ou penser la dimension politique de l’action, c’est considérer que ce qui commence avec la libération ne saurait s’accomplir avec la fondation. En effet, sans fondation de la liberté, l’émancipation est manquée ; et pourtant toute fondation prive l’émancipation de sa liberté foncière. Pour Arendt, rappelons que le politique est commencement, non commandement. Dès lors, il n’appartient pas à l’action de réussir. Arendt prend ainsi l’exemple de Jefferson qui s’oppose à la prétention de la constitution d’être immuable, pour que les hommes continuent à agir et commencer. Arendt écrit de lui, dans sur la Révolution : il aura été le seul à se demander : « comment préserver l’esprit révolutionnaire une fois la révolution parvenue à son terme ? », c’est-à-dire : comment continuer à commencer ? Et Tassin d’enjoindre d’opposer « aux appareils de gouvernement centralisés la multiplication des espaces publics plébéiens, comme autant de lieux d’apparition pour de nouveaux commencements. Ces espaces ont pris dans l’histoire récente une forme et un contenu remarquables : l’occupation de places, devenues non seulement des lieux de discussions et de délibérations où des paroles enfin libérées du lexique ou des grammaires imposées par l’espace médiatico-politique peuvent se donner libre cours, mais aussi et surtout des lieux d’actions effectives, de réinventions hétérogènes des liens sociaux, de recompositions politiques » comme la place Tahir ou la Place de la République.
Tassin remarque qu’on est passé d’une forme de domination totalitaire, au sens où Arendt, parmi les premières, l’a analysée à ce qu’il appelle une domination globalitaire. Dans les sociétés post-totalitaires, on dit souvent qu’il y a une forme de nouveau totalitarisme ; on veut dire par là qu’une domination s’exerce dans tous les domaines de la vie non plus par le seul recours à la force policière et militaire mais par les moyens plus insidieux de contraintes économiques, de normalisation morale ou religieuse ou de pressions sociales, entravant toute liberté et soumettant les esprits comme les conduites à des normes irrésistibles. C’est le passage de la domination totale à la domination globale, qui n’a pas les formes extérieures de la violence. Cette nouvelle domination, économique et globale, est définie par Tassin comme « l’excroissance de la sphère du travail qui envahit tous les domaines d’activité humaine en les soumettant à la condition de la vie. Dans la domination globale, le travail est traité, comme s’il était une œuvre, voire une action ; corrélativement, l’œuvre et l’action considérées comme si elles avaient la vie pour condition. Le schème productiviste du travail s’imposant aux autres activités, l’édification du monde par l’œuvre et l’institution d’un lien politique par l’agir concerté sont évaluées au seul regard de la consommation et du profit. Le monde devient un matériau exploitable par le travail et une marchandise consommable jusque dans ses manifestations culturelles et politiques. » Autrement dit, c’est en absorbant l’œuvre et l’action que s’accroit la globalisation économique des sphères d’activité. La production économique devient ainsi le modèle, l’étalon de l’existence humaine, avec pour corollaire que la condition de la vie (rendue possible par le travail) assujettit toutes les autres (dont l’action) qu’elle prive de sens. Mais à cette nouvelle forme de domination s’en ajoute une autre, au moins à titre de menace : l’islamisme radical comme domination intégrale . La domination intégrale joue non seulement la violence contre la force, mais revendique l’emploi de la terreur. Or la terreur est destructrice et autodestructrice. En effet, comme l’a montré Arendt à propos du totalitarisme, la terreur finit par détruire tout ce sur quoi elle s’exerce, jusque et y compris ceux qui l’exercent ; donc la seule issue de la domination totale par la terreur est la destruction totale de ce sur quoi cette domination s’exerce. Si on peut tenter de justifier la violence, ce n’est pas possible pour la terreur. Tassin justifie son appellation de « domination intégrale » en expliquant : « si j’appelle cette nouvelle forme de domination une domination intégrale, c’est pour indiquer qu’elle trouve son ressort non seulement dans le fondamentalisme mais surtout dans ce qui commande ce fondamentalisme : l’intégrisme, à savoir la transposition sur la scène publique du principe moral et religieux de l’intégrité supposée ordonner la sphère privée de l’existence et certainement pas destinée à s’ériger en principe de vie collective. Car la requête d’intégrité morale, une fois importée dans la vie publique de la vie politique, ne peut donner lieu qu’au déploiement de violence qu’impose la conversion aux valeurs particulières d’une religion ou d’une communauté. En même temps qu’elle contredit la religion qu’elle instrumentalise, la requête d’intégrité justifie une violence terroriste qui détruit par avance la pluralité des mondes qu’elle ne peut soumettre avant de détruire aussi le monde qu’elle a asservi. »
En plus du ressort idéologique, qui apparente ce terrorisme au totalitarisme, Tassin relève trois caractéristiques principales de la domination intégrale : le fondamentalisme intégriste – confusion des ordres, celui de la vie de la conscience (avec soi et Dieu) et celui de la vie avec autrui : exiger de tout autre qu’il épouse les mêmes valeurs que moi ou qu’il périsse ; l’acosmisme : si le nihilisme dit « tout est permis » l’acosmiste dit « tout est possible », au sens des totalitarismes politiques, autrement dit, rien ne s’oppose à la mise en esclavage des femmes, meurtre gratuit des incroyants, etc. il faut effacer les traces d’un monde qui porterait les signes de la pluralité ; l’exterminisme à savoir l’extermination comme méthode, fin et état de fait.
Cet important ouvrage se clôt sur trois apologues, dont le second est particulièrement intéressant. Relisant le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, E. Tassin propose d’adopter comme boussole pour notre comportement la maxime de l’aumônier à qui Orou propose de passer la nuit avec une de ses filles et qui semble d’accord. L’aumônier donne l’exemple d’une attitude politique, étrange apparemment mais pour autant rigoureuse : « Prendre le froc du pays où l’on va, et garder celui du pays où l’on est » . E. Tassin réfléchit à cette maxime et se demande dans quelle mesure cela ne pourrait pas être une maxime politique pertinente dans la mesure où cela conduirait à s’arranger avec ses convictions, si cela est requis pour la paix publique et l’utilité commune. Mais cela exige aussi de retrouver ses obligations et ses engagements dans le territoire où ces vœux, ces valeurs, ont été formulées. Tassin voit, dans cette formule de l'aumônier, des concessions et des arrangements avec ses valeurs, pas de compromis, ce qui suppose de parvenir à les relativiser, et à composer avec des forces contraires