Une réflexion sur la conception de l’égalité selon Jacques Rancière et plus largement sur sa philosophie entre politique, intelligence et art

Pour Jacques Rancière, la démocratie n’est pas à proprement parler un régime politique, comme le pense la tradition philosophique. Elle est, comme l’écrit Rancière, « régime d’indétermination des identités, de délégitimation des positions de parole, de dérégulation des partages de l’espace et du temps ». Autrement dit, elle interdit toute hiérarchisation figée du commun, toute institution définitive des positions sociales au profit d’une continuelle et permanente remise en question de l’ordre établi. La démocratie est plus un mouvement de mise en question de l’institution qu’une institution en tant que telle. Pour comprendre d’où vient cette conception de la démocratie, il faut, comme nous y invite Anders Fjeld, partir de la conception de l’égalité selon J. Rancière. L’égalité n’est pas un terminus ad quem, mais un terminus a quo, pas une fin à accomplir, mais un point de départ à rendre concret. Et, selon l’auteur, le travail de Rancière s’intéresse à l’égalité comme travaillant le social sur trois niveau : égalité intellectuelle, égalité politique et égalité sensible. Une des thèses de l’auteur sur le cheminement intellectuel de Rancière est que ses réflexions sur ces trois thèmes ne procèdent pas d’une architectonique préétablie, mais de l’examen, contingent, de trois domaines qui le conduisent à interroger, à chaque fois à nouveau frais, la figure de l’égalité. Comme le dit l’auteur, « son vagabondage intellectuel n’est donc pas à comprendre comme le mûrissement progressif d’une philosophie de plus en plus accomplie. Il prend plutôt la forme d’une accumulation de territoires conceptuels, entre philosophie politique, historiographie et esthétique (cinéma, littérature, théâtre, journalisme…) formant ensemble un paysage critique à la fois riche et fragmenté »  

 

L’égalité face aux processus émancipateurs 

C’est d’abord, et en s’intéressant aux textes chronologiquement premiers, à l’égalité intellectuelle que réfléchit Rancière, selon l’auteur, et ce dans un dialogue avec le marxisme de son époque (en particulier avec celui de L. Althusser, dont on trouve la marque dans La Leçon d’Althusser, mais également dans La Nuit des prolétaires). Dans ces textes J. Rancière récuse l’idée d’un groupe de personnes représentant les intérêts et les idées des autres, des dominés et des exploités, parce qu’ils auraient une meilleure connaissance qu’eux-mêmes de leurs intérêts ou de la façon dont ils doivent agir pour faire cesser l’exploitation. Si Rancière partage avec Althusser la volonté d’œuvrer à l’émancipation des opprimés, il est en désaccord avec lui sur les moyens d’action. Althusser veut déterminer scientifiquement ce qu’est l’émancipation et prétend que les masses exploitées ne peuvent pas réussir à s’émanciper si elles agissent spontanément. Il leur faut s’organiser selon un ordre, et seuls les savants, qui détiennent une théorie de l’exploitation au sein du parti, peuvent guider la masse vers son émancipation. Pour Rancière, agir ainsi c’est confisquer aux masses leur possibilité d’autonomie et toute contestation spontanée (Althusser voit d’ailleurs dans le mouvement étudiant un mouvement petit-bourgeois qui doit être rééduqué par le parti). Or, comme l’écrit l’auteur, « contre la prédétermination théorique des possibilités de transformations que les mouvements politiques doivent exploiter, Rancière considère que ces derniers comportent une dimension pratique irréductible. Ils libèrent des possibilités indéterminées et ouvrent des dynamiques d’expérimentation qu’aucun “modèle de prévision” ne peut ni prédéterminer ni épuiser. La théorie althussérienne, non seulement, omet cette dimension pratique, mais elle doit même, pour assurer son programme politique la résorber dans sa “philosophie de l’ordre” »   . Rancière joue la pratique contre le théoricisme d’Althusser et défend l’intuition que la mise en suspens des systèmes sociaux rend possible une invention commune du commun. Il dénonce également la posture d’Althusser qui, de fait, présuppose une inégalité des intelligences entre ceux qui détiennent les clés (prétendues et théoriques) de l’émancipation et ceux qui les ignorent, et dont les tentatives de remise en question de l’ordre sont condamnées à l’échec. Comme l’écrit Fjeld, résumant la portée de la critique de Rancière : « le philosophe a besoin de ses pauvres pour montrer, par opposition, comment lui-même incarne le lieu du savoir »  

Dans cette optique du refus de la coupure entre savants et dominés, Rancière examine les archives ouvrières et s’essaie à faire parler dans La Nuit des prolétaires, en s’effaçant le plus possible pour ne pas les présenter en savant, les paroles d’égalité et d’émancipation des ouvriers du début du XIXème siècle. Ces voix contrastent avec ce qu’un certain marxisme a construit comme image du prolétaire, dépossédé de sa parole et de sa dignité   . Rancière veut retracer, sans adopter de position de surplomb historiquement ou idéologiquement fondée, la réalité des voix des ouvriers cherchant à vivre autrement. Le philosophe critique également le mouvement inverse, pourrait-on dire, de l’althussérisme, la vision de la révolution culturelle chinoise dans laquelle ce sont les dominés qui, détenteurs de la vérité, auraient à enseigner aux savants, par une sorte de renversement  

 

Les conditions de l’égalité intellectuelle et politique 

C’est avec Le Maître ignorant que Rancière est amené à radicaliser sa réflexion sur l’égalité intellectuelle. S’inspirant de l’exemple de Joseph Jacotot qui élabore une nouvelle pédagogie dans laquelle le maître n’est plus celui qui détient un savoir et dominerait, du haut de ce savoir, les élèves, mais celui qui force les élèves à se servir de leur intelligence. A la suite de Jacotot, Rancière dénonce la logique de domination qui structure la pédagogie telle qu’elle est classiquement conçue : « en faisant de l’ignorance un manque à combler de “son” savoir préétabli, le maître savant place ses élèves en état d’infériorité vis-à-vis de lui »   . De là, Rancière étend la critique à l’héritage des Lumières qui ne pouvait concevoir l’individu qu’en état d’ignorance ou d’infériorité par rapport à ce que la philosophe ou le savant, détenteur d’un savoir, lui apporterait pour l’émanciper. L’homme est toujours présenté dans un état d’immaturité et d’abrutissement par rapport au progrès. Comme l’écrit Rancière, « le Progrès, c’est la fiction pédagogique érigée en fiction de la société tout entière. Le cœur de la fiction pédagogique, c’est la représentation de l’inégalité comme retard : l’infériorité s’y laisse appréhender dans son innocence ; ni mensonge, ni violence, elle n’est qu’un retard que l’on constate pour se mettre à même de le combler ». Rancière crédite Platon de la création du premier modèle d’abrutissement dont dérivent les Lumières. En lisant le Ménon, Rancière montre que Socrate y fait la preuve que sans un maître indiquant la méthode, l’esclave est incapable de trouver la solution d’un problème. 

Investissant à nouveau le champ politique dans les années 1990, Rancière se confronte à nouveau à la question de l’égalité, qui, sur le plan proprement politique, doit faire face à trois problèmes : le problème de ce qu’il appelle « la Mésentente », celui de la police dans le champ social et celui du sujet collectif. La question de la mésentente tient à la distinction entre le tort et l’injustice. Tandis que l’injustice trouve dans la justice établie le moyen de sa réparation, le tort est tel qu’il remet en cause l’existence même de la justice établie par ses présupposés. La police, chez Rancière, ne désigne pas l’instance chargée de veiller à l’application de la loi, mais plus profondément, d’assurer la bonne marche de l’ordre normal des choses (donc la norme plus que la loi). Cet ordre, comme le dit Fjeld, « est à comprendre comme une distribution d’identités qui, au sein d’un tissu social, assigne chacun à une part définie »   . Cette normalité défendue par la police n’est pas neutre, et elle limite le champ des possibles à l’intérieur d’une société, en codifiant des manières d’agir et de faire, d’être et de dire. Ce consensus sur lequel repose la police subjectivise les individus en leur attribuant des identités, en dehors desquelles il n’est aucune reconnaissance. Dès lors, ce qui est en dehors de la normalité assurée par la police est moins réprimé que rendu inaudible. La politique est alors conçue comme une rupture de ce consensus entraînant la possibilité d’une refonte des identités et la multiplication des possibles. Pour le dire très vite, la politique, c’est la possibilité d’une rupture avec la police.  

Fjeld propose ensuite une brillante illustration de ces thèses, très claire et pleine de pertinence avec l’analyse du refus par Rosa Parks de laisser son siège à une femme blanche dans un bus, comme l’ordre ségrégationniste l’exigeait. Comme il l’analyse, « ce système de ségrégation est une police : un tissu d’assignation identitaire, à la fois complexe et omniprésent, fonctionnant selon des lois, des mœurs, des pratiques »   . C’est la couleur de peau qui est la marque identificatrice assignant chacun à sa place et codifiant ce qu’il peut ou non faire selon le consensus établi. Or quand Rosa Parks refuse de se lever, elle brise ce consensus qui continue de fonctionner (la femme attend le siège qui lui semble dû et les policiers arrêtent Rosa Parks). « En découplant la couleur de sa peau de sa signification policière – en restant là où lui interdit d’être son identité policière -, Parks interrompt les mécanismes normaux de la ségrégation »   . En conséquence, son acte est moins à comprendre comme un acte de résistance que comme ouverture d’un autre monde possible   . Rosa Parks ne s’oppose pas à un pouvoir venu du haut, mais à un consensus policier pour ouvrir à un autre monde possible. Et Rancière appelle « démocratie » ce retournement toujours possible de tout ordre policier et consensuel : « Démocratie est le nom d’une interruption singulière de cet ordre de la distribution des corps en communauté que l’on a proposé de conceptualiser sous le concept élargi de police. C’est le nom de ce qui vient interrompre le bon fonctionnement de cet ordre par un dispositif singulier der subjectivation. » 

 

L’irruption de l’égalité dans l’art 

Si Rancière s’intéresse à l’art à partir des années 2000, ce n’est pas en abandonnant ses problématiques précédentes. Ce qui l’intéresse dans l’art, principalement, c’est, comme le dit A. Fjeld, que « le commencement démocratique est une potentialité constante de l’esthétique »   . Rancière distingue dans le passage du régime représentatif au régime esthétique en art au tournant du XIXème siècle une grande rupture porteuse de sens pour la démocratie. En effet, ce que Rancière appelle le « régime représentatif » est, dans l’héritage de tradition aristotélicienne, la conception de l’art dans laquelle chaque élément possède une place propre au service du tout qu’est l’œuvre d’art, conçue comme unité quasi organique. Dans ce régime, les individus devaient occuper une place particulière, et agir comme il convenait. Autrement dit, comme le note Rancière le régime représentatif se trouve en « analogie avec toute une vision hiérarchique de la communauté », avec un ordre. Le régime représentatif peut s’analyser comme un paradigme structurant même la conception sociale et induisant que chacun a sa place dans la hiérarchie sociale.  

C’est contre ce régime représentatif que se dresse le régime esthétique à partir de la fin du XVIIIème siècle. Au lieu de représentation figée et normative, l’art, dans cette nouvelle conception, produit des sensations singulières. L’art n’est plus consécutivement un savoir-faire qui cherche l’adéquation de l’œuvre à des normes préétablies et aux hiérarchies sociales, mais un instrument d’exploration de la sensibilité toujours singulière de chacun, et exclusive de tout ordre social fixiste. En effet, face à l’affect esthétique, tous les individus sont égaux et portés hors du monde ordinaire et socialement configuré. Comme le note Fjeld, « c’est en ce sens que, selon Rancière, les nouvelles pratiques du régime esthétique reflètent une culture démocratique naissante »   . Rancière rend compte de cela avec la notion de littérarité qu’il considère comme « la radicale démocratie de la lettre dont chacun peut s’emparer. L’égalité des sujets et des formes d’expression qui définit la nouveauté littéraire se trouve liée à la capacité d’appropriation du lecteur quelconque ». S’appuyant sur l’exemple de Flaubert et de son ambition d’écrire un « livre sur rien », Rancière fait de l’art, et particulièrement de la littérature, la vocation à multiplier les dimensions du sensible. Rancière aboutit ainsi à l’égalité sensible, c’est-à-dire la capacité de chacun de reconduire à une dimension sensible plus profonde les éléments d’une histoire. Cette démarche s’oppose à celle qui constitue pour Rancière les sciences sociales en ce qu’elles prétendent à une objectivation scientifique dans leur découverte d’un sens caché derrière un sens apparent. A nouveau, Rancière est à l’opposé d’un discours qui légitimerait un savoir savant et une mainmise confiscatoire d’une faculté devant laquelle les hommes sont égaux.  

Ainsi se clôt le parcours fin et très éclairant et structuré de l’itinéraire intellectuel de Jacques Rancière avec, au cœur, l’idée d’égalité, qui seulement comprise comme il le fait, donne tout son sens à l’exigence de démocratie. Jacques Rancière. Pratiquer l’égalité réussit avec panache le pari de tenir ensemble des éléments et des champs d’étude apparemment hétérogènes et irréductibles les uns aux autres, en déclinant la notion d’égalité comme dénominateur commun à ces différents domaines