Une traduction mise à jour d'une épopée babylonienne consacrant l'élévation du dieu Marduk.

L'Enuma Elis : une théogonie babylonienne

Lorsqu'en 1867, George Smith, jeune assyriologue anglais, fut chargé dans le contexte de la redécouverte de la culture mésopotamienne, de publier une partie des tablettes, quelle ne fut pas sa surprise en découvrant une tablette cunéiforme évoquant un récit similaire à celui du déluge biblique ! S'ouvrait dès lors un vaste champ d'exploration où la découverte des textes sumériens et babyloniens pourrait notamment renouveler la lecture des textes bibliques.

C'est précisément dans cette perspective que vient s'inscrire la présente traduction d'Enuma Elis, épopée babylonienne de la création du monde, rédigée lors du deuxième millénaire avant notre ère (la datation fait encore débat). La découverte du texte fut annoncée dès 1875 dans un article de G. Smith. La présente traduction s'appuie sur la parution récente (2013) de certains fragments venant compléter le poème qu'avaient déjà traduit en leur temps J. Bottéro et Samuel N. Kramer dans Lorsque les dieux faisaient l'Homme   , à partir de tablettes de Ninive provenant essentiellement de la bibliothèque du roi Assurbanipal (669-627).

Les premiers mots éponymes akkadiens, « Enuma elis » (Lorsqu'en haut) les cieux n'étaient pas nommés » nous plongent d'emblée dans l'univers d'une théogonie évoquant la naissance des dieux (tablette I), celle de Marduk, fils d'Ea   , son entrée en scène (tablette II), son élévation (fin de la tablette II, tablette III), son combat et sa victoire contre Tiamat   (tablette IV) et enfin la création de Babylone (tablette V) puis de l'homme par Marduk (tablette VI). L'épopée se clôt sur l'évocation des cinquante noms du dieu tutélaire (tablettes VI et VII).


Texte akkadien, traduction et étude détaillée

La traduction, assurée par Ph. Talon   et S. Anthonioz   , se révèle claire et accessible, en partie grâce à de nombreuses notes de fin de page. Elle fait face au texte akkadien translittéré et respecte la division originelle en vers. La curiosité du lecteur sera satisfaite avec la présence en annexes du texte de l'épopée en akkadien (écriture cunéiforme) complété par une bibliographie et une série d'index. Reste que l'intérêt principal de l'ouvrage réside, à notre sens, dans l'adjonction de deux travaux : le commentaire antique aux cinquante noms de Marduk (présenté par Ph. Talon) qui s'intéresse, à partir de tablettes étudiées entre autres par J. Bottéro, « au processus intellectuel d'élaboration des épithètes » attachées à chacun des noms de Marduk   .

L'étude permet de mesurer le rayonnement absolu de Marduk sur le panthéon babylonien. A ce premier travail vient s'ajouter la réflexion de S. Anthonioz intitulée : « De l'Enuma Elis à l'écrit sacerdotal : influences et divergences ». L'exégète se propose d'analyser les rapports entre le mythe de création babylonien (Enuma Elis) et l'Ecrit sacerdotal, écrit pentateucal   d'époque post-exilique. Prenant comme point de contact historique certain l'Exil des Judéens en Babylonie (597/587), S. Anthonioz choisit d'analyser l'éventuelle influence du premier écrit sur le second en focalisant son attention sur trois thématiques : la création, le déluge et le sanctuaire.

Si ces thèmes sont traités avec de grandes divergences dans leurs contextes respectifs, l'analyse comparée met cependant en lumière certains motifs structurants tels que le verbe de la création ou l'arc de déluge   . La mise au jour de ces motifs permet de mesurer l'ampleur de la réception du texte babylonien, autrement dit ce que Jean Bottéro appelait le « repensement »   des traditions préexistantes. 


Vers un dialogue entre littérature mésopotamienne et textes bibliques

Le mérite du présent ouvrage est de combiner au texte originel et à sa traduction un travail de type exégétique permettant d'engager un dialogue scientifique concernant les influences possibles de la littérature mésopotamienne notamment sur les textes bibliques, ou encore concernant les jeux d'intertextualité dans la littérature sumérienne et babylonienne   . A titre d'exemple, le lecteur attentif ne manquera pas d'être frappé par la récurrence de certaines formules-type probablement liée à la dimension orale de l'Enuma Elis récité lors des cérémonies du Nouvel An dans les grands temples babyloniens, ou encore  par la présence remarquable du vers suivant : « Que de toi la parole soit inaltérable ! Que ton verbe soit éternel ! » (tablette III, v. 48), faisant écho, à quelques siècles de distance, au prologue johannique : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu […] Tout par lui a été fait » (Evangile selon saint Jean 1, 1-3).

On pourrait aussi mentionner le thème de la parole performative (tablette IV, v. 21-22) : « Ta décision, Seigneur, est égale à celle des dieux, / détruire ou créer, ordonne et que cela soit ! » qui trouve une singulière résonance dans le début du livre de la Genèse. Enfin, ne pourrait-on voir dans l'élévation du dieu Marduk, au détriment des autres divinités, l'expression d'une forme première d'hénothéisme qu'il conviendrait d'explorer plus avant ?

Que le présent livre soit à replacer, de manière plus large, dans une démarche exégétique ouverte consistant à interroger les textes bibliques à la lumière du creuset de la littérature mésopotamienne   permet de prendre la mesure de l'entrelacement quasi intime des textes mythiques de la culture suméro-akkadienne et des récits bibliques. Une telle approche ouvre de féconds horizons de réflexion enrichis par la découverte de nouveaux fragments ou tablettes, auxquels pourrait venir s'ajouter la prise en considération des tablettes cananéennes de Shamra-Ougarit (XIII av. notre ère)