Au sortir du "Grand Débat", revenons sur la façon dont, sous la IIIe République, chaque bord politique s’efforçait d’instrumentaliser les cahiers de 1789 à son propre profit.

Echos des Lumières est un nouveau projet animé par des doctorants en histoire moderne, destiné à explorer les relations entre l'actualité et le XVIIIe siècle. 

 

Les États Généraux de 1789 incarnent dans la mémoire sociale un moment fondateur de la démocratie française. Pour la première fois depuis 1614, les différents ordres de la société, noblesse, clergé et Tiers-État, étaient appelés à s’assembler aux échelons les plus locaux de la nation pour formuler leurs plaintes et leurs exigences, leurs revendications et leurs rêves. À l’heure où les conclusions du « grand débat » de 2019 sont portées à la connaissance des citoyens, et où la raison publique interroge le mode de recueil et d’analyse des opinions, plusieurs questionnements s’ouvrent à l’historien.

 

Histoire et historiographie

Nous pourrions revenir d’un point de vue historique, sur le contenu des cahiers où le peuple de 1789 exprima ses doléances. Nous montrerions alors, avec Roger Chartier et Philippe Grateau, que ces textes témoignent d’une diffusion sensible de la pensée des Lumières dans la société du XVIIIème siècle et que les idées d’égalité, de liberté et de bonheur figuraient bel et bien aux premiers rangs des préoccupations populaires. Nous pourrions encore arguer, comme le faisaient André Lichtenberger ou Jean Jaurès au début du XXème siècle, que les cahiers du Tiers se montrèrent en définitive assez timorés sur la question sociale, mais que, sans revendiquer un bouleversement des structures de propriété, ils exigeaient un premier « droit au travail » et s’élevaient contre les privilèges.

Nous proposons ici une réflexion différente, de nature historiographique, – l’historiographie étant entendue comme l’étude des manières d’écrire l’histoire et des usages politiques du passé, – portant sur les usages politiques des cahiers de doléances de 1789 au cours des premières décennies de la Troisième République. Par leur nombre, ces 60 000 cahiers représentent une masse colossale de contributions au débat impulsé par la monarchie française pour justifier ses réformes – fiscales, notamment. Devant cette infinie collection de points de vue, tantôt répétitifs, tantôt divergents, il était donc tentant, pour les acteurs de la fin du XIXème siècle, de « faire parler » ce peuple de 1789, de sélectionner et d’agencer ces propositions tirées du passé dans un sens conforme à leur propre projet de société.

 

La République et son histoire

Au cours de ses premières décennies d’existence, la Troisième République, proclamée le 4 septembre 1870 aux lendemains de la défaite de Sedan face aux forces prussiennes, peut craindre pour son avenir. Avant elle, les deux premières expériences républicaines n’ont tenu que onze et quatre ans (1792-1804 ; 1848-1852). Cernée de bonapartistes nostalgiques de l’Empire, d’orléanistes et de légitimistes partisans d’une restauration monarchique, la Troisième République cherche à se légitimer et, pour ce faire, elle s’ancre dans l’histoire, en construisant une généalogie qui l’érige en héritière de la Révolution française. Dès lors, 1789 devient l’alpha et l’oméga de la grammaire politique. C’est au prisme de la Révolution que l’on analyse l’actualité politique. Tout discours public sur les événements révolutionnaires devient du même coup un jugement sur le régime républicain.

Or, parmi les épisodes révolutionnaires particulièrement propices aux usages politiques, il faut faire une place spéciale aux États Généraux de 1789. Rappelons qu’en cette occasion avait été effectué un large recueil des opinions des Français – pour le clergé et la noblesse, directement à l’échelle des divisions administratives qu’incarnaient alors les quatre cents bailliages et sénéchaussées ; pour le Tiers-État, à l’échelle plus locale des communautés d’arts et métiers, des corporations et des communautés d’habitants de chaque paroisse. Les historiens ont bien montré dès le XIXème siècle que cet immense « sondage », sous la forme de 60 000 cahiers, reflétait assez adéquatement l’état de l’opinion, y compris dans son versant populaire. Contrairement à une idée reçue, les paysans, en particulier, qui formaient la classe la plus nombreuse de la nation, n’ont pas été indifférents ou passifs face à cette procédure. Ils ont participé activement à l’expression de leurs doléances, sans autoriser la confiscation de leur parole par les juges seigneuriaux, officiers de justice ou curés de campagne qui tenaient le plus souvent la plume à leur place, et sans même se laisser tout à fait influencer par les modèles généraux de cahiers mis en circulation dans les villes et les campagnes.

On supposait donc, dès la Troisième République, que cette parole était fidèle à l’état réel de l’opinion, et que les cahiers de doléances portaient la voix de la vraie France de 1789. Pour les républicains de la fin du XIXème siècle, il était donc tentant de lire ces documents de manière à montrer qu’ils annonçaient ou exigeaient déjà les développements ultérieurs de la Révolution, et de prouver ainsi que celle-ci avait bel et bien été désirée par l’ensemble du peuple de France ! C’est déjà ce qu’avait affirmé en 1861 Hippolyte Carnot, dans ses Mémoires sur Lazare Carnot, son père : « Parcourez les cahiers du tiers état, ceux de Paris surtout […]. Ils contiennent la  Déclaration des droits, la Constitution de 91 et les décrets du 4 août ; tout se trouve dans ces cahiers, jusqu’au nom d’Assemblée nationale ». De même, autour du Centenaire de 1889, tous les historiens républicains répètent leur foi dans la continuité entre les cahiers de doléances et l’œuvre de la Révolution. Cent publicistes et savants leur emboîtent le pas, à l’instar du mathématicien radical Charles-Ange Laisant, qui écrit en 1894 dans Le Petit Parisien :

« La Révolution fut une œuvre vraiment nationale, l’œuvre du pays tout entier, et les habitants des campagnes y prirent part avec ceux des villes.

On peut le démontrer par les cahiers des électeurs. De leurs revendications, où se manifestaient déjà l’esprit de rénovation et de progrès, les tendances démocratiques et égalitaires, devaient forcément sortir de la Révolution. On y trouve déjà tous les principes de l’état politique moderne : la théorie du suffrage universel, la théorie de l’uniformité des poids et mesures, la théorie de la liberté de se réunir et d’écrire, l’idée de la fondation de caisses d’assistance pour les malades, les infirmes et les vieillards, des projets d’écoles publiques gratuites, les germes des améliorations sociales les plus hardies ».

Plus tard, c’est encore ce qu’affirme Jean Jaurès dans sa célèbre Histoire socialiste de la Révolution française. Les cahiers de doléances constituent à ses yeux le reflet fidèle des souffrances des classes défavorisées de la nation, le reflet, plus largement, de la diversité des conditions d’existence qui règnent dans le pays, et en même temps l’expression d’une opinion politique unanime :

« Des rochers brûlés de Provence où les pauvres habitants des campagnes travaillent à des travaux de sparterie maigrement payés, aux côtes de Bretagne, où les pauvres laboureurs disputent à l’avidité seigneuriale les goémons apportés par la tempête et laissés par le reflux ; de la cave des vignerons de Bourgogne où les employés des aides verbalisent sur les manquants, aux serfs de Saint-Claude, qui ne peuvent se marier sans le consentement de l’abbaye ; du maître-tanneur de Nogent-le-Rotrou à l’armateur négrier de Nantes, toutes les variétés de la vie sociale éclatent dans les cahiers : mais, surtout, c’est l’unité du mouvement qui est admirable. Partout les mêmes problèmes sont posés et partout ils reçoivent les mêmes solutions ».

Or, pour Jaurès, ces « solutions » que promeuvent les cahiers sont précisément celles qu’envisagent les députés du Tiers-État, lorsqu’ils exigent que l’on protège les citoyens de l’impôt arbitraire, que l’on impose à la monarchie une Constitution nationale, que la nation se dote d’assemblées élues, libres de délibérer et de voter les lois ! Selon la lecture jaurésienne, il y aurait une continuité parfaite entre les cahiers de 1789 et l’œuvre révolutionnaire.

 

Les cahiers contre la Révolution ?

Du côté des adversaires de la République, la réplique ne se fait pas attendre. Il s’agit pour eux de démontrer que, si le peuple était unanime en 1789, il ne s’accordait pas à haïr l’Ancien Régime, mais à célébrer au contraire ces institutions traditionnelles qu’étaient la monarchie, la noblesse et de l’Église. On ne lit pas autre chose dans la Revue de la Révolution créée en 1883 par Gustave Bord et Charles d’Héricault, deux historiens royalistes et catholiques ultramontains :

« Les cahiers des États Généraux sont unanimes à exprimer leurs vœux et leurs remerciements pour la Monarchie, à laquelle ils ne supposent pas qu’on puisse, un seul instant, porter atteinte ; malgré toutes les vicissitudes des années qui suivirent, malgré les calomnies qui furent répandues à profusion contre la famille royale, l’amour de la Royauté était très tenace dans les cœurs de la majorité des Français, lorsqu’une bande de Jacobins vint la supprimer et proclamer la République ».

Pour ces auteurs, la Révolution n’aurait ainsi été qu’une confiscation de la parole populaire, l’action souterraine d’une « bande » de conspirateurs déterminés à détruire les institutions d’Ancien Régime tout en s’efforçant de convaincre le peuple que cela était conforme à sa volonté ! Tandis que les républicains cherchent à prouver la continuité entre les doléances des Français et l’œuvre de la Révolution, leurs contradicteurs se servent donc de ces mêmes cahiers de 1789 pour démontrer, au contraire, « que la Révolution n’était pas la France, qu’elle n’était pas désirée par elle, qu’elle ne fut pas faite par elle ».

 

La République, la Révolution et l’école

Parfois, les discussions autour des cahiers de doléances se firent plus précises, stimulées par certains combats politiques de la Troisième République. L’un des problèmes qui déchiraient alors la France était la question scolaire : en effet, les deux grandes « lois Ferry » des 28 mars et 16 juin 1881 venaient d’instaurer l’obligation scolaire jusqu’à treize ans, la gratuité et la laïcité de l’enseignement, annonçant la marginalisation des écoles catholiques. Partisans et adversaires de la réforme se tournèrent alors immédiatement vers la Révolution, qui avait elle-même voulu, en son temps, fonder une éducation véritablement nationale, débarrassée de la tutelle des prêtres et ouverte à tous les enfants de la République.

Dans ce contexte polémique, les républicains s’efforcent de démontrer que l’opinion publique de 1789 dénonçait d’une seule voix les vices de l’éducation d’Ancien Régime. L’un de ces publicistes républicains synthétise l’avis des cahiers du Tiers sur les collèges prérévolutionnaires dans ces termes : « Toute l’éducation n’y est qu’une mauvaise routine qui date de siècles reculés ». Le deuxième pan de la démonstration consiste à affirmer que les intentions de la Révolution furent directement dictées par la volonté de la nation toute entière, exprimée dans les cahiers de doléances. De fait, pour le pédagogue républicain Ferdinand Buisson, la Révolution prenait une direction conforme « aux vœux d’innombrables cahiers » ainsi qu’à la « pensée des encyclopédistes », lorsqu’elle proclamait, dans la Constitution de 1791 : « Il sera créé et organisé une Instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables pour tous les hommes et dont les établissements seront distribués graduellement, dans un rapport combiné avec la division du royaume ». Ces intentions révolutionnaires, les responsables de la Troisième République s’en veulent les héritiers. Pour les partisans de Jules Ferry, la Troisième République n’est que la continuation de la glorieuse Révolution française ; c’est donc à elle de réaliser enfin les réformes scolaires que le peuple désirait en 1789.

À l’inverse, les défenseurs des institutions traditionnelles ne peuvent se satisfaire de cette lecture de l’histoire. Le meilleur exemple nous en est fourni par l’abbé Ernest Allain, très érudit archiviste du diocèse de Bordeaux. Tout en reconnaissant que les cahiers de doléances de 1789 exigeaient des réformes pour améliorer le système général des études et démocratiser l’accès aux Lumières du siècle, l’abbé insistait sur le rôle culturel du clergé d’Ancien Régime, et refusait en bloc l’idée d’une communauté de vues entre l’opinion de 1789 et les réformes de 1881 :

« En revanche on n’y trouvera qu’à titre exceptionnel l’affirmation des dogmes nouveaux que certaine école fort en faveur aujourd’hui prétend imposer depuis quelques années. Les électeurs de 1789 ne sont pas partisans de la suppression de toute idée religieuse dans l’instruction publique, de l’interdiction d’enseigner signifiée à certaines classes de citoyens, de l’obligation scolaire, de la gratuité aveuglément appliquée à tous. Ces dangereuses utopies nous viennent en droite ligne des assemblées révolutionnaires ».

 

Le peuple de 1789 a-t-il voulu la Constitution de 1791, ses doléances annonçaient-elles les réformes de la Troisième République ou en constituaient-elles l’antithèse ? Les historiens d’aujourd’hui ne se posent plus les questions en ces termes. Les excès polémiques liés à cette manière d’aborder le passé, qui n’est plus tout à fait la nôtre, doivent toutefois nous mettre en garde contre les effets pernicieux de certains « usages publics de l’histoire » observables aujourd’hui.

Plus largement, ces controverses historiographiques autour de 60 000 cahiers de doléances, dont tous n’avaient pas alors été retrouvés ou analysés, ne sont pas sans nous rappeler les enjeux politiques aujourd’hui associés au demi-million de propositions formulées en ligne dans le cadre du « Grand Débat ». Qui y a contribué ? Dans quelle proportion et selon quelles temporalités ? À quelles fins politiques ?  N’est-ce qu’un « grand blabla » comme l’affirme la critique politique des gilets jaunes ? Les 110 000 contributions de la plateforme du « Vrai Débat » sont-elles plus représentatives ?

Quoi qu’il en soit de ces questions ressortissant des combats politiques les plus immédiats, notre retour historiographique sur la manipulation idéologique des voix du passé vient rappeler les risques inhérents à toute tentative de placer une parole unique dans la bouche du peuple, de sélectionner et instrumentaliser ses vues, d’écraser la diversité et la conflictualité qui traversent nécessairement une société en cherchant à faire « parler le peuple » pour légitimer un projet politique.

 

Pour aller plus loin

- Ferdinand Buisson (dir.), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1887.

- Roger Chartier, « Cultures, lumières, doléances : les cahiers de 1789 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 28, n°1, 1981, p. 68-93.

- Philippe Grateau, Les cahiers de doléances : une relecture culturelle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001.

- Gilbert Shapiro & John Markoff, Revolutionary Demands: A Content Analysis of the Cahiers de Doléances of 1789, Stanford, Stanford University Press, 1998.

 

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