La mise en place d’une assurance chômage à l’échelle européenne contribuerait à réduire les écarts économiques entre pays de l’Union.

Xavier Ragot, Président de l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques, vient de faire paraître Civiliser le capitalisme   . Il y insiste sur la forte divergence des économies européennes depuis l’instauration de l’euro et sur le besoin de procéder aux ajustements nécessaires d’une manière et à un rythme qui soient politiquement acceptables. Il plaide parallèlement, afin de renforcer la zone euro, pour le développement d’un Etat providence européen et, en premier lieu, en faveur d’une assurance chômage européenne. A la veille des élections européennes, Xavier Ragot apporte donc sa contribution au débat européen, en espérant que celui-ci puisse se porter sur des enjeux véritables. Il a accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre à nos lecteurs.

 

Nonfiction : On a sous-estimé jusqu’à récemment l’instabilité des économies de marché. Cela a longtemps été le cas, en particulier, de la construction européenne, et vous écrivez que l’introduction de l’euro a fait diverger les économies européennes. Pourriez-vous expliciter ce point pour nos lecteurs et en particulier expliquer pourquoi des ajustements sont ici nécessaires ?

Xavier Ragot : Il faut effectivement tout d’abord insister sur la divergence des économies de la zone euro. Le débat public est concentré autour de la question du Brexit, ou encore des joutes verbales de Salvini en Italie. Ces tensions politiques, et l’on pourrait en citer d’autres, sont en grande partie le résultat de divergences économiques. Je suis très inquiet des divergences européennes, et l’on se sent comme isolé sur le pont du Titanic à voir l’iceberg émerger dans la brume.

Pourquoi un tel pessimisme ? L’Italie se distingue par une productivité du travail très faible, qui n’a pas évolué depuis vingt ans, depuis son entrée dans la zone euro, et l’on peut penser qu’il y a une relation de cause à effet. Cette stagnation est la cause profonde de la faiblesse des salaires italiens, avant toute considération fiscale. Celle-ci stagne de récession en récession, entretenant une dette publique élevée et un mécontentement social croissant.

A l’inverse, l’Allemagne est le pays le plus exportateur du monde (en valeur et non par habitant) en 2016, selon l’institut IFO, devant la Chine. L’excédent courant est supérieur à 8 % du PIB, bien au-dessus du seuil des 6 % qui définit un déséquilibre macroéconomique dans les traités européens. La cause de cet excédent commercial, proprement extraordinaire pour un pays de cette taille, fait encore débat, mais la modération salariale est sans conteste un facteur de premier ordre, maintenant bien connu. Celle-ci a commencé en 1995 et ne traduit pas un projet volontaire de dumping salarial, mais est la conséquence d’une crise interne suite à la réunification allemande et au chômage de masse qui a frappé l’ex-Allemagne de l’Est. L’excédent commercial allemand a conduit à une surchauffe, que l’Etat réduit en élevant le niveau relatif des impôts ! De ce fait, la dette allemande décroît à un rythme très rapide. Elle devrait passer sous la barre des 60 % du revenu national en 2019, alors qu’elle est d'environ 98 % en France et de 132 % en Italie.

Après le coût du travail, la seconde divergence européenne concerne donc les dettes publiques. En 2010, les dettes publiques allemande et française étaient comparables, à 80 % du revenu national, et leurs courbes étaient identiques depuis 1980. La divergence allemande en si peu de temps est donc unique. Pour donner un ordre de grandeur concret, les mesures dites « gilets jaunes » représentent un coût pour l’Etat français estimé à 10 milliards d’euros, soit 0,5 points de PIB. Comme l’écart de dette publique rapportée au PIB entre la France et l’Allemagne est de 40 %, l’Etat allemand pourrait donc financer par dette un tel plan pendant 80 ans avant d’atteindre le niveau de dette français. Ou bien, autre ordre de grandeur, il pourrait faire un chèque de 16 000 euros par personne à l’ensemble des 83 millions d’Allemands sans que la dette publique rapportée au PIB dépasse celle de la France.

Quels sont alors les ajustements nécessaires ? Pour refaire converger l’Europe sur le plan économique, qui me semble la condition d’un renforcement de la coordination politique, il faudra ajuster le niveau des prix entre les pays, ce que l’on appelle les taux de change internes. Comme cela n’est plus possible avec les taux de change, il faut prendre le temps de faire de sorte que les niveaux d’inflation diffèrent. Pour être plus précis encore, il faut que les prix et salaires augmentent en Allemagne de 15 % à 20 % au-dessus de la moyenne de la zone euro. Quel est le déterminant à long terme de l’inflation : le mode de formation des salaires. Ainsi, il faut coordonner le mode de formation des salaires (et pas les faire converger !) pour que les salaires augmentent plus vite dans les pays qui sont en surchauffe économique. Cela contribue à diminuer les inégalités et rééquilibrer l’Europe. C’est ce que j’appelle civiliser le capitalisme : trouver des orientations qui sont à la fois utiles économiquement et politiquement, et socialement justes.

 

Vous inscrivez les problèmes européens actuels dans un temps long, mais la crise de 2008 n’a-t-elle pas contribué à accroître les divergences ? L’Europe en a tiré les leçons, expliquez-vous : elle a assoupli ses règles et s’est dotée d’outils permettant de stabiliser l’économie lorsqu’elle est confrontée à des chocs importants. Est-ce suffisant ?

La gestion de la crise, de 2011 à 2014, a conduit tous les pays européens à augmenter les impôts de manière déraisonnable, cassant la faible dynamique de reprise d’après-crise. La comparaison avec la gestion très keynésienne mise en œuvre par les Etats-Unis et l’Angleterre montre à quel point la politique européenne a été calamiteuse. Alors que les taux de chômage dans la zone euro et aux Etats-Unis étaient proches en 2012, de l’ordre de 9 %, celui de la zone euro a augmenté de 2 % entre 2012 et 2014, alors que celui des Etats-Unis diminuait de 2 % sur la même période. Cette période a été qualifiée « d’austérité » dans le débat public. Elle s’est traduite en France par une hausse inédite des impôts, dont nous connaissons aujourd’hui les effets sociaux différés.

Depuis 2014, et cela est trop peu connu, les règles européennes se sont assouplies, des flexibilités ont été mises en avant, un plan de soutien à l’investissement à été introduit, dit plan Juncker, avec des montants certes faibles, mais la tonalité a changé. Malheureusement, cela ne peut suffire, les problèmes auxquels nous faisons face en Europe ne sont pas seulement des problèmes de demande et de fiscalité, mais des divergences des pays, du fait de traditions nationales de formation des salaires différentes.

 

Par mode de formation des salaires, vous faites référence au salaire, mais aussi aux cotisations qui financent le régime de retraite, l’assurance chômage, l’assurance maladie. Il s’agit donc des éléments constitutifs de nos Etats providence, qui socialisent les risques. Le problème est que cette socialisation des risques intervient aujourd’hui sur une base strictement nationale alors qu’une part importante de ceux-ci trouvent leur origine au plan international. L’interdépendance de nos économies devrait nous convaincre de mutualiser davantage ces risques, expliquez-vous. Pourriez-vous là aussi expliquer ces points pour nos lecteurs ?

Les divergences des pays de la zone euro sont le résultat des divergences des dynamiques des salaires, du fait de compromis sociaux différents. Après la crise, on a voulu brutalement faire décroître des salaires comme en Espagne, ce qui a contribué à augmenter les inégalités. En France, on a mis en place le CICE pour baisser le coût du travail. Ces stratégies non-coopératives sont vouées à l’échec. Si tout le monde baisse les salaires, cela ne fait que comprimer l’activité économique. Il faut sortir de ces logiques de concurrence de court terme et penser la socialisation des risques au niveau européen, entre les pays qui veulent y participer. Cela revient à construire un embryon d’Etat providence européen pour soulager les Etats providence nationaux et permettre de nouvelles convergences. Tout cela a l’air bien abstrait, mais les applications sont très concrètes.

 

Le risque de chômage se prêterait particulièrement à la mise en place d’un tel dispositif conçu, à l’image de ce qui existe aux Etats-Unis, comme un système de réassurance qui jouerait ici entre les différents pays européens, tout en laissant à ceux-ci la gestion du dispositif. Pourriez-vous en expliciter ici les grandes lignes ?

Pour être plus concret, la constitution d’une assurance chômage européenne serait un premier pas vers cette convergence nécessaire des marchés du travail européen, par une européanisation de nos Etats providence. Ce projet est totalement absent des débats français, mais c’est l’un des plus discutés en Europe ! Il est bien plus réaliste qu’un budget propre pour la zone euro. L’idée est conserver les assurances chômage nationales bien sûr, qui sont différentes pour de profondes raisons historiques. A ce premier niveau, s’ajouterait un second niveau européen qui augmenterait la durée de cotisation ou le montant des indemnités lorsqu’un pays est frappé par une crise économique sérieuse. Cela éviterait les stratégies de baisses de salaires. On peut définir les paramètres, les cotisations nationales et les versements de sorte qu’un pays ne paie pas en permanence pour les autres. L’idée est que l’on tienne compte des niveaux différents de taux de chômage entre les pays.

Un tel système est tout à fait réaliste et il s’inspire du système américain ! Il existe des taux de chômage et des niveaux d’indemnités différents selon les Etats (le Texas est très différent du Vermont), et un niveau d’indemnités fédéral lorsqu’un Etat est touché par la crise. Ce niveau fédéral est financé par une contribution dédiée et ajustée aux différents Etats. Je ne rentre pas ici dans les détails qui sont précisés dans mon livre. Un tel système est soutenu (avec des modalités particulières) par le ministre des finances allemands, Olaf Scholtz, et la commission européenne y est également favorable, comme l’Italie et l’Espagne. C’est la France qui est paradoxalement en retard.

 

Sa mise en place nécessiterait une forte implication des partenaires sociaux, expliquez-vous, en s’inspirant de nos Etats providence qui furent d’abord des initiatives des corps intermédiaires, comme vous le rappelez. Pourriez-vous là encore expliquer pourquoi ?

Sur le plan politique, l’idée d’Européaniser nos Etats providences, pour répartir les risques au niveau pertinent, demande de revenir à la constitution de nos Etats providences nationaux. Ceux-ci ne sont pas le fruit de politiques d’Etat mais de solidarités concrètes, sur le mode d’associations volontaires. En France, les bourses du travail, mouvement du début du XXe siècle, sont l’origine de notre Etat providence avant son insertion dans l’Etat dans l’après-guerre. La constitution d’institutions de solidarité doit venir de l’engagement des acteurs concernés, et de leurs représentants, comme les corps intermédiaires et les syndicats. Il y a une grande hétérogénéité des syndicats en Europe, entre les grands syndicats nordiques et les syndicats français, par exemple. Pour autant, la grande majorité de ceux-ci est favorable à la constitution d’une telle assurance chômage. Il manque la mobilisation des opinions publiques. La France est en retard pour plusieurs raisons. Il y a tout d’abord une absence de débat sur la nature de la crise européenne. Soit l’Europe est l’origine de tous nos maux, soit elle est un horizon positif mais abstrait. Les propositions concrètes sont rares, voire inexistantes. Ensuite, le choix du gouvernement actuel a été de construire un budget de la zone euro. Cela me semble trop ambitieux à court terme, car il y a un retour des souverainetés comme mode de réappropriation de la démocratie. Une assurance commune sur le mode du contrat est bien plus réaliste, comme les débats européens le montrent.

 

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