L'historienne Sandrine Victor vient de publier une histoire de l'esclavage au Moyen Âge. L'occasion d'un entretien.

L'historienne Sandrine Victor (Université Champollion) vient de publier aux éditions Vendémiaire une histoire de l'esclavage au Moyen Âge. Sous ses allures de précis historique, l'ouvrage fait le point sur une forme d'esclavage largement ignorée du grand public.

 

Sandrine Victor, vous êtes historienne du Moyen Âge, spécialisée entre autres thèmes de l’histoire du travail, et vous publiez une histoire de l’esclavage au Moyen Âge. Pouvez-vous nous dire comment vous en êtes venue à ce sujet ?

Sandrine Victor : Je suis en effet spécialiste en histoire économique et sociale du travail dans le secteur de la construction. A ce titre, au cours de mes recherches, je voyais apparaître çà et là dans les comptabilités des mentions des esclaves sur les chantiers. Mais, dans le domaine catalan qui est le mien, je savais que cette population servile était nombreuse, et le peu de mentions était, paradoxalement, surprenant. Ces hommes et femmes étaient donc dissimulés à la vue de l’historien par la source qui ne mentionnait que les maîtres. Bref, j’ai accumulé des données, jusqu’au jour où Nicolas Weill-Parot, pour la collection « Retour au Moyen Âge » des éditions Vendémiaire m’a proposé d’écrire sur ce sujet. Le défi était de taille, j’ai adoré m’y frotter !

 

L’esclavage médiéval est un thème sur lequel travaillent les historien.ne.s depuis les années 1960 environ, mais il reste assez mal connu du grand public, et on a parfois l’impression que l’esclavage antique s’est fondu dans le servage médiéval, puis a disparu jusqu’au développement de la traite atlantique de la fin du XVe siècle au début du XIXe siècle. En écrivant sur la question un ouvrage grand public et volontairement synthétique, est-ce que vous visez à combattre ces idées reçues ?

Il est difficile de combattre des idées reçues. Simplement, le thème de l’esclavage médiéval n’est jamais enseigné : on connait les esclaves des Egyptiens, ceux des Romains et des Grecs, puis la traite atlantique. Entre les deux, le sujet n’est simplement pas abordé pour le grand public. La raison en est que le sujet est complexe. De grands historiens s’y sont frottés et s’y frottent encore. De très nombreux et riches travaux sont proposés à la communauté scientifique. Mais proposer une synthèse pour le grand public relève de la gageure, tant les situations géographiques, politiques et historiques sont différentes, et les situations de soumission, de dépendance et de sujétion de l’homme par l’homme sont, de ce fait, nombreuses. Mon objectif n’a pas été de trancher dans les débats historiographiques, ni de proposer un panorama exhaustif des situations d’esclavages (au pluriel, tant les cas sont différents et variés), encore moins de faire le tour de la bibliographie. J’ai réfléchi ce livre comme un « précis », en pensant à mes étudiants, et en imaginant leur donner l’envie d’approfondir le sujet, par des lectures complémentaires, soufflées en fin d’ouvrage.

 

Vous listez des chiffres impressionnants qui montrent que l’esclavage est loin d’être marginal. Donnons-en quelques-uns. Dans le domaine français, jusqu’aux IXe-Xesiècles, il y aurait eu 10 % de population servile, un chiffre que l’on retrouve encore pour l’Angleterre au XIe siècle. Puis pendant le Moyen Âge tardif l’esclavage se concentre en Méditerranée, alimenté entre autres par la traite des slaves (d’où le mot), les captures de Grecs et de Musulmans, et enfin au Moyen Âge tardif l’arrivée d’esclaves noirs en Europe. Quels types de sources utilise-t-on pour obtenir ces estimations ? Comment désignent-elles les esclaves et en particulier comment précisent-elles leur origine géographique ?

Le problème de la source est aigu pour ceux qui veulent proposer des données chiffrées. Encore une fois, il faut prendre en compte la multiplicité des situations. L’historien dans ce domaine peut faire, au final, feu de tout bois. On peut citer les polyptyques (documents de l’époque carolingienne, qui, pour les domaines des grands propriétaires, font l’inventaire de la réserve et des tenures et donnent la liste des tenanciers), les chartes, les cartulaires (recueils de copies de chartes ou de titres), les comptabilités mais surtout les actes de la pratique, inventaires, contrats. N’oublions pas que l’esclave est considéré comme un bien meuble, il est donc répertorié pour être inventorié, vendu, acheté. Son origine le définit au sens où elle peut lui conférer une valeur, un prix particulier, en fonction du marché. Ils étaient parfois uniquement désignés par cette origine d’ailleurs, la déshumanisation était un trait caractéristique de la soumission.

 

Assez logiquement, votre ouvrage abonde en précisions particulièrement sinistres, de l’amputation d’une partie du corps pour les fuyards à la règlementation des statuts d’enfants de maîtres nés de leurs esclaves. Vous dites d’ailleurs au début de votre ouvrage que même pour les contemporains « l’esclavage met mal à l’aise », et qu’il doit toujours être légitimé, entre autres par le droit. Quelles autorités formulaient alors ces légitimations et dans quel sens allaient-elles ?

L’esclavage est une catégorie juridique. C’est le droit, romain dans un premier temps, qui codifie que par l’esclavage un homme est fait la chose d’un autre homme. Le maître est maître d’abord et avant tout par autorité du droit. Alors, bien sûr, on trouve la définition de l’esclave, pour l’époque médiévale, dès les Institutiones du Corpus iuris civilis de Justinien (529-534), dans les codes barbares, qui introduisent d’ailleurs le statut de « semi-libre » ou encore les Siete Partidas d’Alphonse X (XIIIe siècle). Ce que l’on oublie souvent, c’est que, même dans une société à esclaves, l’esclavage n’allait pas de soi et devait être justifié. Les hommes du Moyen Âge ont donc adossé leurs lois et coutumes en la matière à une réflexion philosophique et religieuse pour défendre l’emploi d’esclaves. De nombreux médiévaux ont ainsi questionné la question de la liberté, et le caractère supposé naturel de l’esclave. Les Pères de l’Église ont aussi légitimé le système, même s’il pouvait paraître contradictoire avec le message chrétien. Ainsi Paul mit en place une « théologie de l’esclavage », moyen pour lui d’explorer les rapports entre l’Humain et le Divin, ou Augustin, qui déplore cette condition mais y voit la sanction du péché originel.

 

Vous montrez bien que l’esclavage médiéval est divers, et a pris de nombreuses formes juridiques, dans des sociétés inégalitaires où la multiplication des statuts était généralement de mise. Y a-t-il alors une spécificité de l’esclavage médiéval ? Quelle place y ont notamment des formes d’esclavage tel que l’asservissement pour dette, éventuellement par vente des enfants, ou par sanction pénale ?

C’est toute la difficulté : il n’y a pas d’esclavage médiéval, mais des esclavages. Les formes sont diverses, mais la mécanique est cependant la même : un homme en soumet un autre à son pouvoir de domination, absolu et totalitaire, et ce de façon arbitraire. Le possédé est soumis à vie à la volonté de son désormais maître, qui le possède de fait et de droit, loin de sa société d’origine. La grande pourvoyeuse d’esclaves est la guerre. Mais vous avez raison de rappeler l’esclavage pour dette. Cet esclavage a été utilisé comme sanction, dans presque toutes les régions médiévales. Cet asservissement pour endettement correspond surtout à des temps où toutes les ressources économiques sont bloquées et la main-d’œuvre déficitaire. Ce type de soumission nous parle beaucoup de la société qui l’a utilisé : non seulement elle accepte la dépendance personnelle, mais elle conçoit qu’on puisse perdre sa liberté pour des raisons économiques. Quant au sort des enfants, il faut relever les cas des expositions d’enfants, c’est-à-dire les enfants abandonnés qui devenaient la propriété de ceux qui les trouvaient.

 

Cette variété des statuts va de pair avec une variété des activités serviles : on trouve dans votre ouvrage des esclaves agricoles ou travaillant dans des proto-industries, ainsi qu’un esclavage domestique dont vous rappelez qu’il ne fut pas plus doux, et enfin quelques esclaves dans des positions exceptionnelles. Parmi ces activités, lesquelles sont les mieux connues ? Que dit cette variété du concept parfois invoqué de société esclavagiste pour parler des esclavages antiques ou de la traite atlantique ?

Le travail est au cœur du lien entre asservisseur et asservi. Mais il faut redire qu’il n’y a pas d’esclavage « plus supportable ». Perdre sa liberté, et sa condition d’homme, est une violence extrême. Avant tout, pour l’époque médiévale, on ne parle plus de société esclavagiste, comme les sociétés antiques. On a affaire à des sociétés « à esclaves », ce qui est différent : pour aller vite, l’économie ne dépend plus de la présence des esclaves, à l’exception peut-être de la Sicile ou de Majorque, qui sont des cas à part. Au Moyen Âge, rares sont les exemples d’esclaves exerçant un métier intellectuel, contrairement à ceux que l’on pouvait trouver à Rome ou à Athènes. Les esclaves se retrouvent assignés à des tâches artisanales, vétérinaires, agricoles, industrielles ou domestiques. Certaines femmes deviennent clairement les concubines de leur maître. De belles études ont été faites sur l’esclavage urbain, dans les ateliers barcelonais ou catalans par exemple, où de véritables parcours de vie ont pu être retracés, grâce, entre autres, aux fonds notariés. On y voit des esclaves apprenant des métiers artisanaux, et pouvant espérer l’affranchissement à la mort de leur maître.

 

On termine classiquement ces entretiens par une question sur l’engagement de la médiéviste. Votre livre s’y prête d’autant plus que vous rappelez vous-même en introduction comment les manifestants mobilisent ces mois-ci des slogans comme « non à l’esclavage ! » L’étude de l’esclavage permet-elle de réfléchir sur des phénomènes contemporains ?

Je trouve toujours que tendre le micro à un historien, surtout médiéviste, pour commenter les phénomènes contemporains est complexe. Certes, Benedeto Croce disait, en substance, que « toute histoire est histoire contemporaine ». Mais je ne crois pas au rôle de l’historien comme grand décrypteur du temps présent  ̶  il serait un « mythographe » pour reprendre Joseph Morsel  ̶  ni à l’Histoire comme porteuse de leçons du passé dont nos sociétés contemporaines devraient apprendre les morales. Il est surtout grand connaisseur du temps passé : c’est son métier, laissons-lui le bénéfice de cette expertise. Cependant, il est vrai que cet « historien-expert » doit occuper le devant de la scène pour ce genre de sujet. L’Histoire n’est en aucun cas la science de la vérité du passé, mais bien celle de l’analyse des moyens de changements plus que des raisons et des causes des événements. Les historiens ont un rôle social dans l’éducation à l’Histoire : faire de cette science un rempart contre les irrationalismes et les dérives idéologiques de tout poil. « C’est la connaissance qui rend libre ».

Nous jouons souvent trop avec les mots, à la recherche de phrases-choc. Nombre de nos contemporains n’ont aucune idée, et c’est tant mieux !, de ce qu’être esclave pouvait signifier. Interroger l’esclavage au Moyen Âge nous renvoie surtout à nous interroger sur nos sociétés, sur nos cadres et valeurs. L’esclavage antique nous parait si éloigné de nous, si peu civilisé, qu’on ne se sent pas concerné. L’esclavage moderne se déroulait si loin de nos villes et villages de France métropole, qu’il était facile d’oublier ce que l’Europe faisait subir à des millions d’hommes et de femmes. Je crois qu’il a été facile de croire que l’esclavage, au fond, ne nous concernait pas, car trop ancien ou trop éloigné géographiquement. C’est oublier bien vite que les rues de nos villes et villages ont été arpentées pendant tout le Moyen Âge par des hommes et femmes non libres, arrachés de force à leur terre natale. C’est oublier aussi que nos marchés et foires étaient le théâtre de ventes d’êtres humains, et que les intellectuels de ces temps ont justifié, par la lettre ou par la norme, la production, la commercialisation et la consommation de marchandise-homme. Mais notre société, qui avait vécu des milliers d’années en admettant la soumission de certains à d’autres continue de garder de vieux réflexes issus de cette histoire. Nous détournons facilement le regard, nous qui n’avons renoncé à l’emploi d’autres hommes asservis qu’en 1848. Qui sait que, de nos jours, il existe encore 36 millions d’esclaves dans des pays qui sont volontiers nos partenaires commerciaux ou politiques (Rapport de l’ONG « Walk Free », 2014), comme par exemple l’Inde, la Chine ou la Russie ?

Alors oui, en effet, il est peut-être du devoir de l’historien de tenir le rôle de celui qui replace ces questions au cœur des débats contemporains, pour que l’esclavage ne soit pas vu comme un phénomène faisant partie du seul passé.