Fils de deux célèbres intellectuels américains, Reuel Wilson retrace l'itinéraire qui lui a permis de trouver son identitité propre.

C’est à compte d’auteur que Reuel Wilson a publié l’autobiographie dont il est ici question, un reflet de l'état actuel de l'édition américaine. Le livre n’a pourtant rien d’une vanity publication, terme qui conviendrait bien davantage aux prétendus témoignages de stars de la politique ou du sport que les agents littéraires négocient quotidiennement à des tarifs qui laissent pantois. Il est d'autant plus important d’expliquer l’intérêt d’un ouvrage qui, échappant aux circuits habituels de diffusion, risque donc malheureusement d’échapper à l’attention du public et des bibliothèques.

 

A l'ombre de deux illustres parents

Comme le rappelle le sous-titre de l’ouvrage, Reuel Wilson, né en 1938, a deux illustres parents. Son père, Edmund Wilson (1895-1972) a été l’un des plus remarquables critiques et essayistes américains de sa génération, contribuant notamment à la New Republic, au New Yorker et à la New York Review of Books. Il est dommage que le public français le connaisse avant tout par sa correspondance avec Vladimir Nabokov, avec lequel il devait finir par se brouiller au sujet de la traduction d’Eugène Onéguine publiée par Nabokov en 1964   . Autant on peut comprendre que Wilson, dans son fameux compte-rendu de la New York Review of Books, s’en soit pris au principe même de la version délibérément littérale et « prosaïque » donnée par l’auteur de Lolita du chef-d’œuvre de Pouchkine, autant il était imprudent de se mesurer avec le redoutable Nabokov sur le terrain de l’exactitude de sa traduction. Reuel Wilson est bien placé pour nous le rappeler ici, étant devenu lui-même professeur de littérature slave à « Western » (ainsi que l’University of Western Ontario s’appelle désormais officiellement), son père, qui lisait correctement le russe, était loin d’en avoir une connaissance parfaite.

Mary McCarthy (1912-1989) est sûrement un nom plus familier aux lecteurs français, ne serait-ce que parce qu’elle a vécu principalement à Paris pendant les trois dernières décennies de son existence et que la plus grande partie de son œuvre (fiction, autobiographie, essais dans les genres les plus divers) est accessible en français. Son mariage avec Edmund Wilson, en 1938, avait peu de chances de durer, tant ces deux fortes personnalités étaient incompatibles : il devait se terminer par une séparation en 1945, suivie d’un divorce l’année suivante.

Le mariage de ses parents, Reuel Wilson l’avait déjà évoqué il y a une dizaine d’années dans To the Life of the Silver Harbor   . Il est encore beaucoup question d’eux dans son nouveau livre, mais moins directement (une fois passées les belles pages liminaires qui leur sont consacrées). Ainsi que le laisse entendre la formulation du sous-titre, l’auteur, faisant le bilan de sa vie, tente en effet ici de détacher son expérience personnelle de l’ombre envahissante que ces deux géniteurs hors du commun ont fait planer sur sa vie, quitte à l’empêcher parfois de « tenir la route ».

 

Galerie de portraits américains

Des quinze chapitres de l’ouvrage, regroupés en quatre parties en ordre non chronologique mais thématique, on peut dégager trois grandes rubriques. La première, qu’on baptisera « Famille et ami(e)s », nous offre un portrait, parfois réduit à quelques brefs souvenirs, de personnalités que l’auteur a croisées au cours de son existence, comme l’essayiste Renata Adler, longtemps associée au New Yorker, et avec laquelle il a eu une brève liaison au début des années soixante, ou l’acteur Kevin McCarthy (1914-2010), oncle maternel de Reuel, et avant tout familier aux cinéphiles par Invasion of the Body-Snatchers (1955) de Don Siegel. Par l’entremise de Kevin, Reuel Wilson a connu Montgomery Clift, dont il faut dire qu’il n’apparaît pas dans ces pages sous un jour très favorable. Les évocations de deux amis d’enfance sont tout aussi intéressantes : Mike Macdonald, fils de l’essayiste Dwight Macdonald (1906-1982), fondateur de l’éphémère, mais importante revue Politics (1944-1949) et Álvaro de Brigard, condisciple colombien de Reuel Wilson à la Brooks School, fameuse école privée d’élite du Massachusetts.

Le plus riche de tous ces portraits, et celui dont on peut aller jusqu’à dire qu’il donne au livre tout son prix, est celui de Bowden Broadwater (1920-2005), que Mary McCarthy a épousé en troisièmes noces quelques jours après avoir divorcé d’Edmund Wilson, et qui a donc été pour Reuel un véritable père adoptif. À ce second père, il est resté fidèle toute sa vie, alors que Mary McCarthy, après avoir quitté Broadwater en 1960 pour épouser le diplomate James West, avait refusé de jamais le revoir. Or Broadwater, non moins qu’Edmund Wilson, était un véritable intellectuel – l’écrivain John Malcolm Brinnin, biographe de Gertrude Stein et de Dylan Thomas, a déclaré à l’auteur de ces lignes qu’il le considérait comme le plus brillant de sa génération à Harvard. Mais on peut dire de lui qu’il a sacrifié sa vocation d’homme de lettres pour se mettre au service de son épouse : la haute tenue littéraire des romans qu’elle a publiés durant leur mariage, notamment A Charmed Life (1956, paru en français l’année suivante sous le titre La Vie d’artiste), et probablement celle aussi de ses étonnants Mémoires d’une jeune catholique (Memories of a Catholic Girlhood, 1957), lui doivent incontestablement beaucoup. Après leur séparation, sans doute explicable en partie par sa bisexualité (que Reuel Wilson discute avec franchise et sympathie), Broadwater s’est obstinément refusé à parler aux biographes (« No, never ! » était sa réponse favorite) et, à sa mort, a détruit la plus grande partie de ses archives. Tout historien de la culture qui a dû faire face à l’absence de sources manuscrites ou imprimées concernant une figure fréquemment mentionnée par ses contemporains comprendra quel service Reuel Wilson a rendu ici aux historiens futurs.

 

Entre la Pologne et les Caraïbes

Les deux autres grands thèmes du livre, la Pologne et les Caraïbes, pourraient paraître nous éloigner un peu de l’orbite parentale de l’auteur. Pas dans le premier cas, toutefois : c’est à Varsovie, au cours d’une tournée de conférences en Europe de l’Est, que Mary McCarthy fit la connaissance de James West en 1959 et elle n’a cessé de s’intéresser aux choses polonaises, qu’elles fussent littéraires ou politiques, pendant le reste de sa vie. On l’a vue profiter ainsi d’un énorme raout culturel de Jack Lang à la Sorbonne pour protester publiquement au micro, au vif dépit de ses hôtes, contre les obstacles dressés envers Radio-Solidarité par les autorités françaises. Reuel Wilson, au sortir de Harvard, a découvert la Pologne dès 1960 grâce à sa mère et a peu à peu fait de la littérature polonaise sa principale spécialité. On trouvera dans son livre des témoignages révélateurs de la vie intellectuelle varsovienne et cracovienne, de l’époque du rideau de fer à celle de la crise actuelle   .

Edmund Wilson, nous rappelle son fils, était grand admirateur de Toussaint Louverture. Mais c’est encore la Pologne qui, paradoxalement, a amené ce dernier à s’intéresser personnellement à Haïti, en vue de recherches sur la participation de volontaires polonais, du côté français, à la guerre d’indépendance de Saint-Domingue. Le résultat de ces recherches a été publié en 1986, en collaboration avec Jan Pachonski de l’Université Jagellonne, sous le titre Poland’s Caribbean Tragedy. Parallèlement à ces travaux, Reuel Wilson s’est trouvé pris d’une véritable fascination pour la culture haïtienne. Il en parle avec une sympathie communicative, sans cacher sa tristesse devant la situation politique de l’île. Une même sympathie habite le chapitre qu’il consacre à Cuba, et au terme duquel, dans la meilleure tradition comparatiste, il propose un parallèle entre le Pan Tadeusz (1834) du Polonais Adam Mickiewicz et le roman Cecilia Valdés (1839-1882) du Cubain Cirilo Villaverde.

 

Le Canada comme pays d'émancipation

Peut-on vraiment échapper à l’influence intellectuelle de parents du calibre de ceux qui ont été les siens autrement que par le rejet ou la révolte, semble se demander Reuel Wilson au terme de son livre ? Évoquant l’échec de sa propre tentative d’écrire, de sa perspective informée, un « roman universitaire » comme Mary McCarthy l’avait fait avec brio en 1952, dans The Groves of Academe, il propose une fine analyse de ce roman satirique (dont le cadre est inspiré par Bard College et les personnages de Sarah Lawrence College) et s’émerveille de son côté prophétique, qui annonce les mouvements contestataires de la fin de la décennie suivante   .

En fin de compte, conclut l’auteur, c’est en choisissant de travailler et de vivre au Canada en 1970 qu’il est parvenu, dans une large mesure, à s’émanciper de l’admirable et encombrante tutelle qui a dominé sa vie. A ce sujet, il est bien obligé de rappeler néanmoins qu’Edmund Wilson avait, en 1965, consacré un livre, intitulé O Canada, à la littérature anglophone et francophone canadienne… Mais sans tomber dans l’idéalisation puérile de son pays d’adoption, il souligne, avec un humour non dénué d’affection, les qualités de mesure, de tolérance, de méfiance vis-à-vis de l’imposture intellectuelle (égratignant au passage le regretté Edward Said) qui le différencient de son admirable et encombrant voisin.