L'incendie de Notre-Dame à peine éteint, on se déchire sur la question du financement de sa reconstruction. Des questions qui se posaient aussi au moment de sa construction, il y a près de 900 ans...
Le toit de Notre-Dame a tout juste fini de brûler, l’émotion est encore fraîche, et déjà se pose la question de la reconstruction. Alors que certains en sont encore à stabiliser les murs latéraux (tombera, tombera pas…), d’autres commencent les comptes. Et parmi les points sensibles, il y a celui de la défiscalisation des énormes dons promis par les grandes fortunes du pays dans la nuit.
Derrière le drame réel qu’est la destruction de pans entiers de Notre-Dame, et justement parce que ce bâtiment est si emblématique, c’est donc un débat de fond qui s’amorce sur le développement du mécénat en France.
Thibaut le Riche et Notre-Dame
Comme certains l’ont fait remarquer, il y a dans cet appel aux dons quelque chose de très médiéval. En effet, beaucoup des grands et coûteux chantiers des cathédrales gothiques, qui se développent en Île-de-France dès la fin du XIIe siècle, ont été largement financés par des appels à la générosité de la population. Dans certains diocèses, à force de faire passer la corbeille pour les quêtes et les aumônes, c’est probablement jusqu’à un tiers du chantier qui est payé directement par les fidèles - bourgeois et corporation des métiers en tête. Parfois plus, surtout quand un impôt extraordinaire vient compléter le dispositif. Mais, exactement comme aujourd'hui avec les dons offerts par Pinault, Arnault et compagnie, on hésite parfois à accepter toutes les contributions.
À Paris, on sait par exemple que Maurice de Sully, l’évêque qui lance le chantier de Notre-Dame dans les années 1160, s’apprêtait à accepter de fortes sommes d’un certain Thibaut, dit « le Riche ». Mais ce don fait débat parmi l’Eglise, car Thibaut est usurier, c’est-à-dire qu’il prête de l’argent contre intérêt : une pratique que certains religieux réprouvent. Alors que l’évêque était prêt à accepter l’argent, le plan doit être modifié. On exige que Thibaut fasse crier dans les rues de Paris qu’il se repent de ses pratiques et qu’il rende aux particuliers l’argent mal acquis, puis qu'il donne seulement le reste pour la construction de Notre-Dame. Comme cela, pas de scandale : la cathédrale ne sera pas construite avec de l’argent sale ! Un peu pour les mêmes raisons, certains ecclésiastiques se demandent à l'époque si on peut accepter l’argent des prostituées… et finissent par trancher que c’est possible, tant qu’elles ne sont pas trop maquillées !
Évidemment l’histoire de Thibaut le Riche est belle, parce qu’elle fait écho aux critiques actuelles, lesquelles considèrent que les énormes dons défiscalisés représentent de l’argent qui aurait dû, de toutes façons, finir dans les caisses de l’Etat ; et qui rappellent que ces ultra-riches devraient plutôt commencer par payer leurs impôts plutôt que d’intervenir ponctuellement. Il ne s’agit pas de jeter la pierre, mais plutôt de réfléchir au modèle que l’on veut adopter pour l'avenir.
Des moulins de la Seine aux tours de la cathédrale
Or puisqu’on parle de Notre-Dame, on peut aussi se rappeler que le financement de son chantier, au-delà des Thibaut le Riche et autres donateurs de plus petit calibre, a surtout été réalisé grâce aux biens de l’évêque. Pour se donner une idée, on peut faire un petit tour d’horizon en forme de promenade dans le Paris médiéval. L’évêque possède des maisons dans l’Île de la Cité, toute la future île Saint-Louis, des moulins sur la Seine, beaucoup de biens sur la rive droite, un peu moins sur la rive gauche, alors colonisée par les clercs de l’Université, dont le prestige supplante peu à peu celui de l'école de Notre-Dame. Dans Paris, l'évêque récupère le revenu de nombreuses églises, mais aussi de véritables fiefs hors de Paris : Montrouge, Clamart, Vitry, Fresnes, Saint-Cloud, Lagny.
À mesure que Paris croît, jusqu’à atteindre 200 000 habitants avant la peste du XIVe siècle, ces biens gagnent aussi en valeur. Bref, la dentelle de pierre éthérée des tours de Notre-Dame s’ancre profondément dans la terre riche de l’Île-de-France. Par leurs dons directs comme par les prélèvements indirects canalisés par la puissante machine fiscale qu’est alors l’Église, ce sont bien les agriculteurs, les marchands, les usuriers et même les prostituées de Paris qui paient leur cathédrale.
Les piliers du patrimoine
Alors que les rois de France, avant le XIVe siècle, s’intéressent plus à d’autres édifices religieux, tel Saint-Denis ou plus tard la Sainte-Chapelle, et que les structures fiscales de l’État médiéval sont à peine ébauchées, les structures économiques de l’Église ont donc permis de construire Notre-Dame, il y a sept cent ans. Mais bien sûr, cette histoire économique se réinvente sans cesse. Alors à nous de décider aujourd’hui comment nous voulons financer notre patrimoine, pour rebâtir, car Notre-Dame fait partie de notre histoire commune, mais aussi pour faire durer, en trouvant des solutions viables à long terme.
Pour aller plus loin :
- Claude Gauvard, Joël Laiter, Notre-Dame de Paris, cathédrale médiévale, Paris, Chêne, 2006
- Nicole Bériou, « Maurice et Eude de Sully et la cathédrale de Paris », dans Notre-Dame de Paris, 1163-2013, Actes du colloque scientifique tenu au Collège des Bernardins, éd. Cédric Giraud, Brepols, 2013, p. 19-28.
- Christophe Cailleaux, "Les comptes de construction des cathédrales", Les Cahiers de La Sauvegarde de l’art français, n° 15, 2002, p. 20-33.
- "Notre-Dame : les enjeux d‘une « restauration patrimoniale", une émission de Mediapart avec Clément Salviani
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