De violentes attaques contre les communautés "roms" viennent d'avoir lieu en région parisienne. L'occasion de rappeler que les préjugés qui pèsent sur cette communauté ne sont pas nouveaux.

La semaine dernière a été marquée par une série de violences contre les communautés « roms » en banlieue parisienne. Certains ont été pris en chasse par des groupes de personnes, parfois armées de bâtons, de couteaux ou de cailloux. La cause en serait la diffusion sur les réseaux sociaux de fausses rumeurs accusant les Roms d’avoir enlevé des enfants. Si leur mode de diffusion a évolué – le « retweet » a remplacé le « bouche à oreille » – ces fantasmes n’ont fait qu’actualiser un thème très ancien, longtemps associé aux juifs. Ils rappellent aussi que depuis le Moyen Âge, ces populations ont été perçues avec un mélange de méfiance, de haine et de fascination.

 

Des « gens du voyage » ?

Des « Tatars » aux « Romanichels » en passant par les « Égyptiens » (ou gipsy) et les « Bohémiens », les termes par lesquels on a désigné les communautés roms à travers les âges sont multiples. Ils renvoient au mystère qui plane autour de leurs origines, et y répondent en leur en assignant une – de manière plus ou moins arbitraire. De ce fait, ils tendent aussi à gommer la variété d’un groupe en réalité très disparate.

La présence de ces communautés en Occident n’est pas nouvelle : les premières sont attestées dans certaines chroniques allemandes dès le début du XVe siècle. On pense aujourd’hui pouvoir faire remonter leurs origines au Nord-Ouest du monde indien. Certains groupes proviendraient par exemple du Sindh – actuellement une province au sud du Pakistan – qu’ils auraient toutefois quitté plusieurs siècles avant leurs premières apparitions en Occident. Au cours du XIIIe siècle, plusieurs groupes indépendants les uns des autres sont mentionnés en Perse, où ils semblent avoir séjourné assez longtemps. On les trouve ensuite en Arménie au début du XIVe siècle, ainsi que dans l’Empire byzantin, où le patriarche de Constantinople met en garde les croyants contre les « Athinganes » (le mot a donné tsigane en français) : ces gens sont décrits comme des dresseurs d’ours et des charmeurs de serpents qu’on serait bien avisé de ne pas laisser entrer chez soi. Au même moment, les Roms sont mentionnés dans les provinces « européennes » de l’Empire : en Moldavie, en Valachie et dans le Péloponnèse.

Ces apparitions, qui donnent l’impression d’une pérégrination linéaire, ne doivent pas masquer le fait qu’au fil des siècles, les Roms se sont métissés et souvent adaptés aux sociétés qu’ils ont fréquentées. Au milieu du XVIe siècle, le cosmographe Sebastian Münster note ainsi qu’ « ils reçoivent de toute part les hommes et les femmes qui veulent se joindre à leur compagnie, en quelque pays qu’ils soient », et que bien qu’ils aient « forgé un jargon qui leur est propre, […] ils usent aussi de toutes les langues d’Europe ».

 

Méfiance et fascination

Dès leurs premières apparitions en Occident, les Roms suscitent un mélange de méfiance et de fascination. Dans un premier temps, les regards à leur encontre ne sont d’ailleurs pas entièrement négatifs : curieux plutôt. En 1417, la Chronique des échevins de Magdebourg raconte que « des Tatares que l’on nomme Tsiganes » sont arrivés en ville, y ont passé quatorze jours et ont exécuté une danse sur le marché aux poissons, « les uns sur les épaules des autres ».

C’est avec la même curiosité qu’un clerc parisien décrit dix ans plus tard le séjour d’une troupe de Roms à la Chapelle-Saint-Denis. Dans son journal, l’auteur note l’arrivée à Paris de douze « pénitents », bientôt rejoints par « plus de cent ou six-vingts (120) » autres. Sa description fait état d’un groupe hiérarchisé : un « commun » mené par des chefs qui se font appeler « duc » ou « comte ». Arrivés à Saint-Denis peu avant l’ouverture de la foire, ils en constituent l’attraction principale : « On ne vit jamais plus grande allée de gens à la bénédiction du Lendit, que là allait de Paris, de Saint-Denis et d’entour de Paris pour les voir ». La foule s’étonne de l’habileté de leurs enfants, mais aussi de leurs boucles d’oreille – une curiosité alors inconnue en France – et plus généralement de leur apparence physique : « les hommes étaient très noirs, les cheveux crêpés, les plus laides femmes qu’on pût voir et les plus noires ».

Notre témoin laisse d’abord transparaître une certaine méfiance vis-à-vis de ces étrangers qui « se disaient très bons chrétiens, et étaient de la Basse-Égypte » : s’ils sont aussi pieux qu’ils le disent, pourquoi avoir abandonné leur terre aux « Sarrasins » sans la défendre ? Pourtant, qu’elle soit réelle ou feinte, cette christianité joue finalement en faveur des étrangers et attire la sympathie. La compassion l’emporte ainsi sur la méfiance vis-à-vis des « plus pauvres créatures qu’on vît jamais venir en France d’âge d’homme ». Le clerc prend d’ailleurs soin de contredire les accusations qu’il a pu entendre à leur encontre : « Et vraiment, j’y fus trois ou quatre fois pour leur parler, mais jamais je ne m’aperçus d’un denier de perte, ni ne les vis regarder en ma main ».

 

« Cette racaille ne cesse de trotter »

Tout le monde ne partage pas l’avis du « bourgeois de Paris ». Passé l’exotisme des premières rencontres, on s’inquiète de la présence de ces étrangers si différents. D’ailleurs, l’évêque ne tarde pas à obtenir le départ des « Égyptiens » quand il apprend qu’ils se livrent à des pratiques dont l’Église se méfie comme la chiromancie (la « bonne aventure »).

Les Roms semblent avoir présenté leurs voyages comme une pénitence que leur aurait imposée le pape, un argument que Sebastian Münster balaye d’un revers de main dans sa Cosmographie universelle (1556) : « Il y a longtemps que le temps de cette pérégrination est passé, et toutefois cette racaille ne cesse de trotter çà et là, de dérober, de mentir, de faire des prédictions et de dire la bonne aventure ». En cette période de crispation religieuse, leur apparence et leurs coutumes détonnent. À partir de la fin du XVe siècle, les condamnations sont unanimes : les chroniqueurs s’accordent à leur dénier toute foi chrétienne, quand bien même ils auraient fait baptiser leurs enfants.

Mais le rejet croissant des Roms s’explique surtout par leur nomadisme, à une époque où la réputation repose en grande partie sur les relations de voisinage et où le vagabondage tend à être criminalisé. À la fin du Moyen Âge, l’autorité royale se renforce ; la mobilité géographique et l’absence d’attaches sont dès lors perçues comme des entraves au contrôle que souverains et municipalités tentent d’imposer sur la population. Dès 1418, les autorités de Bâle refusent de laisser les Roms entrer dans leur ville ; en 1435, ils sont chassés de Meiningen en Thuringe.

Dans la première moitié du XVe siècle, il se trouve encore des souverains pour protéger les communautés roms et des villes pour les accueillir temporairement. Par la suite, les politiques princières se font nettement plus répressives. La diète d’Empire de 1498 ordonne que les « Tsiganes » soient expulsés des « pays de nation allemande » avant la prochaine Pâque. Louis XII adopte un édit similaire en France quelques années plus tard, tandis qu’en Espagne, les Rois Catholiques préfèrent miser sur leur sédentarisation.

 

Malgré leur inadéquation supposée aux structures étatiques qui se mettent en place à la fin du Moyen Âge, les communautés roms existent encore et ont souvent conservé une langue et une culture propres, même si bien des traits qui leur sont attachés relèvent du fantasme. Ainsi la grande majorité des « gens du voyage » est-elle désormais sédentaire. Pourtant, au-delà des charmes fascinants d’Esmeralda – elle-même enlevée par les « Bohémiens » quand elle était enfant –, les Roms inquiètent par leur supposée différence, au point de faire encore aujourd’hui les boucs émissaires idéaux des accusations les plus fantaisistes. Une histoire qui malheureusement ne se répète que trop…

 

Pour aller plus loin :

- Sur le même sujet aux XVIIIe et XIXe siècles, "Peur sur la ville : les enlèvements d'enfants" sur le blog Des Echos des Lumières

- Robert Jütte, « Zigeuner », in Lexikon des Mittelalters, vol. 9, Munich, 1998.

- Journal d’un bourgeois de Paris de 1405 à 1449, éd. Colette Beaune, Paris, Le Livre de Poche, 2011 [1990].

- Bernard Leblond, Les Gitans d’Espagne, Paris, PUF, 1985.

- David Boutera, « Les Bohémiens en Bretagne sous l’Ancien Régime », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, p. 135-158, 2006.

Vous pouvez retrouver tous les articles de cette série sur le site Actuel Moyen Âge.