Chaque matin, c'est la même rengaine : votre réveil sonne. Mais qui doit-on remercier pour cette habitude ?

Qui n'a jamais haï son réveil ? Injurié silencieusement (ou pas) cette petite sonnerie qui vous intime de vous lever ? Cherché à désobéir, à grappiller encore quelques minutes de sommeil, avant de céder ? Tous les matins (ou presque), nous obéissons à une machine. Et si je vous disais que c'est la faute des moines médiévaux ?

Le souci religieux de la ponctualité

Dès le Haut Moyen Âge apparaît l'idée que les prières sont plus efficaces si elles sont simultanées. Dans les monastères, on va alors imposer un emploi du temps strict, articulé autour « d'heures » qui sont autant de moments de prières : soit, dans l'ordre, les vigiles (2h du matin), les matines (4h), les laudes (5h), prime (6h), tierce (9h), sexte (midi), none (15h), vêpres (19h). Parmi ces offices, les offices nocturnes, surtout les vigiles, sont les plus difficiles : ils imposent une servitude temporelle stricte en coupant en deux la nuit de sommeil.

Dès lors, comment réveiller les moines ? Une solution serait de maintenir un veilleur qui compte le temps avec une clepsydre et va ensuite réveiller ses frères. C'est d'ailleurs le sens premier du mot « vigile » : celui qui reste éveillé, celui qui veille, qui voit. C'est la solution préconisée encore au VIe siècle par une règle monastique appelée la Règle du Maître : deux moines doivent rester réveillés, et on les appellera « les coqs vigilants ». Mais, évidemment, ce n'est pas très fiable : facile de s'endormir quand on joue la sentinelle... Or pour un moine rater une messe est gravissime.

Cette faute est bien sûr immortalisée dans une célèbre comptine qu'on retrouve dans toutes les langues européennes : « Frère Jacques, dormez-vous, dormez-vous ? Sonnez les matines... » (et voilà, maintenant vous l'avez dans la tête pour la journée. De rien.).

Les moines médiévaux avaient très peur d'être des frères Jacques malgré eux. Au XIe siècle, un moine, Raoul Glaber, rapporte ainsi qu'il a été visité un matin par le diable, qui le tente en lui conseillant de rester au lit : « Pourquoi sautes-tu si vite du lit dès que tu as entendu le signal ? Tu pourrais t'abandonner encore un peu à la douceur du repos, au moins jusqu'au troisième signal... ». C'est comme nous le matin, quand on active la fonction snooze pour voler quelques minutes ! Raoul ne se laisse pas prendre au piège : il comprend que le diable veut lui faire rater la messe, ce qui pourrait compromettre son salut. Pensez-y, la prochaine fois que vous grognerez péniblement « Encore cinq minutes... ».

 

Organiser le temps

Ce souci monastique de la ponctualité s'inscrit plus globalement dans une volonté de l'Église d'organiser le temps, à toutes les échelles. C'est ainsi qu'elle met en place un calendrier complexe, articulé autour de dizaines de fêtes et de célébrations. Plusieurs de ces fêtes sont dites « mobiles » : elles ne tombent pas à une date fixe mais dépendent du calendrier lunaire et/ou solaire. C'est le cas de la Fête de Pâques, qui se décale chaque année (comme le début du Ramadan en terre d'islam). Pour calculer cette date, les meilleurs scientifiques du temps élaborent de savantes tables de calcul, les computs.

Ce souci du temps est omniprésent et c'est même l'un des domaines scientifiques proprement médiévaux. Autant le Moyen Âge occidental est, par rapport à l'Antiquité romaine ou au monde musulman, en retard au niveau de la médecine, de l'optique, de l'ingénierie, autant il est en avance dans ce domaine-là : mesurer le temps.

 

Les machines disent l'heure

L'Église va dès lors apprendre à fabriquer des instruments mécaniques de réveil. Dès le VIIe siècle, on fabrique des clepsydres, de plus en plus perfectionnées. Le XIIIe siècle sera le temps des horloges mécaniques, qui se multiplient dans les grandes villes, mais aussi dans les abbayes. Elles permettent non seulement de savoir l'heure qu'il est, ce qui est crucial pour imposer un temps en commun, mais surtout les horloges permettent de prévoir l'heure qu'il sera. Elles ne sont pas seulement des outils d'information, mais de maîtrise du temps.

On trouve cette dimension en toutes lettres dans la règle de l'abbaye de Villers, en 1268 : s'adressant au sacristain, chargé de sonner les cloches de l'abbaye, la règle note « Tu règleras soigneusement l'horloge, et alors seulement tu pourras dormir tranquillement ». La règle cistercienne, rédigée un siècle et demi plus tôt, consacre déjà de longs paragraphes aux soins à apporter aux horloges des abbayes.

Ces horloges sont en réalité des minuteries. On s'en sert encore pour les œufs à la coque : celles du Moyen Âge fonctionnent de la même façon, sauf que ça tiquetaque pendant des heures avant de sonner pour réveiller un moine. C'est le rôle de Frère Jacques : il doit se réveiller pour aller « sonner matines » afin que les cloches réveillent tous les autres moines. En latin, on dit horologia excitatoria. Les contemporains ont eu conscience qu'il s'agissait de nouvelles machines, et ont forgé des nouveaux mots : les Hollandais disent klokke, les Anglais clock. Or, ce clock renvoie à la cloche : les premières machines à dire le temps furent des cloches automatisées. De même, en anglais montre se dit watch, c’est-à-dire littéralement garde, veille. Savoir l'heure, c'est donc avant tout pouvoir se réveiller.

Bref, l'Église médiévale invente du même geste le réveil-matin et l'auto-discipline temporelle. Comme des moines bien disciplinés, nous réglons, chaque soir, notre réveil avant d'aller dormir. Nous obéissons à la sonnerie, et nous nous levons en même temps que des dizaines de milliers de personnes. La diffusion des horloges a favorisé l'émergence de la notion d'horaire, de retard, d'emploi du temps. Ces notions contribuent à la naissance d'une société disciplinaire, comme l'analyse Michel Foucault : une société dans laquelle le pouvoir découpe le temps pour mieux contrôler les corps et les vies. Décidément, Frère Jacques aurait mieux fait de se rendormir : on ferait tous de belles grasses mat', personne n'arriverait jamais en retard, on ne serait pas angoissés par l'idée de perdre son temps.

Quand on vous dit que c'est la faute des moines...

 

Pour en savoir plus

  • David S Landes, L'Heure qu'il est : les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne, Paris, Gallimard, 1988.
  • J. Biarne, « Le temps du moine d'après les premières règles monastiques d'Occident (ive-vie siècles) », in Le Temps chrétien de la fin de l'Antiquité au Moyen Âge, Paris, CNRS, 1984, p. 100-128.
  • Le récit de Raoul Glabert se trouve dans Cinq livres de ses histoires, éd. Maurice Prou, Paris, 1886, livre V, chap. 1, p. 114-115.

 

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