En plus de donner à relire les analyses de films publiées par François Truffaut au cours de sa carrière de journaliste, ce recueil donne à découvrir un véritable art de la critique cinématographique.

L'expression de « critique à l’état furieux » est due à Roger Nimier, qui décrivait ainsi les écrits publiés par François Truffaut durant sa période de journaliste et de critique de cinéma. Elle apparaît dans un article où le critique littéraire saluait son confrère critique de cinéma, afin de relever que ce dernier ne cherchait pas à s’accorder avec les goûts de ses collègues ou du « gros public »   , et qu’il avait su remarquer, entre autres, que l’évolution du goût du public témoignait d’une grande exigence, puisqu’avant la guerre on « allait au cinéma » alors que dans son présent (les années 50), on allait désormais « voir un film ».

Cette expression se retrouve dans ce recueil de critiques, entretiens, reportages, hommages et rétrospections, qui donne à lire 460 articles parus dans la revue Arts-Spectacles, bien répertoriés et introduits par Bernard Bastide. Tantôt brefs (surtout en début de carrière), tantôt longs, et finalement de plus en plus longs au fur et à mesure que la popularité du jeune polémiste grandit, les articles et comptes rendus ne sont pas tous reproduits ici. Deux contraintes s’y opposent : François Truffaut a commencé sa carrière de critique en signant de pseudonymes pas toujours repérables (sauf quelques-uns, typiques : Robert Lachenay, Robert de la Chesnaye, Louis Chabert) et il est difficile de débroussailler cet écheveau. Toute son œuvre critique n’est donc pas identifiée, et encore moins retrouvée, malgré la bonne volonté signalée (et remerciée) par le commentateur de nombreuses collaboratrices (dont les filles de François Truffaut).

C’est en février 1954 qu’il est recruté comme pigiste régulier, pour une tribune hebdomadaire, de la page cinéma de cette revue Arts-Spectacles, fondée par le galeriste et marchand Georges Wildenstein. Et c’est en 1958 qu’il cesse cette collaboration, à la fois pour rejoindre la réalisation et pour se libérer des astreintes de la critique. Par conséquent, l’ouvrage donne à lire une période déterminée des productions de François Truffaut, lui-même ayant rapidement laissé entendre que ce métier n’était pas pour lui et qu’il ne l’exercerait pas toute sa vie. Il se prépare vite à son premier court métrage professionnel (Les Mistons), et son temps de travail se reconcentre sur une autre écriture, celle de projets cinématographiques (Temps chaud, Les Quatre Cent coups).

 

Un idéal éthique

On peut rendre compte d’un tel ouvrage en s’appuyant sur les différentes sciences humaines (sociologie, sémiologie, études critiques, etc.). On peut encore suivre la progression des écrits de François Truffaut et y vérifier l’assurance prise par l’auteur au fur et à mesure de sa carrière (selon une option plus psychologique). On peut répertorier chaque chronique et en commenter la teneur (encore les Index des noms et des films donnent-ils les éléments en question). On peut examiner quels sont les films choisis par l’auteur pour bénéficier de ses commentaires et, par comparaison avec des catalogues de l’époque, interroger le tri opéré par François Truffaut dans sa production totale. D’autres pistes sont encore envisageables et aucune n’est absente d’intérêt. Chacune exige en revanche un véritable travail de dépouillement qui dépasse largement l’objectif de notre propre chronique.

Il est cependant une autre entrée dans cette « matière » de près de 580 pages de texte. Parmi d’autres encore, elle consiste à réfléchir sur les approches critiques de François Truffaut, celles qui donnent justement consistance au métier de critique de cinéma. Car, et à condition d’organiser des comparaisons avec d’autres publications de l’époque, François Truffaut aborde le « métier » de manière singulière. Non seulement il s’agit de donner publicité à des films, selon certains critères sur lesquels nous reviendrons ; non seulement encore il s’agit de procéder à des hiérarchisations (qui habiliter, qui négliger, qui réhabiliter parfois ?), mais encore il est nécessaire de « faire avancer le public ». Sous la plume de Truffaut, d’une certaine manière, chacune de ces dimensions s’articule aux autres. Il est impossible ou inconséquent de juger publiquement un film si ce jugement ne sert pas à former le regard du spectateur.

Toute la critique de François Truffaut passe ainsi par un idéal éthique qui ne saurait se contenter de seulement citer ce qui est, ou de commenter ce que chacun peut voir. Cet idéal doit contribuer à sérier des formes cinématographiques et à célébrer l’intelligence imagée de réalisateurs qui, au lieu de plomber le regard du spectateur, lui procurent une approche valorisante de l’écriture cinématographique, tout en dégageant le sens des œuvres expérimentales, ambitieuses, probes et intelligentes.

En cela, par ailleurs, François Truffaut rejoint la stratégie du jeune cinéma de la Nouvelle Vague, notamment, laquelle prône l’autoproduction, en augmentant la qualité esthétique du film et en conduisant plus loin la conquête d’un large public.

 

La forme littéraire de la critique

Cette suite de différents comptes rendus de films est émaillée de réflexions sur la critique, son rôle et ses méthodes. Évidemment, une partie d’entre elles consiste à condamner les collègues qui rendent des textes médiocres sur les films vus (ou parfois commentés sans être vus, et sur ce plan, Truffaut est virulent). François Truffaut ne cesse de fustiger l’inculture des critiques et construit des attaques dont la portée est telle que, par ailleurs, certains critiques lui répondent, ou en tout cas lui en veulent durant longtemps. Nous suivons ces querelles par les réponses de Truffaut à des articles au besoin cités en note du commentateur.

Mais ce n’est pas l’essentiel, sinon à tenter de rédiger une chronique de l’état de la critique à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale. Relativement à l’époque encore, Bernard Bastide a raison de rappeler que si François Truffaut fait la part belle aux films américains, cela est lié à une raison conjoncturelle : Truffaut, explique-t-il, a nourri sa cinéphilie d’une consommation importante de films américains, attisée par l’effet de manque, conséquence directe de leur absence pendant la guerre. Il se lance par ailleurs dans un historique des genres cinématographiques américains : comédie, Western, etc. Il dresse des portraits des principales icônes et cite ses réalisateurs préférés. Des pages entières sont ainsi consacrées à Marilyn Monroe, James Dean (surtout à l’occasion de son décès), Humphrey Bogart, ou à Alfred Hitchcock, Fritz Lang (période américaine), Nicholas Ray, etc.

Plus précisément, le déroulement de chaque compte rendu est assez similaire. Il confine même parfois à la répétition d’un schéma : souligner quelques éléments du scénario, analyser la production du film (acteurs, rythmes, montage) et commenter des effets visuels, avant de procéder au jugement définitif (du « chef-d’œuvre » à l’« œuvre médiocre »). S’agissant de trouver et d’exposer le centre de gravité du film, l’axe autour duquel gravite la pensée du réalisateur, François Truffaut cherche à organiser son propre texte autour d’un mot, d’une image ou d’une séquence, considérés comme incontournables. Il décide de ne pas expliquer le film mais de le revivre et de le faire vivre aux yeux de la lectrice, du lecteur. Seule manière légitime de remplacer la description extérieure par la communion intérieure.

On pourrait dire autrement que ce qui est frappant dans les textes lus les uns après les autres, outre un effet de reclassement historique, c’est le relevé par François Truffaut de l’adresse du film, la manière dont il rend la spectatrice et le spectateur justement spectateurs. Mais pour obtenir cet effet, il faut parler le film et ne jamais parler du film, comme le font de nos jours la plupart des critiques de cinéma.

L’ensemble de cette démarche, pour finir, n’empêche nullement Truffaut de tracer son sillon en cultivant ses goûts et en affichant ses dégoûts.

 

Une société cinématographique

Pour aller plus loin dans les considérations déployées par ces comptes rendus, il faut retenir encore que pour Truffaut, un « bon » film doit toujours exprimer simultanément une idée du monde et une idée du cinéma. C’est dans ce cadre que l’auteur défend une politique des auteurs, note des inventions de mises en scène, cite des contraintes, mais aussi, au-delà de chaque film, décrit le monde du cinéma, la société qui tourne autour des films et qui se traduit en réunions, collaborations, festivals, mostras, etc.

Les mostras de Venise, successivement, n’échappent pas à l’œil du critique et à la fatigue du spectateur qu’il convient d’y être. Chaque année apporte son lot de peines (suivre une quantité de plus en plus grande de films) et de joies (on y trouve des pépites, mais on les découvre aussi parfois en dehors du circuit officiel), et de manière plus féroce, son lot de dîners, soirées mondaines, rencontres sans intérêt, expositions de midinettes qui cherchent des rôles... Le critique doit tout de même faire son chemin, si on peut dire, entre ces moments qui appartiennent tout de même au monde des lumières cinématographiques et des réalités d’un cinéma qui use les femmes et les hommes pour le plaisir des yeux des spectateurs.

Ce monde, de surcroît, est traversé par des phénomènes de censure. François Truffaut y revient souvent, les notant au passage plutôt qu’il ne les étudie. Censure de Nuit et Brouillard par suite de pressions exercées par l’ambassade de la République fédérale d’Allemagne (1956), coupes imposées à Et Dieu… créa la femme (1956), suspension de diffusion en Angleterre de Vacances romaines (1954), ou décote de La Tour de Nesle (1955), pour ne citer que quelques exemples puisés au long des pages de l’ouvrage.

C’est enfin une société qui gravite autour de figures exemplaires. Tel est André Bazin, mort en 1958, à 40 ans, l’ami depuis les débuts de la carrière de François Truffaut, et « meilleur écrivain de cinéma en Europe ». François Truffaut précise aussi que Bazin lui a « appris à écrire sur le cinéma », qu’il a corrigé et publié ses « premiers articles », et que « c’est grâce à lui que j’ai pu accéder à la mise en scène » (1958, « Tombeau d’André Bazin »). Nous n’en parlerons plus, c’est le plus connu, et en regain de présence publique depuis que les Éditions Macula publient ses Écrits complets, soit deux mille huit cents articles (2019).

 

Une étude socio-historique

Si les chroniques se focalisent plutôt sur des films, des réalisateurs et parfois des comédiens (Brigitte Bardot, James Dean), ce n’est pas le seul registre qui intéresse Truffaut. Bien sûr, il encourage d’emblée les jeunes cinéastes à tourner en décor naturels plutôt qu’en studio, à donner à leurs dialogues les accents du vécu et à ne plus se risquer à de stériles compromis avec l’industrie cinématographique. Bien sûr encore, il valorise des réalisateurs prestigieux : Jean Renoir, Sacha Guitry ou Max Ophuls, chacun pour des raisons différentes.

Mais il ne se cantonne pas à ce registre. Il analyse encore de nombreux éléments constitutifs du cinéma. Parmi eux, il s’intéresse en particulier à l’analyse de la fonction de la technique dans la construction du film. Truffaut est à l’affût des techniques nouvelles – le cinémascope, par exemple, auquel une chronique entière est réservée, destinée à expliquer au public les avantages et les inconvénients de ce procédé (1954) – et il se penche sur les capacités données ainsi aux réalisateurs. Ensuite, il n’est pas dupe de la puissance déployée par les entreprises de cinéma, mais il ne cherche à déployer aucun mépris d’emblée, par exemple, à l’égard d’Hollywood – il s’intéresse à la firme indépendante qui produit Stanley Kramer, en 1954, laquelle s’est donné pour but de produire des films à bon marché et d’en confier la réalisation à de jeunes metteurs en scène. Enfin, il tente d’expliquer à ses lecteurs la différence entre la télévision et le cinéma (1954 encore).

Il reste que, dans tous les cas, Truffaut est attentif aux spectateurs, aux rapports entre les films et les regardeurs qui viennent prendre du plaisir à la condition qu’on leur fait de personnes assises dans un fauteuil – quoique certains critiques y dorment, note-t-il – et auquel l’adresse d’un film est primordiale (sans séduction). Ce qui est important sur ce plan, c’est que l’auteur traite de la même manière les spectateurs de films et les lecteurs de ses chroniques. Jamais il ne méprise les uns ou les autres, même s’il note que des « progrès » dans le regard ou dans la compréhension se lisent dans les réactions des uns et des autres au long de ces quatre années de travail critique.

La vie de critique n’est sans doute pas une sinécure. Truffaut, critique ou non, a semble-t-il toujours chroniqué les films vus et surtout son rapport aux films au cours du visionnage. On sait que s’il a commencé à regarder des films à partir de 1940, il a aussi tout au long de sa vie rédigé des fiches destinées à retenir des perspectives, ou de simples notes sur les films. Mais les fiches données à lire dans ce recueil sont plus élaborées. Elles nous montrent un véritable critique – au sens où il va droit aux principes des films – doublé d’un polémiste qui se réveille lorsque cela est nécessaire. Un polémiste à l’encontre des films trop littéraires, qui n’accomplissent donc pas pleinement les moyens du cinéma, doublé d’un polémiste à l’encontre de ses confrères. Un réalisateur en devenir, enfin, au sens où écrire sur le cinéma, comme ont pu le souligner Jean-Luc Godard ou Serge Daney (entre autres), c'est déjà un peu en faire.

 

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