Aurélie Cardin filme la ville à la suite de Godard. De la Courneuve à Aubervilliers, la mémoire cinématographique survit à l'étouffement des espaces et ouvre à de nouvelles perspectives.

Aurélie Cardin est réalisatrice d'un court-métrage d'une quinzaine de minutes où elle aborde la ville à travers son architecture géométrisée et de l'intérieur d'un EHPAD. Le spectateur est à l'intérieur, mais très vite on comprend que rien de réellement intime se dira ici. Il y a des surveillants partout, ce qui n'est pas sans évoquer l'univers étouffant de Vol au-dessus d'un nid de coucou. Les murs s'y resserrent sur des hommes et des femmes qui semblent ne plus rien attendre. Ainsi la scène de l'ascenseur filmée au plus près des corps, montre métaphoriquement ces vies privées d'avenir. Les personnes âgées, comme on dit, jouent à des jeux de « société » dans une totale ignorance de leurs voisins. Certains sont d'ailleurs tellement rivés à leur occupation qu'ils n'habitent qu'un bout de table. Un peu comme les habitants de ces villes où chacun est prié de se tenir convenablement à sa place. Il ne faut pas déranger. Ici c'est d'autant plus criant que l'histoire a lieu dans un EHPAD où on tient à l'écart une vieillesse redoutée par l'image qu'elle renvoie.


Transformation urbaine et forme cinématographique 

Le temps est lent, cyclique. Tout se répète sous l'oeil faussement complice de l'ordre médical. L'emploi du temps est rigide et empêche tout désir de s'exprimer ouvertement. On y attend la fin, occupé par des jeux de société, se substituant à une réelle vie sociale. Le jeu de la vie y est réglé, sans possibilité d'inventer du neuf. Tous les personnages du film s'y résignent, sauf Lucienne. Elle rêve de retrouver la Guadeloupe. Lucienne atteinte d'Alzheimer est paradoxalement celle qui bouscule les règles établies au nom de la mémoire. Aurélie Cardin a travaillé sur la rupture introduite par Jean-Luc Godard dans la façon de filmer les villes. Si Godard s'est installé, pour son film Deux ou trois choses que je sais d'elle, à l'intérieur de la Cité des 4 000 de la Courneuve, alors en plein chantier, Aurélie Cardin s'installe dans un lieu proche du mouroir, où le mouvement est au ralenti. Les chantiers sont finis, et à leur place, des murs bouchent l'horizon. A la promesse du chantier en devenir, s'est substitué l'enfermement, la mort des utopies. La fin des illusions est l'aboutissement des transformations urbaines. Peut-on en dire autant de la forme cinématographique ? Si le cinéma ne peut pas s'installer dans l'intimité de l'EHPAD, si la rue porte un mouvement inverse qui renverse tout du fait d'une vitesse incontrôlée, où installer la caméra ?

 

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En quête de la mémoire

Filmer la mémoire d'une vieille femme atteinte d'Alzheimer, tel est le paradoxe de ce film, à moins que ce ne soit la métaphore qui permette de comprendre le sens du cinéma selon Aurélie Cardin. Lucienne veut retrouver le passé de ses racines, la maison de son enfance. Elle organise son évasion et introduit l'horizon du rêve dans ce lieu carcéral redoublé par le vis à vis de l'immeuble en face, une barre évoquant aussi cette fin de vie. Le désir est entre les mains des infirmiers, comme le montre la scène où un homme, Jean-Pierre, à la lisière de la folie, supplie qu'on lui donne son gâteau. Infantilisée et humiliée, la vieillesse est tenue à l'écart. On ne sort pas comme on le souhaite d'un tel lieu. La caméra insiste sur des couloirs vides, labyrinthiques, où il n'y a aucune Ariane pour jeter un fil. Les personnages sont devenus invisibles, interchangables, comme dans la scène de l'ascenseur où les femmes de ménage ne voient pas la fuyarde et son acolyte, confondus avec le linge usagé, leurs visages étant quasi écrasés au fond de l'ascenseur. La fonction de celui-ci n'est-elle pas le monte-charge ?

En parallèle et comme en jeu de miroir, on devine une jeunesse sans avenir, enfermée dans sa musique, égoïste. Le jeune garçon qui mendie une pièce à Lucienne reste perplexe face à sa réponse. Elle doit garder sa monnaie pour acheter le billet d'avion qui la mènera en Guadeloupe. Le silence du jeune sous ses écouteurs vêtu d'un tee-shirt paraphé d'un « vivement la retraite », l'air déterminé de Lucienne parlant toute seule, créent un dialogue de sourd. Les passants de la ville sont en retrait, pendant que les voitures et les klaxons envahissent les espaces du visible et du son.

L'univers omniprésent de la circulation routière, Aurélie Cardin le reprend au film de Jean-Luc Godard, Deux ou trois choses que je sais d’elle. Cette présence des voitures montre la juxtaposition des relations humaines, dont le lien s'est dissipé. La réalisatrice écrit : « Godard choisit la transformation urbaine comme objet même du film et cherche à créer une forme de cinéma adéquate à son objet, une forme elle-même nouvelle, elle-même en construction, faite de pièces disjointes, caractérisée par la juxtaposition, les ruptures des contenus et des formes, des récits qui se croisent sans se mêler »   . Et de rajouter : « La juxtaposition de morceaux de témoignages tronqués, cisaillés comme le paysage, permettent à Godard d’exprimer la solitude de chacune, l’absence de repère. »

Lucienne sort de l'hôpital et marche vers nous, spectateurs. Elle appelle le spectateur à la rejoindre. Mais c'est comme il veut. Elle ne le force pas. Elle ne force personne dit-elle à l'homme qu'elle aime. Elle part en quête de son passé, de sa mémoire. Cette marche à contre-courant est la sienne. Pour la suivre il faut quitter l'écran, se retourner, ne pas se laisser enfermer.
 

Qui a Alzheimer ?

Aurélie Cardin prolonge le travail de Godard, en interrogeant les mémoires de ces villes. Qu'en reste-t-il quarante ans après ? Etrangère à la logique des grands ensembles, Lucienne, porte la vision cinématographique. Ce présent qu'elle fuit, c'est ce à quoi se sont adaptés les autres. C'est pourquoi elle prend le contre-pieds, au rythme d'une danse de libération qu'évoque la musique Gwoka. Les images qui interfèrent dans sa fuite sont d'abord celles de sa liberté rêvée. Ce dont rêve Lucienne n'est pas sans évoquer le passé colonial de la Guadeloupe où le Gwoka est une danse de libération contre l'esclavage. Le gwoka est pratiqué par tous les groupes ethniques et religieux de la société guadeloupéenne. Il combine le chant responsorial en créole guadeloupéen, les rythmes joués aux tambours ka et la danse. Dans sa forme traditionnelle, le gwoka associe ces trois domaines d’expression en valorisant les qualités individuelles d’improvisation.

 

Un cinéma de la liberté d'improvisation

Perdre la mémoire peut être source d'effets comiques. Ainsi Luciennne oublie-t-elle son peigne dans sa chevelure ou a deux chaussures différentes. Un couple en visite se dispute à propos du grand-père paternel qui offre une cigarette à un de ses jeunes petits-enfants. « Il perd la tête », dit son fils en riant. Ce qui se perd est ainsi, aussi, la filiation, le respect, le sens même de l'humain... L'épouse est loin d'être amusée. La perte de la mémoire, aussi c'est cela. De cette catastrophe, les architectes portent la responsabilité : l’architecture n’est pas neutre, habiter les « grands ensembles » ou le « grand Paris » ne laisse que des choix marginaux aux individus. Il y a une violence impensée d’une architecture moderne, fondée sur le principe de Le Corbusier justifiant l’uniformisation par l’existence de « besoins identiques entre tous les hommes ». La diversité est dans l'action et la création.

On a envie de dire en voyant ce court-métrage que la rédemption est dans l'amour et le langage de l'improvisation.  Lucienne parle créole à celui qu'elle aime, rétablissant l'intimité par la langue maternelle. La langue sauve de l'uniformisation.  De même le cinéma se sauve par ce dire et surtout sans recette. Rappelons-nous l'ouverture du film. Lucienne regarde un film, du style « les feux de l'amour ». Elle répète les paroles d'amour. Elle se rend dans la salle commune de l'EHPAD. Elle voit deux femmes qui s'intéressent de trop près à l'homme qu'elle affectionne. Agacée elle les chasse.  Elle ne parlera pas d'amour. Elle parlera de son évasion sur les chemins de l'invention. Une autre façon d'aimer... et de filmer. 

 

Visible sur ce lien jusqu'au 24 mars 2019