Entre souvenirs et réinterprétation, Paul Veyne dresse un portrait de Foucault en sceptique. Un témoignage vivant, à défaut d'être toujours convaincant.

La fascination qu’exercent la personnalité de Michel Foucault et sa pensée inclassable suscite d’inventives métaphores. On se souvient de l’attaque du livre de Deleuze sur Foucault : "un nouveau cartographe est nommé dans la ville", et Deleuze de poursuivre comme un récit de Gogol — ce cartographe d’un nouveau genre prévient qu’il ne prendra en compte que les énoncés… Paul Veyne indique qu’il a pensé, un temps, donner à son livre le titre : Le Samouraï et le poisson rouge. Le samouraï renvoie à l’allure de Foucault, à son style froid et tranchant de combattant ascétique et peut-être à son goût pour le Japon. Le poisson rouge est la belle image (qui n’est pas sans évoquer le "verre à mouches" de Wittgenstein comme image pour l’obsession de la pensée par certaines idées) par laquelle Paul Veyne traduit ce qu’il essaie de cerner conceptuellement tout au long de son livre : "la connaissance historique, si elle veut pousser jusqu’à son terme ses analyses d’une époque donnée, doit parvenir, au-delà de la société ou de la mentalité, aux vérités générales dans lesquelles les esprits de cette époque étaient, à leur insu, enfermés comme dans un bocal". Or Veyne caractérise Foucault comme un sceptique, c’est-à-dire comme un être qui se dédouble pour tenter de se prendre en vue de l’extérieur du bocal : "tant qu’il pense, il se tient hors du bocal et regarde les poissons qui y tournent en rond. Mais comme il faut bien vivre, il se retrouve dans le bocal, poisson lui-même, pour décider quel candidat aura sa voix aux élections prochaines (sans donner valeur de vérité à sa décision)"   . On voit que Veyne revient ici sur le problème de l’articulation entre histoire et vérité telle qu’il n’a cessé de tenter lui-même de la penser sur un mode sceptique et provocateur, allant jusqu’à des thèses d’un relativisme extrême ("il n’y a pas de fait"), qu’il se reproche ici. À ce propos, profitons de l’occasion pour souligner que cette fameuse phrase de Nietzsche ("il n’y a pas de fait, il n’y a que des interprétations") est certes citée par Foucault mais dans un texte qui n’est rien d’autre qu’un commentaire de Nietzsche, dont il est tout à fait abusif de prétendre tirer l’épistémologie de l’histoire de Foucault lui-même (comme l’ont fait, par exemple, Luc Ferry et Alain Renaut). La dette de Foucault-historien à l’égard de la généalogie nietzschéenne est évidente et avouée, et Foucault a pu présenter ses ouvrages historiques comme des sortes de "fiction", au sens de reconstructions accentuant délibérément certains aspects au détriment d’autres aspects (c’est d’ailleurs la méthode que prônait Max Weber), mais il accordait une grande importance aux faits, aux "petits faits", comme le souligne à juste titre Veyne ici. Aussi reformule-t-il sa thèse en mode mineur : Foucault aurait récusé non pas l’idée de vérité factuelle, non pas toute idée d’une vérité attachée à un état de choses, mais la prétention à énoncer des vérités sur des généralités comme "l’homme", "la sexualité", mais aussi des grandes catégories que Veyne tient pour floues et creuses comme "l’individualisme", "la rationalisation", etc. Foucault passait toujours ce genre d’invariants "à la râpe de l’histoire". Ce "scepticisme systématique à l’égard des invariants anthropologiques" (la formule est de Foucault) ouvrirait, selon Veyne, à "l'art de capter l’individualité en évitant les poncifs" - individualité d’un temps, d’un lieu, d’un traitement précis des fous ou de la peine… On retrouve alors les sempiternels problèmes : mais "la" folie n’existe-t-elle pas ? La réponse de Foucault est qu’il est de mauvaise méthode de postuler a priori une essence de la folie dont les époques nous montreraient les variations historiques ; il est plus fécond de se demander comment l’on passe d’une appréhension de la déraison dans un cadre non-médical à une vision de la folie comme maladie mentale, en lien, chaque fois, avec des pratiques de relégation différenciée, des modes de circulation ou d’enfermement des "fous" qui ne renvoient pas à "la même" catégorie, mais définissent chaque fois une façon de "voir", de classer, de "traiter" des individus donnés.


Veyne se remet en cause

Face à cette reformulation de l’apport de Foucault en matière d’épistémologie de l’histoire et des effets de la pensée ou de la méthode de Foucault dans ce domaine, on peut se demander si Veyne ne renonce pas de facto à ses constructions antérieures, beaucoup plus radicales dans leurs conclusions, en direction d’une historiographie qui éviterait de se penser en termes de vérité   . Il semble bien que ce soit le cas, Veyne évoquant sur un mode autocritique le "relativisme échevelé" de certaines de ses propositions antérieures. Il défend ici l’idée qu’il y a bien des procédures de recoupement du fait empirique, que la notion de vérité a donc une certaine pertinence à cet échelon, mais que cette capacité de vérification est d’un périmètre limité. Cependant, à partir de quel degré de généralité un énoncé cesse-t-il d’être vérifiable pour tomber dans la phrase vide ? Veyne ne le précise pas vraiment, il renvoie plutôt au récent et grand livre d’épistémologie des sciences sociales, d’inspiration fortement wébérienne, de son ami Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique.

En tout cas, cette épistémologie ne semble pas avoir pour conséquence d’empêcher de vouloir "dire vrai" sur ce que serait, "en fait", la pensée d’un auteur comme Foucault. Quel que soit le scepticisme de Veyne, il lui semble possible de dire que Foucault était fondamentalement  un sceptique, qu’il n’était ni de droite ni de gauche, etc., bref d’en donner une image fixe, là où les biographes de Foucault insistaient le plus souvent, en suivant d’ailleurs sa propre déconstruction de l’idée de "l’unité" d’un "auteur", sur le caractère extraordinairement mobile, évolutif, de son rapport à la politique, à l’action, au marxisme, au libéralisme, etc. Or s’il est illusoire de prétendre dissoudre la personne et la pensée de Foucault dans un pur jeu de masques, — car nous parlons bien d’un philosophe qui a nom Foucault, nous relions ses œuvres entre elles, nous postulons donc une unité qui est le point de rassemblement de nos discours —, n’est-il pas illusoire également de prétendre réduire ces variations à l’unité d’un ou deux qualificatifs tirés d’une connaissance directe, mais évidemment fragmentaire, de l’homme, et d’une interprétation sélective de son oeuvre ?


Foucault intellectuel de gauche ?

Il y a quelque chose d’étonnant dans la façon dont, ces dernières années, se sont multipliés des "portraits" de Foucault qui ont peu ou prou prétendu nous délivrer la vérité du personnage et du philosophe, sur le mode d’une révision. "Vous croyiez que Foucault était l’une des plus frappantes incarnations récentes de l’intellectuel engagé ? Pensez-vous, Foucault n’était ni de gauche ni de droite, d’ailleurs moi qui l’ai bien connu je vous le dis : c’était un sceptique, un point c’est tout". Mas il serait injuste de résumer ainsi le livre de Paul Veyne, et de le niveler au rang de l’essai que Blandine Barret-Kriegel rédigea vraisemblablement très rapidement il y a quelques années sous le titre Foucault aujourd’hui : bien des choses sont précieuses et savoureuses dans le mélange d’analyses philosophiques et d’anecdotes qu’a réalisé Veyne. C’est d’ailleurs une question réelle que de savoir dans quelle mesure le clivage droite/gauche est pertinent pour rendre compte de la pensée de Foucault,  notamment celui qui est apparu à la faveur de la publication des cours sur le néolibéralisme et d’une formule qui a frappé les esprits : "le libéralisme a toujours laissé aux socialistes le soin de fabriquer des utopies, et c’est à cette activité utopique ou utopisante que le socialisme a dû beaucoup de sa vigueur et de son dynamisme historique. Eh bien, le libéralisme a besoin, lui aussi, d’utopie. A nous de faire des utopies libérales…   .

Veyne ajoute au dossier ces souvenirs, troublants parce qu’ils ne recoupent pas les interventions publiques de Foucault à l’égard de l’arrivée au pouvoir des socialistes en 1981, qui le montrent certes soucieux de maintenir sa distance critique (comme il le manifestera avec éclat au moment de la répression contre Solidarité en Pologne et de l’accueil de Jaruzelski par Mitterrand), mais plutôt bienveillant au départ : "en 1981, il ne décolérait pas contre l’arrivée des socialistes au pouvoir ; je suppose, sans en être sûr, qu’il préférait Rocard à Mitterrand"   . Auquel cas cette "colère" serait relative, tournée plutôt contre le mode d’unification de la gauche socialiste et communiste que contre l’arrivée de la gauche au pouvoir comme telle — ce qui paraît plus crédible. Mais Veyne ajoute : "à sa mort, Foucault préparait une critique du socialisme français (il y avait une pile de livres sur la question au chevet de son lit) ; le parti socialiste, selon lui, n’avait jamais eu de politique proprement dite"   . Cette notation fait aussi écho à un passage des cours sur la biopolitique, où Foucault déclare : "…il n’y pas de gouvernementalité socialiste autonome. Il n’y a pas de rationalité gouvernementale socialiste"   . Mais il ajoute : "il faut l’inventer"   .

Veyne ne veut pas suggérer que Foucault serait "passé à droite", mais plutôt qu’il se situait ailleurs, travaillant à explorer le renouvellement de la pensée économique libérale et les failles du rapport socialiste au politique et à l’État. La volonté de détacher de Foucault la figure stéréotypée de "l’intellectuel de gauche" vise peut-être à le dégager de ce qui a fait une part de sa gloire, sur le mode d’un certain malentendu – notamment si l’on pense que l’intellectuel est quelqu’un qui délivre des prescriptions à prétention universelle, quand, dans le cas de Foucault, il se serait toujours agi d’interpellations et de questionnements à partir de cas, de situations, d’expériences spécifiques, de sentiments de l’intolérable et du scandale ponctuel. Veyne estime que Foucault s’engageait sans prétendre que son engagement fût fondé en raison, mais parce que "c’est ainsi". Une telle attitude est-elle tenable jusqu’au bout ? On peut en discuter, comme l’ont fait Jacques Bouveresse dans Rationalité et cynisme ou Jürgen Habermas dans Le Discours philosophique de la modernité.

Sur le plan philosophique, l’assignation à une identité intellectuelle — celle du sceptique — cherche moins ici à réduire la richesse et la variété internes de la pensée de Foucault qu’à dégager un trait saillant qui ne serait pas, ainsi, celui du relativisme, couramment imputé à Foucault. Cependant, dans la perspective même de Veyne, on peut regretter que l’historien de l’Antiquité n’ait pas envisagé la possibilité d’une interprétation de Foucault, suivant les dernières conférences de celui-ci, en "cynique" (au sens antique du terme), représentant ou incarnant par sa vie même, et non à travers des discours tendant à l’universel, un défi politique, plutôt qu’en sceptique, lequel se tient d’abord sur le terrain de la connaissance. Et là, toujours au bord d’un cercle et d’une insurmontable tension : "en tant que sceptique, disait Hans Blumenberg, j’hésite à donner entièrement raison au sceptique".


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