La revue « Émulations » revient sur les enjeux d’une ethnographie à proximité des enquêteurs.

Longtemps réservée aux anthropologues étudiant des sociétés non-occidentales – à l’instar de B. Malinowski   , souvent présenté comme un père fondateur de cette méthodologie au début du XXe siècle –, l’ethnographie s’est développée depuis trois ou quatre décennies dans la recherche sociologique. Non sans un certain évolutionnisme social inhérent à la pensée européenne du XIXe siècle, l’anthropologie s’intéressait alors à des sociétés dites « lointaines » et « du passé ». Mais avec cet élargissement disciplinaire s’opérait également un retournement de perspective qui voyait les « mondes contemporains »   et le « présent »   devenir « terrains » de l’anthropologie, de l’ethnologie et de la sociologie. C’est également par la traduction des monographies – devenues classiques – produites par la tradition sociologique de Chicago   que devait s’imposer cette méthodologie en France. Si bien que l’ethnographie est aujourd’hui devenue une méthode qualitative incontournable dans l’ensemble des sciences sociales, faisant l’objet de multiples discussions scientifiques, portant principalement sur ses enjeux méthodologiques, épistémologiques, éthiques et politiques   .

C’est dans le cadre de ces réflexions que se situe le n°22 de la revue Émulations, intitulé « Ethnographies du proche. Perspectives réflexives et enjeux de terrain » ; un numéro coordonné par Marie Campigotto, Rachel Dobbels et Elsa Mascoli. Développant nous-même cette méthodologie sur des terrains proches – mais que signifie ce « proche » ? – nous avons été particulièrement intéressé par les contributions de ce numéro thématique. Nous y retrouvons nombre de questionnements qui ont été les nôtres sur nos terrains d’étude, non sans rester sur notre faim à propos de certains récits d’enquête.

 

Enquêter « chez soi »

Ce numéro d’Émulations se compose de 7 contributions tâchant de relever le défi présenté en éditorial par les coordinatrices, auxquelles s’ajoute une conclusion tout en recul signée Sophie Caratini. Issue d’une journée d’étude qui s’est tenue à Liège le 9 mai 2016, la majorité des textes présentés sont écrits par de jeunes chercheurs relatant leurs expériences sur des terrains de recherche qu’on peut dire « proches » d’une manière ou d’une autre. Si bien que la pratique du terrain « chez soi » interroge à nouveaux frais les multiples rapports de proximité et de distance qui sont intrinsèques à toute approche ethnographique.

Cette proximité engage des spécificités méthodologiques et épistémologiques qu’ils ont chacune et chacun tenté de questionner : « proches », ces terrains le sont de différentes manières et cela influe sur la suite du propos des auteurs. Géographiquement d’abord, en enquêtant à proximité de leur lieu de vie quotidienne ou dans leur région d’origine : ce qui induit une connaissance spatiale et mémorielle du terrain, ainsi que la mobilisation de réseaux d’interconnaissance localement ancrés. Culturellement ensuite, en partageant des traits culturels avec leurs enquêtés, ce qui invite à questionner la proximité et la distance du chercheur du point de vue de la posture épistémologique, mais aussi les modalités inter-subjectives de compréhension de l’autre. Corporellement aussi, en immergeant son corps dans des groupes et des activités éprouvants, laissant poindre l’intérêt d’analyser les émotions, les peurs, les malaises… bien qu’il s’agisse là d’une dimension transversale à tout type de pratique ethnographique. Proximité sociale enfin, dans la mesure où certains chercheurs étudient leurs collègues (de loisir ou de profession), ce qui rend problématique l’identification du chercheur, son engagement dans les enjeux locaux et l’éventuelle restitution à ses enquêtés.

De manière récurrente, il s’agit non seulement de questionner les avantages et inconvénients que suscite la pratique du terrain « chez soi », notamment quant à l’accès et le maintien sur le terrain, mais aussi de repenser la tension proximité-distance relative aux traditionnelles phases de recueil de données, d’analyse et de rédaction. C’est notamment à travers la réflexivité que les problématiques épistémologiques et éthiques soulevées dans la plupart des articles peuvent être, non pas contournées mais (ré)intégrées à l’analyse. Une phase de réflexivité – évidemment nécessaire au travail d’objectivation de la position du chercheur et de sa relation d’enquête   – que Sophie Caratini invite à relativiser, ou à différer tout du moins, tant « à trop vouloir se regarder nager, l’on risque d’oublier de nager... ».

 

Une nécessaire et délicate mise à distance

Pour être plus précis, nous allons nous concentrer ici sur quelques points qui ont retenu notre attention, notamment parce qu’ils faisaient écho à nos propres questionnements dans le cadre de nos terrains d’étude.

À travers leur contribution respective, plusieurs auteurs (Riffaut, Sarcinelli, Rimoldi) attestent par exemple de l’avantage de pouvoir mobiliser des contacts personnels non seulement pour entrer sur le terrain, mais aussi pour s’y maintenir. D. Kessler-Bilthauer et G. Lansade vont même jusqu’à suggérer l’importance du « capital d’autochtonie »   favorisant leur acceptation sur le terrain. Cela dit, cette proximité relationnelle et/ou identitaire peut aussi occasionner des difficultés, notamment lorsqu’il s’agit de restituer le travail aux informateurs-amis ou de maîtriser son engagement dans les enjeux locaux relatifs aux groupes étudiés (Lansade, Rimoldi).

Par ailleurs, l’ethnographie du proche invite à redoubler d’attention dans la réflexivité et l’objectivation nécessaire au travail d’analyse. Sans souscrire aux préceptes rigides de la rupture épistémologique, l’ethnographe ne peut cependant se passer d’une distanciation épistémologique d’autant plus nécessaire qu’il pratique un terrain « chez lui », encombré qu’il peut être alors des représentations et pratiques qui sont parfois d’abord les siennes (Riffaut, Vivas-Romero, Lansade). On regrettera d’ailleurs que cette problématique, pourtant centrale lorsqu’il s’agit d’ethnographie du proche, ne soit pas plus traitée par chacun des auteurs du numéro. Il s’agit bien de (re)trouver les points sur lesquels l’altérité et l’exotisme restent forts (Kessler-Bilthauer).

 

Une mise à l’épreuve de l’identité et du corps dans la relation d’enquête

Par ailleurs, la pratique du terrain « chez soi » interroge à nouveaux frais les questions fondamentales relatives à la relation d’enquête   . Sur ce point, les remarques d’A.S. Sarcinelli, de M. Vivas-Romero et de G. Lansade sont précieuses pour comprendre les enjeux de l’identification du chercheur par ses enquêtés : comme dans n’importe quelle ethnographie, mais plus encore ici, l’identité du chercheur conditionne la relation d’enquête et la nature des données recueillies.

Plus encore, c’est la question du corps, des affects et des émotions qui est particulièrement traitée dans ce numéro (Sarcinelli, Riffaut, Debouny). Si ce pan de réflexion n’est pas spécifique à l’ethnographie du proche, il prend cependant une acuité toute particulière dans le cas de terrains où le corps est mis à l’épreuve, redoublé par la participation aux activités des enquêtés. Si bien que les effets du terrain sur le corps du chercheur et les émotions deviennent des éléments d’analyse à part entière : « car enfin le terrain n’est pas un lieu, c’est avant tout l’adoption délibérée d’une posture. » (Debouny).

Enfin, c’est la question de l’engagement politique aux côtés des informateurs qui se renouvelle ici, dans le cas d’études où le chercheur, de par sa proximité identitaire avec ses enquêtés, se trouve participer aux enjeux politiques que recouvre son terrain (Vivas-Romero, Rimoldi). La proximité géographique et identitaire du chercheur vient alors accentuer ses possibilités d’engagement en faveur des luttes menées par les groupes qu’il étudie et dont il fait peu ou prou partie.

 

Finalement, ce numéro d’Émulations remplit son pari en ce qu’il s’avère précieux pour tout chercheur engagé sur un terrain « chez lui ». Bien que chacune des dimensions que recouvre la « proximité » ne soit pas systématiquement explorée, l’ensemble des articles permet d’obtenir un panorama assez complet des problématiques occasionnées par les diverses formes de proximité que j’ai tenté de synthétiser ici. Cela dit, on peut regretter la relative absence de questionnements concernant justement la distanciation, entendue aussi diversement que la proximité. C’est qu’il convient selon moi de ne jamais détacher la proximité de la distance et de penser ainsi la pratique de l’ethnographie comme une tension entre ces termes : les variations d’un pôle ayant nécessairement des répercussions sur l’autre pôle. C’est bien cette relation qu’il convient d’interroger systématiquement.

En outre, il convient aussi de souligner l’hétérogénéité des contributions proposées dans le numéro. Si certains auteurs se focalisent effectivement sur les aspects méthodologiques thématisés ici, d’autres questionnent finalement assez peu les particularités du terrain « chez soi » et se concentrent plutôt sur la restitution de leurs résultats analytiques. Le risque est alors de ne plus spécifier les particularités méthodologiques, épistémologiques, éthiques et politiques de l’ethnographie du proche. Sur ce point, il semble que les articles de Godefroy Lansade et de Déborah Kessler-Bilthauer soient les plus aboutis du numéro. La conclusion de Sophie Caratini vient rappeler qu’un certain nombre d’enjeux méthodologiques sont transversaux à n’importe quelle étude ethnographique, qu’elle soit « du lointain » ou du « proche », tout en pointant les deux principales différences entre ces deux ethnographies : celle du langage commun ou étranger, et celle de la permanence ou de l’alternance de la présence du chercheur sur son terrain : deux éléments fondamentaux qui sont justement peu questionnés dans les contributions du numéro.

 

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