Si la République n’est pas théologienne, cela la dispense-t-elle de comprendre les religions ? Philippe Raynaud reprend un dossier explosif, qui mettra sans doute en colère nombre de ses lecteurs.

La laïcité, de nombreux citoyennes et citoyens s’en réclament en approuvant le cadre apparemment consensuel dans lequel les cultes peuvent s’organiser tout en protégeant la liberté de conscience. Ce n’est sans doute pas un thème plus délicat qu’un autre. Ce qui l’est plus, c’est d’accepter d’en discuter sereinement, dans les conditions actuelles, dérivées d’une histoire complexe. Rebondit alors le conflit entre les tenants d’une laïcité ouverte et les « laïcistes », dont les premiers affirment qu’ils sont sectaires et antireligieux.

Au demeurant, parler de « LA » laïcité, comme s’il s’agissait d’une doctrine et d’une pratique uniques et uniformes, est absurde, au vu des différentes expériences historiques, géographiques et culturelles. Le terme ne cesse par conséquent de varier en compréhension et en extension, ce qui donne occasion aux uns et aux autres de réfléchir et d’éviter de prendre leur conception de la laïcité pour une évidence ou une nature. Ces propos n’excluant pas que l’on puisse préférer tel parti pris sur tel autre, ils se contentent de rappeler que les débats sont la condition de l’émulation des esprits. Philippe Raynaud en juge bien ainsi. Connu pour avoir dirigé avec Stéphane Rials le Dictionnaire de philosophie politique édité aux PUF, en 1996, il a raison de souligner d’emblée que la laïcité, cette fois « à la française », demeure spécifique. La plupart des démocraties contemporaines règlent la question des rapports entre l’État et les religions par d’autres voies. Nos voisins Anglais et Allemands ont d’ailleurs ménagé des compromis entre la religion et l’esprit moderne, plutôt que créé des césures.

Néanmoins, toutes les configurations du pouvoir démocratique ont besoin d’affirmer leur autonomie à l’égard des autorités religieuses. C’est éventuellement le point commun qui relie les différentes formes de laïcité dans un monde sécularisé et qui évolue de surcroît vers un certain multiculturalisme. En ce qui concerne la France, d’Édit de Nantes en Révolution, un type de laïcité émerge qui est pourtant critiqué à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. Afin de l’éclairer, Raynaud se lance dans l’analyse historico-politique de la forme française de ce processus de sécularisation qui a gagné progressivement et diversement le monde occidental, tout en essayant d’éviter la vision binaire habituelle. La laïcité française ne contredit pas les principes de la démocratie moderne, elle en est une des versions possibles.

 

Un devenir laïque à saisir

La relance des débats et de leur violence date de 1989, moment de l’affaire dite du « foulard islamique ». Les anciens clivages droite / gauche n’étant plus tout à fait opportuns pour comprendre les déplacements des réactions. La conception française de la laïcité a été trop fortement impactée par une tradition d’hostilité, ou au moins d’incompréhension, à l’égard des religions. En pourtant, il existe certes des thuriféraires de la laïcité qui prônent un athéisme militant et souhaitent renouer avec les périodes de combat contre les religions que notre pays a connues. Mais est-ce la vérité de notre laïcité ? Si on peut étudier ces réactions de près, ce que fait Raynaud, cela nous renvoie surtout à des questions de politiques publiques.

D’un point de vue historique, la loi de 1905 est le résultat d’un long processus. Elle est d’ailleurs précédée d’improvisations remarquables : rétablissement de la liberté des cultes le 21 février 1795 et adoption de la Constitution de l’an III le 22 août 1795. Il fallut donc un siècle pour que la loi de 1905 (qui concerne avant tout les agents du service public, et non les usagers), finisse par aboutir comme à une évidence au principe d’une séparation entre sphère publique et sphère privée, et à une éducation qui fait passer la laïcité pour une manière de vivre.

Raynaud n’y fait qu’allusion. Mais il conviendrait de lancer des recherches historiques sur cette question : comment chacune et chacun a-t-il reçu les effets de cette loi et a appris à modifier sa vie en conséquence ?  La laïcité au quotidien en somme, bien plus importante à cet égard que les épisodes marquants connus de presque tous : l’expulsion des congrégations par Émile Combes, le bilan du gouvernement Combes (brutalité, combat sans concession, soutiens...) ? Comprendre cette éducation à la laïcité dans ses effets quotidiens sur les esprits et les corps est la seule manière de saisir la construction d’un monde sécularisé, et la fin de la tutelle religieuse sur l’État et par extension sur toute la société.

Il convient d’éviter d’oublier ce pan de l’affaire de la séparation Églises et État dans la construction d’une société dans laquelle chacun peut croire ou ne pas croire (en un Dieu, voire en n’importe quelle entité « supérieure »). Nul ne peut oublier que ces questions secouent, à l’époque, une société massivement chrétienne, qui demeurera longtemps marquée par son passé catholique. Ceci étant fort bien décrit par l’auteur.

Ce processus de sécularisation, de séparation de l’Eglise et de l’Etat, de distinction et finalement de subordination de toutes les autorités à une seule protégeant la liberté de conscience, a plié chacune et chacun à acquérir un certain loyalisme envers l’État et à renoncer, pour peu qu’on ait été catholique, à la doctrine des deux cités (terrestre et céleste), ou à amplifier la liberté de conscience, si l’on était incroyant. Il n’est pas toujours aisé, au niveau que nous évoquons, d’apprendre à dissocier la loi laïque et la religion, la politique et la religion. Il faut s’attacher à comprendre comment peut s’entreprendre une émancipation religieuse. Certaines questions sont également pertinentes : une société d’athées est-elle possible, les athées peuvent-ils être vertueux, etc. ? Toutes questions qui reviennent dans les têtes, même si la philosophie des Lumières les a longtemps travaillées.

 

Des personnes engagées  

Avec Napoléon, le cycle révolutionnaire – et la division entre les deux France chrétienne / traditionnelle et républicaine –  s’achève par l’établissement d’un régime qui n’est ni celui de 1790, ni celui de la séparation des Églises et de l’État tel que nous le connaissons. Pour autant, cela ne signifie pas que la question de la laïcité en soit absente. Raynaud remarque que Napoléon entreprend une politique peu différente de celle envisagée par les encyclopédistes. Il réfléchit ensuite sur les métamorphoses du Concordat. Nous voilà traversant la Restauration, puis les Républiques, pour parcourir son chemin brièvement. Et pour conclure : la France laïque a fini par prendre la figure que nous connaissons au cours des trente premières années de la III° République.

Mais c’est aussi pour mieux remarquer que si la loi de 1905 fait désormais largement consensus, cela ne signifie pas que ne subsistent pas des divergences importantes sur la signification historique de cette loi. Certains continuent de penser qu’elle ne dessine qu’une étape dans un long chemin débouchant à terme sur une France vraiment laïque (fin du statut de l’Alsace-Moselle, etc.). Les autres s’accordent sur une interprétation plus légère de cette loi. La peur d’un gouvernement antireligieux, d’une idéologie autoritaire dirigée contre les minorités demeure dans certaines têtes. Si la droite catholique s’est résignée, c’est parce qu’elle pense pouvoir utiliser maintenant la loi républicaine pour « enrayer » les progrès de l’Islam. Certains courants de gauche veulent encore pouvoir dénoncer son insuffisance (l’Alsace toujours).

Raynaud reprend ces perspectives et les détaille afin de mieux comprendre les enchaînements historiques. Il n’oublie pas au passage de proposer de brèves incursions dans les grands textes (historiques) de référence. Par exemple ceux du protestant libéral Ferdinand Buisson. Il souligne la teneur de son article « Laïcité », publié dans son Dictionnaire de pédagogie, dont on peut conseiller la lecture ou relecture à beaucoup. La laïcité est l’expression la plus accomplie d’un processus universel dans les nations modernes. Buisson approuve la laïcisation de l’école, des hôpitaux, de la justice, etc. Non sans, par ailleurs, être favorable à la liberté scolaire pour assurer la paix civile, et pour autoriser la concurrence afin d’améliorer la qualité de l’école publique. Il pose non moins la question de l’enseignement de la religion dans les écoles, ainsi que celle de l’existence des aumôneries. Sans oublier le débat sur la tolérance, dont l’auteur reconstitue la genèse, à partir de la manière dont elle émerge comme une solution possible à la crise religieuse de la Réforme à partir de plusieurs logiques. Encore ce monde-là n’est-il pas tout à fait un monde de pluralisme religieux, comme le remarque un peu plus tard un Voltaire partisan de la pluralité des Églises et des sectes, d’autant qu’il se méfie d’une société d’athées.

Mais ce qui transparaît aussi c’est que si l’État doit se séparer de l’Église, il doit aussi renoncer à être l’organe de la cité chrétienne.

 

Laïcité ou antireligion ?

Beaucoup confondent les deux options. Nous renvoyons aux démonstrations de Raynaud, pour mieux remarquer que, de toute manière, les partis autour de cette loi ne sont pas uniformes et continus. Clemenceau, d’abord fermement anticlérical, finit par se rallier à Briand et par défendre une position modérée. Raynaud explique pourquoi.

On peut toujours admettre que la séparation de l’État et des Églises – probablement la meilleure formulation, d’abord parce qu’elle procède de l’État (historiquement et structurellement) et ensuite parce qu’elle n’en oublie aucune (des Églises) –  a été consolidée, que la liberté de croire ou de ne pas croire est assurée. Reste à savoir si nous vivons bien dans une société laïque. La loi de 1905 a été le fruit d’un long travail parlementaire (et social) au cours duquel tout fut discuté. Entre dénonciation par les uns, soutien des autres et arguments rationnels ou arguments de combat. Un État séparé de la religion ne risque-t-il pas de se voir accusé d’athéisme par les catholiques ? Et si, inversement, la République voulait mettre fin au conflit qui l’opposait à l’Église sans tenter de la détruire ? Alors ne fallait-il pas qu’elle trouve un moyen de lui ménager une place dans ses institutions, alors qu’elle décidait de ne reconnaître aucun culte ?

Il faut évacuer les longues discussions portant sur l’article 4 de la loi : conditions des cultes, associations cultuelles, biens de l’Église catholique, etc. Il est clair que la France choisit la voie légicentriste pour séparer l’État et les Églises tout en se réservant la possibilité de diverses dérogations… au terme desquelles une conséquence importante : il en ressort une jurisprudence de plus en plus libérale, qui limite le sens juridique de la laïcité à la seule protection de la « neutralité » de l’État.

Mais justement, les débats ne sont pas clos, comme on pourrait le croire. Raynaud termine son ouvrage par un certain scepticisme : cette laïcité peut-elle conserver ce qui fait sa force dans un monde qui a connu des changements inattendus et qui semblent affecter les bases sur lesquelles elle s’est construite ? La nation n’est d’ailleurs plus le cadre naturel du régime républicain ou le cadre unique du débat politique. Dès lors, comment accepter un cadre multiculturel pour la laïcité, et l’ouverture des frontières ? Les nostalgiques ont leur solution. Il n’en reste pas moins que ces nouvelles conditions structurent la crise qui affecte l’ensemble du monde démocratique, où les formes anciennes de solution des conflits religieux, de définition des règles communes de la moralité et d’intégration des populations migrantes rencontrent partout la même difficulté. Restent : la reconnaissance de la liberté des croyants et des incroyants, la protection de la société contre l’activisme religieux, la discrétion dans l’affichage des convictions ultimes...

 

Dernier état des choses

Certains résument toute cette histoire en trois temps. Premièrement, le temps de la « laïcité d’abstention » (quasiment équivalente à la neutralité), qui privilégie la liberté de conscience et qui relègue donc la religion dans la sphère privée. Ensuite celui de la « laïcité de coopération », qui insiste sur la liberté religieuse et se veut l’instrument du dialogue entre l’État et les religions, en particulier dans la recherche du bien commun. Enfin, le troisième temps est celui d’une « laïcité d’émancipation » qui promeut la liberté de penser, celle de croire mais surtout celle de ne pas croire, l’État étant alors perçu comme le protecteur ultime face aux emprises communautaires, qu’elles soient religieuses ou d’une autre nature.

Pourtant, note Raynaud, il faut encore tenir compte de périodes particulières (Vichy, la guerre d’Algérie), ainsi que de questions nouvelles comme celle des lois scolaires et des modifications imposées, de la légalisation de l’IVG, du PACS et du mariage pour tous ou encore du multiculturalisme. Évidemment, concède Raynaud, nul ne peut dire ce que sera l’avenir des relations entre l’État républicain et l’Église, du moins catholique. D’autant qu’aux yeux de beaucoup, la question de la laïcité tend à se confondre désormais moins avec les rapports avec cette Église qu’avec celle de la place de l’Islam dans la société française. Pour les plus optimistes, signale-t-il, la laïcité est la clef de la réussite de l’intégration, à venir encore. Il reste que l’on ne peut être immédiatement certain que la laïcité offre à l’islam le cadre satisfaisant pour s’épanouir pacifiquement, si on n’apprend pas à renoncer à l’oriflamme d’une identité catholique de la France.

 

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- Maryse Emel, dossier "La laïcité au coeur du catholicisme", 2015

- David Dominé-Cohen, "La laïcité à la croisée des chemins", 2015