L’historienne Joan W. Scott revient, après une première publication américaine en 2007, sur les différentes controverses liées au port du foulard en adoptant une approche historique.

Professeur à l’Institute for Advanced Study à Princeton, Joann W. Scott s’intéresse aux premiers conflits relatifs au foulard dans The Politics of the Veil   : en 1989, trois collégiennes de confession musulmane refusent d’ôter leur foulard et sont exclues de leur établissement scolaire. D’autres affaires similaires se répètent, le Conseil d’État puis le législateur, interviennent à plusieurs reprises. Joan W. Scott s’est donc interrogée sur la perception de ces pratiques au sein de la société française et « l’hystérie politique » suscitée par ces affaires. La politique du voile   est donc la traduction française de ce livre paru en 2007, augmentée de mises à jour tenant compte des évènements qui ont marqué la société française ces dernières années : attentats du 11 septembre 2001, attentats de janvier et novembre 2015 à Paris, affaire Baby loup, etc.

Joan W. Scott revient également sur l’interprétation donnée à la laïcité par les autorités politiques et les opposants au port du foulard. Elle met en lumière les contradictions existant entre les défenseurs d’une laïcité inscrite dans le mythe national d’une République « une et indivisible » et les opposants à l’interdiction du voile, des musulmans revendiquant leur appartenance et loyauté à la République. L’analyse de Joan W. Scott ne vise pas à refaire le débat sur le port du voile mais porte sur le sens à donner à cette controverse : quelles en sont les racines et pourquoi un simple bout de tissu est-il perçu comme l’expression d’une revendication politique dangereuse pour le modèle français républicain ?

 

L’émergence d’une nouvelle laïcité synonyme de neutralité

En 2003, à la demande du Premier ministre de l’époque, François Barouin rend un rapport intitulé « Pour une nouvelle laïcité ». Il intervient dans un contexte politique relativement tendu : le Front national était au second tour des élections présidentielles en 2002, le Ministre de l’intérieur impose aux musulmanes de poser tête nue sur les photos d’identité et deux sœurs sont exclues de leur lycée pour avoir refusé d’ôter leur foulard. C’est donc une réponse politique que souhaite apporter François Baroin face au danger que représentent de tels comportements qui tendant à mettre à mal les fondements du principe de laïcité.

C’est l’identité même de la République qui est en jeu pour les opposants au voile, selon Joan W. Scott. La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation de l’église et de l’État garantissait la liberté de culte à chacun et interdisait toute intervention étatique dans les pratiques religieuses. Seulement, un changement s’est opéré selon Joan W. Scott qui rejoint la thèse de Stéphanie Hennette Vauchez et Vincent Valentin : la laïcité est devenue synonyme de neutralité religieuse. « La Nouvelle laïcité qui trouve à s’exprimer dans de nombreux discours et prises de position publics émanant, depuis une décennie, de responsables politiques comme de juristes, entend prêter au principe de laïcité pour fonction et pour effet juridiques de restreindre la liberté religieuse »   .

Après la publication de ce rapport en 2003, tout un arsenal législatif a été promulgué afin de restreindre l’expression de nature religieuse dans l’espace public. La loi du 15 mars 2004 interdit tout signe ostentatoire d’appartenance religieuse dans les espaces publics, surtout les écoles, quand la loi du 11 octobre 2010 interdit toute dissimulation du visage dans l’espace public au nom de la sécurité nationale. En 2012, le Ministre de l’éducation nationale interdit aux mères voilées d’accompagner les enfants lors des sorties scolaires toujours au nom de la neutralité religieuse. L’État qui protégeait la liberté de culte en 1905 vient désormais neutraliser celle des particuliers dans l’espace public comme dans l’espace privé observe Joan W. Scott.

La principale cible de ces dispositions, la femme musulmane n’a pas vocation à être entendue car elle est infériorisée, considérée comme une victime de pressions familiales, l’État est donc là pour la protéger. Le port du voile va à l’encontre du pacte républicain de cohésion sociale selon ses détracteurs. Joan W. Scott, juge ces mesures discriminatoires puisqu’elles ne visent que les musulmanes, seules victimes de cette nouvelle laïcité. De plus, « l’école est [désormais] conçue comme une version miniature de la nation »   . Il n’y a aucune place pour la pluralité, seule la citoyenneté française prévaut. Le pouvoir politique réaffirme ainsi la puissance de l’État face au danger intégriste ; s’opposer à cette affirmation reviendrait à remettre en cause l’identité française, l’État de droit. Une telle position nie l’existence d’un phénomène culturel auprès des adolescents pour qui porter le foulard est un mode d’expression comme les autres. Ils sont éloignés de ces considérations politiques d’après Joan W. Scott. L’imaginaire a pris le pas sur la réalité factuelle et le foulard est devenu le symbole d’un ennemi invisible tentant de faire basculer les fondements même de la République.

 

Une politique contre l’Islam

L’obsession politique et législative pour le voile trouverait sa source dans l’histoire coloniale française notamment avec l’arrivée des Français en Algérie en 1830. La perception raciste de l’indigène enfermé dans une vision fantasmée de l’Orient n’a eu de cesse de se développer dans le temps, et ce même après l’indépendance de l’Algérie en 1962. Selon Joan W. Scott, la « mission civilisatrice » pour éduquer les populations indigènes avait pour objectif de les éloigner de leurs pratiques religieuses afin qu’ils se rapprochent du modèle français. Naissent petit à petit des peurs liées à des considérations irrationnelles telles que les prédispositions de ces indigènes à la criminalité ou la peur d’être remplacé par ces autochtones au cours de la Première Guerre mondiale.

Il est intéressant de noter que le voile avait plusieurs significations pendant la guerre d’Algérie, tant pour les résistants algériens que pour les partisans de l’Algérie française. Les premiers pouvaient y voir une affirmation de l’identité algérienne autonome tandis que les seconds interprétaient son abandon comme un signe de progrès. Le voile était également une arme politique dans les deux camps comme l’illustre l’épisode du dévoilement du 16 mai 1958 au cours duquel des épouses de soldats français s’étaient liées à des autochtones à travers le réseau des centres de soutien de « solidarité féminine ». Ces épouses de soldats français ôtèrent le voile de leurs « sœurs » musulmanes au cours d’une manifestation de solidarité avec la France. De son côté, le FLN (Front de libération national) s’est servi du voile comme une arme de résistance qui a ainsi cristallisé les frustrations et les humiliations de l’échec de la « mission civilisatrice ».

Après l’indépendance de l’Algérie, vinrent les problèmes liés à l’immigration de ces ressortissants bénéficiant des dispositions des Accords d’Evian, conclus en 1962. Les inquiétudes suscitées par l’arrivée de ces nouveaux immigrés étaient liées à l’idée d’une incompatibilité culturelle entre ces deux populations et la guerre civile déclenchée en Algérie fit naître le fantasme de deux camps : la « communauté musulmane », présupposée proche du régime iranien, et la « France ». Dans ce contexte, une approche assimilationniste était impossible et non souhaitée comme le laissent entendre les débats télévisés et les journaux de l’époque.

Quand surviennent les débats sur le voile, c’est opportunément que le pouvoir politique fait voter ces lois, selon Joann Scott. Elle note que les années 1988, 1994 et 2004 correspondent à des succès électoraux du Front national. Or ce sont ces mêmes années qu’intervient le législateur ou le pouvoir réglementaire pour statuer sur la question du voile. Ce sont donc les stigmates laissés par l’héritage colonial qui persistent encore aujourd’hui et qui freinent toute tentative de réconciliation selon elle.

 

Une politique en faveur de l’émancipation des femmes ?

Joann W. Scott constate qu’une majorité vindicative impose sa position à une minorité silencieuse. Les défenseurs de la laïcité soutenant les lois d’interdiction du voile considèrent majoritairement que les femmes musulmanes sont dans une situation de subordination, pire encore, qu’elles sont les victimes de traditions patriarcales contraires au modèle républicain idéalisé. C’est pourquoi, le législateur intervient pour protéger ces femmes dont les pratiques sont contraires aux principes d’égalité et de liberté. Mais les interroge-il pour connaître leurs motivations ? Non, car elles sont infériorisées et c’est là tout le paradoxe des tenants de la laïcité dont certains sont issus de mouvements féministes. Elles n’ont pas voix au chapitre.

De même, l’historienne américaine relève que le malaise lié au voile vient d’une perception idéalisée des relations entre hommes et femmes. La dissimulation de la tête et du corps contreviendrait au jeu de la séduction. Et selon André Glucksmann, le voile serait « une violation des règles d’interaction entre les genres »   . Cette pudeur vestimentaire s’oppose à la libération sexuelle chère à la société française pour les tenants de la laïcité. Et une fois de plus, prétendre le contraire serait s’opposer au modèle français républicain. C’est l’identité française qui serait en jeu face aux traditions arriérées de l’Autre visant à dissimuler le corps féminin. Enfin, s’interroge Joan W. Scott, quel genre d’émancipation vise le législateur lorsqu’il prive des élèves d’une instruction nécessaire ?

Mais ces femmes se font entendre depuis 2004 à travers des publications, manifestations, réseaux associatifs, etc. Ce sont des femmes cultivées et instruites, observe Joan W. Scott, qui souhaitent faire valoir leurs droits et leurs paroles qui jusqu’alors leur avaient été confisquées au nom de la nouvelle laïcité. Elles sont indépendantes et affirment le choix qu’elles ont fait de porter le voile sans aucune contrainte. Et ce choix ne les exclut pas pour autant de la République dont elles sont des citoyennes à part entière.

 

C’est une analyse sans détour que propose Joan W. Scott, un plaidoyer en faveur d’une meilleure appréciation des différences de la société française. Avoir fait de la laïcité une vérité absolue et immuable empêche la concertation, l’échange avec des populations discriminées en raison de ces politiques dont elles sont la seule cible. L’Islam est devenu le cheval de bataille des tenants d’un mythe universaliste de la République. Ignorer les problèmes socio-économiques des banlieues, par exemple, intrinsèquement liés à l’histoire française est une erreur fondamentale, selon l’historienne américaine. Et les émeutes de banlieue de 2005 en sont la triste illustration. Accepter les différences culturelles ne constitue pas un recul identitaire républicain mais au contraire un premier pas vers la cohésion sociale.

On peut cependant regretter que l’historienne aborde la question du racisme à travers le seul prisme de la relation franco-algérienne. L’histoire coloniale française s’est étendue à l’Afrique subsaharienne, notamment à Afrique de l’ouest. L’immigration de la fin des années 1960 évoquée par Joan Scott est également celle de ces États dont les populations sont pour partie musulmanes. Cet aspect de l’histoire coloniale semble avoir été laissé de côté. Autre élément d’interrogation, le chapitre intitulé « racisme » commence par une phrase particulièrement ambiguë laissant penser qu’une expérience personnelle du racisme en France au milieu des années 1960 a permis à l’auteur de développer ses arguments sur cette question. Or, tel n’est pas le cas puisqu’elle était étudiante en thèse à cette époque au sein du service d’état civil d’une commune et étudiait les réactions des fonctionnaires avec leurs administrés, alors que la guerre d’Algérie avait pris fin cinq ans auparavant. Un travail de recherche sans doute pris à cœur par l’étudiante qu’elle était.

In fine, le discours de Joan W. Scott s’inscrit avant tout dans une démarche engagée et offre un livre à charge appelant à un réveil politique et intellectuel