Hermann Batz peint Werther de Goethe. Son travail fougueux résiste à la violence de la matière tendant à réduire à l'impuissance l'art.

Werther, c'est d'abord un personnage romantique de Goethe. Les souffrances du jeune Werther est un roman d'initiation, une histoire romantique, un culte voué à la nature. Un jeune homme qui succombe à ses idéaux, à une histoire d'amour tragique. Il est peintre, et c'est d'abord cela qui fonde le jeune peintre Hermann Batz à s'identifier à lui. Les oeuvres rassemblées au titre de cette gémellité racontent-elles son histoire ou celle de l'art ? L'une ne semble pas aller sans l'autre.

 

Mouvement et pesanteur

Goethe, Les souffrances du jeune Werther, illustration.La force du mouvement de la peinture bouscule le trait, introduisant tantôt une élévation, tantôt une descente, forçant la pesanteur de la matière. Le monde des objets est stable. Rideau blanc, verres, fauteuil, piano : la matière est tenue en forme par la rigueur géométrique de leur dessin. Ce n'est qu'à la fin de l'exposition que le corps s'affaisse, pris au piège du désordre introduit par l'arme qui se substitue à la main. Le portrait lui se laisse aller à cette force qui l'habite. L'oeil du spectateur est pris au jeu de cette rigoureuse construction où l'objet soutient les soubresauts de la couleur et des plis.

Ces mouvements circulaires évoquent le chaos brisant à chaque fois la forme. Celle-ci ne trouve nul répit. Quand arrive le moment du calme, le tableau se fait nature morte, où le corps par sa pose ne se distingue plus de l'objet. A deux moments il semble apparaître : ainsi lorsqu'une lettre froissée convoque le souvenir du personnage méditatif de Marie-Madeleine à la bougie et devant un crâne dans l'oeuvre de Georges de La Tour. La position du personnage est en arrêt, figé, s'adressant à un ailleurs du cadre.

 

(Georges de la Tour, La Madeleine à la veilleuse.)

 

L'ailleurs et l'intime

Les lois mathématiques sont là pour soutenir la construction du tableau. Hermann Batz s'y connaît un peu, lui qui a laissé au vestiaire ses gants de boxe pour se plonger dans l'univers des équations mathématiques. Mais elles n'ont en apparence pas besoin de la peinture pour être. La représentation d'un cadavre putréfié annonce toutefois un retour, un nouveau cycle des lois éternelles. L'art apparaît comme éternel retour ou recommencement, dans un jeu sériel qui nous renvoie aussi aux mathématiques liées au tragique de l'existence.

Quand on entre dans la Galerie, on est pris dans l'intimité de ces douze tableaux. Rien à voir avec une quelconque intériorité. C'est douze tableaux, comme les douze mois de l'année, peuvent évoquer les quatre saisons de Vivaldi et celles de Poussin. Dans ces portraits ou autoportraits à mi-corps, il y a aussi comme un écho à Caravage, si peu révérencieux. On assiste à une fête dionysiaque du mouvement et de l'imprévisible, qui aurait pu faire dire à Nietzsche : « Que tu sois un lieu de danse pour les hasards divins, que tu sois une table divine pour le jeu de dés et les joueurs divins ! »   . L'art se fait danse avec ses tourbillons qui saisissent le spectateur. L'intimité est cette "relation à..." qui s'établit dans un entre-deux. Mais l'intimité est ici un jeu du solitaire, seul sur la toile de la solitude.

 

La main et le gant

La galerie est semblable à un écrin, bien loin d'un espace d'accueil pour les groupes munis de leurs appareils-photo prothétiques. Le tourbillon des formes vous happe dès l'arrivée. Comme si la matière était en pleine émulsion. Les références à l'histoire de l'art sont nombreuses : les peintres nabis renaissent dans ce décorum floral, l'homme qui nous interpelle, la main lancée vers nous, a quelque chose de L'homme au Gant du Titien dans un jeu d'inversion sociale. Sa main cherche à saisir, à sortir du tableau vers ce nulle part où se tient le spectateur de l'oeuvre.

(Titien, L'homme au gant, 1520-1523.)

 

La disproportion

La matière est bouleversée et bouleversante, tentant une restitution de l'âme du héros. Les souffrances et les traits du visage se rejoignent dans la force des traits du dessin. Le trait lutte avec la couleur comme le clair avec l'obscurité de la nuit. Le décor entre en lice avec le (por)trait. La main indique un ailleurs loin de ce monde du visible et qui se cache.

Dans une sorte de résistance du réel, la peinture met en scène des postures, à l'image de ces douze portraits. Il faut sans cesse recommencer cette lutte pour sortir du risque de l'imposture, de cette histoire minée qu'est l'amour de Werther pour Charlotte, de ces plis de l'art qui, une fois dépliés, révèlent la reprise, l'imitation, la facticité de l'existence, bien éloignée des idéaux. Cette découverte peut apparaître aux hommes comme préférable car insouciante. Mais cette insouciance ne peut cacher l'inquiétude à survivre. Cette angoisse liée à l'existence donne de la valeur à chaque instant même éphémère que je vis et m'oblige à lui conférer un sens, même si je dissous cette inquiétude dans la seule ivresse des plaisirs.

Finalement la peinture renonce au réel par cette disproportion des corps qui évoque, chez Vélasquez, la folie. Elle manifeste l'infirmité du peintre qui essaie, mais laisse ses personnages s'enfoncer dans une chute qui rend le cri muet.

 

On est au théâtre

Les drapés rouges ou les plis composent le fond des tableaux. Le jeune homme au front plissé se fond ainsi dans ce monde du pli - monde du baroque, monde du refus de la norme classique. Seul dans son entreprise. Le premier tableau présente un jeune homme plein de désirs, en harmonie avec la nature. Le décor se fond avec les illusions. La nature y est décorum, tâche claire qui disparaît tout aussitôt du tableau suivant. Rousseau écrivait :

« Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! II perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. »  

 

Recommencer

La quête du sens à venir n'est pas dans le livre qu'il tient à la main. A la nature éclairée succèdent les candélabres à peine visibles. La main précédemment refermée sur un livre à la ligne rigide, la seule ligne droite du tableau, est levée, et un doigt courbé pointé vers le ciel. Werther ne nous regarde pas, indifférent au spectateur de sa vie. Le livre est lui aussi fermé. L'art lui succède. Le rideau est en dentelles et a remplacé la nature. Derrière, aucune fenêtre. Il ferme le bouton de sa veste. Peu à peu le ciel s'obscurcit. L'ennui se cache. L'enfant prodigue ne rentrera pas. Il est assis. Il se suicide. Il faut recommencer.

 

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Exposition du 8 au 16 février 2019 à la Galerie Johann Naldi de «Hermann Batz e(s)t Werther»