Deux ouvrages synthétiques récents permettent d'aborder l'histoire du monde ouvrier depuis la construction de l'internationalisme ouvrier jusqu'à l'entre-deux-guerres.

Le monde ouvrier est un continent oublié et quasiment disparu. Les frontières de classes ont été remplacées au profit de nouvelles catégorisations où le terme de peuple remplace les groupes sociaux déterminés. Le mythe prométhéen de basculement du monde s’est lui aussi estompé. Remontant la pente de cet oubli, deux ouvrages synthétiques permettent cependant de retrouver la trace de ces catégories dont le souvenir s'efface. Le premier se penche sur la création du rêve ouvrier, alors que le second analyse les conséquences concrètes de son effacement pour le monde du travail.

 

L'âge des solidarités ouvrières

L’ouvrage de Nicolas Delalande est une synthèse. Il propose une nouvelle lecture des formes et des modalités d’action du monde ouvrier, principalement au XIXe siècle et au début du XXe siècle. En quelques chapitres, il revient sur la lente construction de ce que l’on a appelé, pendant longtemps, l’internationalisme ouvrier, quand les organisations de gauche pensaient la question internationale et l’analysaient sous l’angle des questions financières. Nicolas Delalande décompose cette construction en deux grandes parties. La première est centrée autour de la naissance et du développement de l’Association internationale des travailleurs (AIT) des années 1862 à 1872 et la deuxième examine la création d’organisations nationales plus stables après cette date.

L'Association internationale des travailleurs (AIT), née officiellement en 1864, est présentée comme une réponse à la première mondialisation. Pour leur fondateur, les ouvriers doivent pratiquer la solidarité par delà les frontières. L’auteur montre que la création de l’AIT génère une fantasmagorie d’une organisation riche et protéiforme, alors que les sections de l’AIT sont clairsemées et endettées. Cette question financière a été un des arguments utilisés, lors de la scission de 1872, par le conseil général installé à Londres puis à New York pour exclure les membres en conflits avec lui. La majeure partie d’entre eux sont particulièrement marqués par le proudhonisme et souhaitent créer et utiliser des caisses de prévoyance pour venir à bout de la société capitaliste. L’auteur souligne la double nature des caisses de solidarité, faites à la fois pour venir en aide aux grévistes et pour devenir un moyen de rompre avec le paternalisme patronal. L’argent est un élément central dans la conscience ouvrière, mélangeant la philanthropie et la solidarité.

Dans la deuxième partie, Nicolas Delalande se penche sur la vie de la première internationale, après le départ des libertaires qui ont fondé la Fédération jurassienne, puis à partir de la création de la section nationale des organisations ouvrières. À partir des années 1890, la question de la solidarité pose aussi la question de l’emploi des travailleurs immigrés. Les membres des sections de l’AIT doivent proposer une réponse au sous traitement. En dépit d'une déclaration de principe, les tensions se font jour et souvent l’internationalisme et la solidarité passent au second plan : les membres de l’AIT privilégient le protectionnisme, comme le montre très bien l’exemple choisi à propos des chevaliers du travail aux États-Unis en 1889. Finalement, la solution trouvée par les organisations ouvrières est d’imposer un salaire minimum, quelle que soit l’origine du travailleur. Les organisations ouvrières développent de manière conséquente, à cette même date, l’arme de la collecte de solidarité pour les grévistes des autres pays, comme le montrent plusieurs exemples : celui des grèves des dockers de Hambourg en 1896, celui des mécaniciens britanniques l’année suivante, ou plus tard, celui des travailleurs suédois en 1909.

Dans ce contexte, les pratiques initiées par le conseil général de l’AIT trente ans auparavant sont remises en pratique. La solidarité internationale devient alors un moyen d’aider à l’émancipation. Cependant, elle se heurte à la réalité géopolitique de la Première Guerre mondiale. Les organisations se réclamant du monde ouvrier reprennent néanmoins le flambeau après la guerre.

 

Entre fraternité et xénophobie

Cette question est sous-jacente dans l’ouvrage de Maria Grazia Meriggi. Il constitue en quelque sorte une suite au livre de Nicolas Delalande, et une étude de cas. Maria Grazia Meriggi se penche sur le comportement des organisations ouvrières en France avant le Front Populaire. Les quatre chapitres qui composent l’ouvrage sont extraits de ses travaux publiés en italien sur l’internationalisme ouvrier en France.  Elle étudie les premières grèves dans l’après Première Guerre mondiale, auxquelles participent des travailleurs étrangers.  Elle constate qu’en dépit de la scission syndicale de 1921/1922, l’année suivante, les travailleurs immigrés juifs et italiens des deux centrales participent aux grèves, et que malgré des ressources plutôt maigres, les organisations syndicales aident les ouvriers. Très vite, par habitude comme par tradition « grévicultutrice », seule la CGTU dirigée par le PCF appelle et organise les grèves des travailleurs immigrés.

Le plus souvent, la CGT réformiste vient conclure le conflit en entamant une négociation. L’effort d’organisation spécifique des travailleurs immigrés est porté principalement par la centrale unitaire et surtout par le PCF, via d’abord la main-d’oeuvre étrangère puis la main-d’œuvre immigrée, elle-même organisée initialement en sous-groupe de la section coloniale du PCF. Si la centrale unitaire demeure la plus active dans les grèves et donc dans l’organisation spécifique des travailleurs immigrés, c’est que le rapport aux travailleurs immigrés répond à des stratégies et à des cultures différentes : l’activisme pour les unitaires, la culture de la négociation pour les confédérés. Parallèlement, l’auteur note à juste titre que les organisations syndicales et politiques de gauche ont toutes, et pendant tout l’entre-deux-guerres, réclamé l’accueil des réfugiés politiques d’Italie, d’Allemagne et des autres pays.

L’ouvrage, bien que parfois répétitif, rappelle à juste titre l’existence du sentiment de solidarité internationale qui existait dans les organisations ouvrières. Ces deux livres nous invitent finalement à relire une histoire ouvrière et sociale quelque peu oubliée aujourd’hui.

 

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