Retour sur un mot et une réflexion oubliés par la gauche : l’autogestion.
Le cinquantenaire de Mai 68 et la récente autobiographie de Pierre Rosanvallon ont été l’occasion de nous rappeler l’existence du concept d’« autogestion ». Né d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches, L'autogestion en chantier. Les gauches françaises et le modèle yougoslave (1948-1981) de Franck Georgi vient très utilement compléter ses précédents travaux sur la CFDT, notamment L’invention de la CFDT et Eugène Deschamps , et sur L’autogestion. La dernière utopie .
Georgi interroge deux champs d’études complémentaires : la relation de la gauche français à un pays socialiste, la Yougoslavie, et le rapport de cette même gauche à l’autogestion. Trois grands temps composent l’ouvrage : la naissance de la Yougoslavie socialiste et la structuration de l’expression autogestion, le développement et la sympathie croissante pour cette notion jusqu’à 1968, et enfin son déclin rapide dans les années 1970.
De quoi l’autogestion est-elle le nom ?
Franck Georgi introduit doublement le sujet rappelant que la passion française pour la Yougoslavie s’inscrit dans la lignée de la passion soviétique. Elle renvoie aussi à la recherche d’un modèle différent de rapports sociaux et de mode de production, soit deux modalités nécessaires à la fondation d’une nouvelle société.
Pour clarifier le propos, l’historien du syndicalisme propose une ouverture lexicale sur la généalogie et les usages du mot. L’expression autogestion devient un mot valise dans les années 1960.
Auparavant, l’idée de gestion directe par les travailleurs de leur outil de travail vient des milieux anarchistes, Proudhon en tête. Parallèlement, les anglophones utilisent l’expression « self government » pour parler d’une forme administrative du politique, notion reprise notamment par Blanqui pendant la Commune de Paris pour qualifier son fonctionnement, puis par les anarchistes Bakounine et Kropotkine avant de disparaître avec la diminution de l’influence du mouvement libertaire.
L’expression est reprise en russe et dans le monde slave via le terme « auto administration », avant d’apparaître en Yougoslavie en 1948 et de devenir un symbole dans les années 1960. Elle finit par s’évaporer dans les années 1980.
Une nouvelle planète communiste
En 1948, l’exclusion du vieux Kominternien, Tito, du mouvement communiste international, permet la cristallisation d’un nouvel espoir et donne naissance à une nouvelle Babylone. Très vite, une minorité révolutionnaire espère voir dans le modèle yougoslave une expérience alternative à la construction du socialisme soviétique. Des trotskistes prennent langue avec l’ambassade de Yougoslavie et commencent à relayer la propagande titiste. Sous les invectives des communistes et l’œil désabusé des autres courants de la gauche révolutionnaire, qui de « Socialisme ou Barbarie » aux libertaires dénoncent les apologies d’un nouveau régime totalitaire, plusieurs centaines de militants encadrés par les responsables trotskistes se rendent à Belgrade. Parallèlement, les services de propagande du régime titiste se lancent dans la construction d’outil de promotion du régime publiant revues et créant des associations de soutien.
Leurs succèdent les militants socialistes qui observent la transformation de la nature du pouvoir en Yougoslavie, certainement non sans arrières pensées vis-à-vis de leur rivaux du PCF. La transformation observée lors de voyages organisés laisse penser que les travailleurs yougoslaves ont amélioré leurs conditions de vie. Cependant, si les socialistes voient une connotation positive dans l’autogestion yougoslave, ils demeurent circonspects. En effet, la dictature du parti communiste demeure un obstacle infranchissable pour reconnaître l’expérience yougoslave comme politiquement acceptable.
Dans le même temps, le PCF, suivant les consignes soviétiques, a pour objectif de discréditer le régime yougoslave, d’autant plus qu’il se réclame du communisme. Il dénonce le titisme comme une restauration du capitalisme, une forme de fascisme ou pire – pour les communistes – de trotskisme. Le PCF opère après la mort de Staline et la réconciliation soviéto-yougoslave un revirement discret, le pays réintégrant la sphère socialiste, même si les communistes français restent méfiants.
La gauche française se montre finalement relativement circonspecte vis-à-vis du système yougoslave tout en s’intéressant aux formes d’organisation mise en avant par celui-ci.
Un mot et un symbole
La réflexion sur l’autogestion yougoslave devient l’objet d’une réflexion dans les années 1950 lorsque certains intellectuels progressistes s’interrogent sur l’avenir du socialisme. Cette interrogation vient rencontrer les efforts des intellectuels et des autorités yougoslaves pour relancer l’expérience de gestion des usines par des ouvriers. Les intellectuels français font abstraction de la dictature pour s’intéresser uniquement à la gestion des usines, populariser et s’approprier le concept. Plusieurs militants et chercheurs se lancent dans la rédaction d’ouvrages sur la Yougoslavie, plutôt apologétiques comme ceux de Guy Caire, Georges Laserre ou, au mieux, complaisants comme ceux de Joseph Fisera, Albert Meister ou Daniel Guérin. Dans leur sillage, des revues comme Autogestion puis L’homme et la société poursuivent cette réflexion. L’organisation des ouvriers dans les usines est souvent comparée à l’expérience algérienne des années Ben Bella, entre 1962 et 1965, et parallèlement à celle des kibboutzim israéliens.
La Confédération française démocratique du travail (CFDT), via notamment son secrétaire, Eugène Deschamps, s’intéresse à ces débats, les militants de l’organisation prennent le relais et partent en voyage d’observation. Dans la majeure partie des cas, les délégués font des comptes rendus de voyage en n’observant qu’une chose : les ouvriers en Yougoslavie gèrent leurs usines eux mêmes. Ils font abstraction du reste de la situation dans ce pays. Du coup, l’autogestion devient un modèle, à imiter sans qu’il soit à copier, car ces syndicalistes savent malgré tout que le pays se caractérise par son absence de liberté fondamentale. Les syndicalistes se montrent réservés sur l’absence de liberté dans le pays de Tito. L’autogestion, vidée de sa référence au contexte d’origine, devient synonyme d’espoir au point que tout le monde dans les années 1970 l’utilise. A ce titre, les responsables des usines yougoslaves sont régulièrement invités dans les congrès syndicaux.
La fin d’un symbole et d’une époque
En 1971, les congrès des autogestionnaires de Sarajevo marque une rupture, l’omniprésence de l’Etat-parti jette le trouble dans les délégations invitées. Si, dans un premier temps, la majorité de la gauche continue de se réclamer du modèle autogestionnaire, de plus en plus, seul le mot reste. Mais surtout, à l’exception de l’expérience des ouvriers de l’usine LIP, pratiquement aucune tentative autogestionnaire ne se développe en France. En 1976, L’âge de l’autogestion de Pierre Rosanvallon qui devait ouvrir une perspective nouvelle vient, en fin de compte, clore une période. L’expérience reste associée à la réalité yougoslave, qui s’évapore avec la fin du communisme et la prise du pouvoir par les nationalistes serbes.
Avec L'autogestion en chantier. Les Gauches françaises et le modèle yougoslave (1948-1981), Franck Georgi offre donc une histoire d’un transfert culturel et politique à la fois passionnante et parfaitement réussie.