L’artiste Thomas Hirschhorn a dédié un monument à l’écrivain Georges Bataille. Éric Valentin en restitue la production, le commente, et interroge sa conception de l’art public.
L’art public contemporain soulève de nombreux problèmes, et c’est finalement à eux que nous conduit Éric Valentin, docteur en philosophie et histoire de l’art, à travers l’œuvre de l’artiste suisse Thomas Hirschhorn. Cette dernière lui permet, dans un commentaire très ample, de dresser un panorama des tendances majeures de l’art public aujourd’hui, ainsi que des problématiques et commentaires qu’il suscite. A cet égard, l’intérêt de l’œuvre de Hirschhorn est qu’elle récuse les nombreuses formes officielles de l’art public. Elle refuse de rentrer dans le cadre esthétique habituel, de programmer un plaisir aveugle de spectateurs soumis à l’aura de l’artiste, de célébrer un lien social artificiel par des prouesses technologiques. Dans son art, l’artiste ne prétend aucunement pacifier la société, ni réconcilier le public avec la vie sociale. Il persiste à interroger nos sociétés sur leurs discriminations et les problèmes posés par les partages sociaux.
Le monument autour duquel tourne l’analyse est dédié à Georges Bataille. Les affinités entre Bataille et Hirschhorn concernent des périodes dans lesquelles travaillent l’écrivain et l’artiste. Au vrai, on peut aussi estimer que c’est l’actualisation de Bataille, grâce à Rosalind Krauss et Yves-Alain Bois, dans les années 1990, qui a éveillé l’attention de l’artiste. Toujours est-il qu’en 2002-2003, le plasticien réalise à Kassel (Allemagne) un Monument Bataille, composé de bâtiments en bois et plastique (qui ressemblent à des abris pour réfugiés), d’une bibliothèque (contenant 700 livres), d’une exposition Bataille, d’un snack-bar, d’un studio TV, d’un lieu pour workshops, d’une sculpture (pour s’asseoir et faciliter les jeux pour enfants), le tout en matériaux pauvres (carton, scotch, fauteuils, présentoirs), et déposé dans un quartier d’immigrés de la ville (un quartier habité en majorité par des Turcs, ce qui explique la référence aux poètes turcs réprimés par l’État de l’époque, dans cette installation).
L’œuvre n’est pas liée à un site particulier – l’artiste refusant non seulement d’œuvrer selon les règles de l’in-situ, mais encore de travailler en centre-ville, celui-ci étant colonisé par les touristes. L’artiste privilégie même le nomadisme de ses œuvres. Elles n’ont pas non plus à célébrer le « beau », au point de n’avoir pas non plus de dimension artistique comparable avec les autres œuvres majeures de l’art public de l’époque. Elles affirment plus exactement la puissance de la vie contre la résignation, le défaitisme, le compromis, la dépression et la mort.
Hirschhorn et les marges
L’objet de cette analyse permet à l’auteur une double démarche : valoriser et expliquer le travail artistique de Hirschhhorn – non seulement le Monument Bataille sorti du champ des galeries d’art, mais encore de nombreuses autres œuvres –, et proposer une conception solaire de la philosophie de Bataille si souvent révoquée pour fait de crypto-fascisme.
Concernant la question des monuments publics liés à l’art contemporain, l’auteur remarque d’emblée, sans doute un peu sévèrement, que des historiens (mais lesquels ?) et commentateurs considèrent que ces monuments n’ont aucune valeur cognitive et mémorielle : ce reproche fut notamment formulé à l’encontre du monument dédié, à Berlin, à l’extermination des juifs d’Europe, et conçu par Peter Eisenman. Or Hirschhorn n’entend ni céder à ces commentaires, ni se soumettre à des commandes publiques trop compromises par des collaborations imposées avec les conceptions idéologiques de la mémoire collective. Il déclare même qu’il est opposé à la démagogie du monument, comme à la statuomanie, ainsi qu’à leur dimension consensuelle. Il déplore les liens du monument avec les pouvoirs.
Qu’est-ce qui justifie donc un Monument Bataille ? Si Bataille doit être défendu, en quoi l’est-il ? Dans tous les cas, Hirschhorn tient à valoriser chez Bataille la notion de dépense exposée dans La Part maudite (1933), et qui renvoie à celle de don, de générosité et de critique de l’ordre marchand. Si le lien social peut être transformé par le don, alors cela justifie de prolonger cette conception éthique de la société, en conférant au don une valeur polémique à l’encontre des intérêts privés et individuels.
Telle est la signification de cette installation, le Monument Bataille, inventée sur demande de la biennale de Kassel, mais dont Hirschhorn modifie les contraintes, en faisant appel à la capacité de donner des habitants de la banlieue de Kassel. Il ne la dépose donc pas au centre-ville mais en banlieue, en faisant appel à une école d’encadrement de jeunes délinquants (20 à 30 jeunes rémunérés), dont il sollicite la collaboration, ainsi que celle des habitants, trop souvent récusés parce que non-initiés, cependant ouverts à une telle aventure collective. En quelque sorte, l’artiste donne aussi quelque chose à cette banlieue abandonnée, comme les habitants lui donnent du temps et de l’énergie.
La conception du Monument Bataille se fait à Paris, avec un auteur, Christophe Fiat, auquel on doit un livre sur Bataille. Les deux compères s’adonnent à un parcours Bataille dans les lieux de vie et de parcours de l’écrivain. Ils célèbrent Lascaux en rapport avec l’ouvrage de Bataille. D’autres sources se croisent que l’auteur de l’ouvrage décrit.
Il consacre, de surcroît, de nombreuses pages à indiquer le contenu de la bibliothèque intégrée à l’œuvre de Hirschhorn. Et il en fait la critique : orientations, choix, impasses ou apports. D’autres pages encore décrivent les photographies utilisées : celles de corps mutilés, démembrés, détruits, tous appelant une conscience aigüe de la violence sociale et historique.
En somme, selon l’auteur, Hirschhorn travaille d’abord en négatif : ni les centres-villes, ni les habitants les plus riches, ni les touristes, ni une valorisation de l’esthétisation promue par le capitalisme, ni les arts du spectacle qui sont trop réquisitionnés pour les fêtes publiques régulières dans les grandes villes et sont mises au service de l’animation urbaine ou des plaisirs esthétiques. Bien sûr, il travaille aussi en positif : son horizon est d’organiser le retour d’une sculpture publique qui ne serait pas l’architecture tant prisée désormais par l’opinion, au point qu’elle absorbe tout geste sculptural. Hirschhorn résiste à l’embellissement induit. Le capitalisme artiste considère comme éminemment rentable certaines pratiques et certaines œuvres. Hirschhorn prend le contre-pied du capitalisme artiste, tout en s’appuyant sur un public qui n’est pas convié aux fêtes de l’art.
Il reste qu’une conjonction cardinale existe entre Hirschhorn et Bataille. L’artiste et l’écrivain, montre l’auteur, aimantés et obsédés par la mort violente, recherchent la communauté qui saura surmonter ce mal. En l’occurrence, il ne s’agit pas du public de l’art dont Hirschhorn précise qu’il représente si mal la communauté à venir parce qu’il est « le pire du monde, il est éduqué à l’excès, il est conservateur, il est là pour critiquer et non pour comprendre et en plus il ne s’amuse jamais ». En un mot, les habitants autour du Monument Bataille sont plus concernés par les thèmes de la philosophie de Bataille que le public de l’art contemporain.
Bataille et la dépense
Bataille, soit. Mais en quoi Bataille ? Ou de quelle nature serait donc un hommage à Bataille ? Attention, ce n’est pas le Bataille du divin et de la mystique, même libre de tout dogme, qui est profilé. C’est celui qui pousse à restaurer de la transgression, de la marge… de la dépense grâce à laquelle on peut échapper à tout contrôle, tant en ce qui regarde l’artiste (« je veux me dépenser ») qu’en ce qui regarde le spectateur. L’art est acéphale, car il est au plus proche de l’incommensurable et de l’incompréhensible. Il est donc question de dynamiter le rationnel en valorisant le singulier (à la manière de Kierkegaard) et l’exception.
Nous voilà revenus à la question du don, finalement située entre Bataille et Marcel Mauss. Le don suspend la voracité des prédateurs financiers, il est associé à la fête et donc à la dilapidation heureuse. Contre la mesquinerie universelle, le don restaure un nouveau sens de la communauté. Le don se fait critique du capitalisme, et réunit ainsi Bataille et Hirschhorn. À la fois pour des raisons de proximité sur certains points : la notion de monument d’abord, et celle d’architecture ensuite, le point commun étant l’esprit de déconstruction, celle de l’architecture sacrée, et de l’expression du divin (fut-il républicain). Et, parce que Bataille est le penseur des excès, de leur magnificence et de leur danger mortel. On sait que Bataille défend l’idée d’une existence qui ne se résout pas à un parcours défini, mais se meut dans « orgasme durable ». Les thèmes de Bataille sont certes plus abordables que ceux d’autres philosophes : l’art, la sexualité, la politique, la vie…
L’auteur pose d’ailleurs la question : « Il n’est pas sûr que la philosophie soit le savoir le plus adéquat pour les publics auxquels s’adresse électivement l’artiste ». Il n’en reste pas moins vrai qu’il développe largement à destination du lecteur les attendus de la philosophie de Bataille. Il en examine les ouvrages principaux de ce point de vue : entre dépense, gloire du don, critique de la consommation répétitive, fête, défense du jeu contre le travail, carnaval et ascèse. Il en retient tout ce qui relève de la part maudite. Au demeurant, il oriente sa lecture et ses présentations en fonction du rapport à Hirschhorn. Par conséquent, il met le plus souvent en parallèle des références à Bataille et des citations de l’artiste. Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’idée d’art associée à une lutte qui exige des sacrifices afin d’échapper au monde lucratif, et de remettre en question les valeurs dominantes du travail, de l’économie capitaliste, de la raison technocratique et du raisonnable qui aplati la vie.
Cela n’interdit pas de relever non plus que Hirschhorn puise le plus souvent dans Bataille des orientations, des déclarations rapides, des citations qui aident à poser le problème intéressant Hirschhorn – la critique du monde utilitaire, de l’individualisme, de l’absence de souci de la destinée humaine, de la mécompréhension du collectif, de la marginalisation de l’amitié, de celle de la cordialité et d’une communauté potentiellement réconciliée – plutôt que celui de Bataille, dont on sait que l’interprétation de sa philosophie peut hésiter de l’approche la plus positive à la dénonciation de son « fascisme » (référence faite, pour ce dernier trait, à Walter Benjamin, notamment, mais que récuse l’auteur de l’ouvrage, comme il renvoie à Giorgio Agamben sur ce plan aussi). L’auteur indique les orientations possibles à partir de ce sort fait à Bataille, non sans souligner dès que nécessaire son refus de céder aux élites fascistes. Il reste que, pour l’auteur de l’ouvrage, cette confrontation de deux écrivains et artistes rend pertinent le choix de dédier un Monument à Bataille, quoique éphémère, dans la banlieue de Kassel.
Faire de l’art politiquement et non de l’art politique
Faire de l’art politiquement et non de l’art politique : telle est l’expression de Hirschhorn. Pourtant, comme le remarque l’auteur, l’artiste a parfois des positions ambigües par rapport à la politique. Faire de l’art politiquement, cela signifie qu’il déploie une politique, par exemple, dans le choix de ses matériaux, des lieux d’implantation, etc. C’est la manière de faire art en faisant de l’art qui a une signification politique. Il est vrai, en marge de ces éléments de réflexion autour du Monument Bataille, que le Monument Gramsci est directement lié à un choix politique. Il est non moins vrai que la référence à Bataille n’est pas toujours maintenue, puisque Hirschhorn se réclame aussi de penseurs comme Gilles Deleuze, Michel Foucault ou Jacques Rancière. Si son art est indissociable d’une critique sociale et politique des sociétés capitalistes, il faut tout de même se demander comment il associe ces différents penseurs, de Bataille à Rancière.
Sur ce plan, l’auteur est moins clair. Il aurait sans doute dû laisser entendre plus fermement qu’une référence ne peut virer en dogme et que ce qui importe à un artiste n’est pas de figurer la pensée d’un autre dans son œuvre, mais au mieux de se laisser solliciter par des considérations qui suscitent des champs de formes et de forces artistiques. Il signale toutefois que Hirschhorn n’adhère pas au retrait politique de Bataille durant la période Acéphale, ce qui laisse ouverte la possibilité de se concilier d’autres pensées.
L’admiration de Hirschhorn pour Bataille s’ancrerait donc plutôt dans le don de l’artiste à son art, alors qu’il renouvelle simultanément ses moyens plastiques, ses inventions artistiques, ses intérêts philosophiques, en jouant d’une certaine abondance au sein des installations, signe de cette dépense réveillée par Bataille. Hirschhorn ne prend en compte que des éléments de la pensée de Bataille. Pour le plasticien, il ne s’agit pas d’adhérer à toute cette pensée. Il s’attache plus aux questionnements, qu’aux réponses. Il se laisse inviter par Bataille à des débats et à des polémiques, dans la mesure où ils peuvent servir la société présente. En un mot, grâce à l’appui de Bataille, l’artiste ne se plie pas à la voie conformiste des beaux-arts, de la peinture ou de la sculpture. Ses installations disent la profusion de la dépense, mais pas de la consommation, la joie et l’ivresse du nombre, l’excès sur la raison, l’absence de hiérarchie, le décentrement de l’espace d’exposition, le jeu serré de la forme et de l’informe. Il lutte contre toute clôture, achèvement ou définition aboutie. L’art échappe heureusement tout le temps au contrôle, avoue-t-il. Le spectateur, lui aussi, n’aura jamais la maîtrise totale de ce que l’artiste lui présente, d’autant que ce qui est présenté relève d’un processus inachevable. Il transmet une énergie destinée à intensifier le désir de vivre en commun.