Dans la Pléiade, Baudoin Millet livre une belle édition illustrée et savante du roman mythique de Defoe et rend hommage à la traduction de Pétrus Borel, écrivain romantique dont c’est l’œuvre majeure.
C’est en 1719 qu’a paru à Londres, sans nom d’auteur, The Life and Strange Surprizing Adventures of Robinson Crusoe, qui se présentait alors comme des mémoires authentiques. En 1919, année du bicentenaire de ce fameux roman, Virginia Woolf affirmait que les Anglais avaient noué avec cette œuvre de Daniel Defoe les mêmes liens que ceux que les Grecs anciens entretenaient avec Homère : « Le livre ressemble à l’une de ces productions anonymes de toute une race plutôt qu’à l’effort d’un seul homme. »
Dans l’esprit de Defoe, il s’agit d’abord d’un roman édifiant : ce récit de voyage est d’abord l’histoire d’une conversion. Robinson est un jeune marin qui dédaigne les injonctions paternelles et vit dans la débauche. Il rêve de liberté. Mais un naufrage le soumet à l’épreuve du dénouement et de la solitude, ce qui le ramène à la foi. Tout va lui apparaître comme l’effet de la Providence divine. Comme le note Baudouin Millet dans son excellente préface : « Robinson Crusoé se présente ainsi résolument comme une autobiographie spirituelle, conçue sur le modèle des grands récits puritains de conversion du siècle précédent. […] Le précédent le plus célèbre reste Grace Abounding (L’Abondance de la grâce) que le pasteur dissident John Bunyan publia en 1666. […] Bunyan résume parfaitement le projet qui sera celui de Robinson Crusoé, lorsqu’il définit son entreprise dans sa préface : "c’est une relation des œuvres miséricordieuses de Dieu sur mon âme." »
Le texte de Defoe ne fait aucune référence à la littérature profane que l’on pourrait légitiment attendre dans une telle relation de voyage (Homère ou Virgile). Le seul viatique de Robinson, ce sont « trois fort bonnes bibles » qu’il sauve du navire échoué à proximité de son île et à la lumière desquelles il relit les épisodes de sa vie. La Bible est le livre le plus cité par le héros dans les deux parties du roman, et les références y sont très nombreuses à compter du moment de sa conversion. Un des charmes de cette édition est de donner à lire la seconde partie du roman où le héros devient un législateur avisé, un marchand habile et un défenseur de la foi protestante. Ses pérégrinations le conduisent d’un bout à l’autre de la terre, bien au-delà de son île des Caraïbes, en Inde, en Chine et jusqu’en Tartarie. « Le romanesque, commente l’éditeur, sous la forme du récit d’aventure, a pris le relais du mode confessionnel ». On ne peut s’empêcher de penser à Don Quichotte, en lisant ce récit picaresque et jubilatoire qui procède par empilement et accumulation.
Un roman ambigu
Robinson Crusoé est l’une des premières œuvres de fiction en prose anglaise à avoir presque immédiatement attiré l’attention des traducteurs de langue française : dès 1720 il est traduit en français et Rousseau le recommandera dans le livre III de l’Émile, son traité d’éducation : « Tant que notre goût ne sera pas gâté, il nous plaira toujours. » L’histoire de cet ancien négrier qui découvre l’humanité est devenue une référence absolue des lectures de jeunesse. Le travail de Robinson, son ingéniosité, son obstination, son intelligence et sa ruse font de ce naufragé abandonné et désespéré le maître d’un petit royaume prospère et paradisiaque.
Comme tous les mythes, le roman a fait l’objet de nombreuses adaptations et réécritures depuis le XVIIIe siècle. On pense notamment à Michel Tournier (1967 et 1971), à J. M. Coetzee (1986) ou à Patrick Chamoiseau (2012). Le récit est alors décentré sur Vendredi qui efface les traces de la domestication et de la colonisation de l’Anglais pour devenir son maître, dans un retournement dialectique bien connu. Patrick Chamoiseau dénonce la complaisance de l’auteur à l’endroit de l’esclavage : « C’est triste : le Robinson de Defoe était un négrier. » C’est ce que Baudouin Millet appelle « le point aveugle du roman de Defoe ». On ne peut pas ne pas être choqué en voyant la gravure du Suisse François Aimé Louis Dumoulin (1753-1834) représentant Vendredi soumis à Robinson et qui s’agenouille devant lui et met sa tête sous son pied.
La réflexion de Defoe sur la civilisation et la barbarie est sans doute poussée à son point le plus achevé dans le traitement du sujet du cannibalisme. Le succès et la valeur littéraire de Robinson Crusoé restent aujourd’hui largement associés au regard neuf que Defoe jette sur l’anthropophagie. Defoe a bien lu Montaigne et il engage une réflexion pessimiste sur l’humanité de l’homme qui trouvera des prolongements macabres dans une robinsonnade d’un type particulier, Lord of the Flies (Sa Majesté des mouches, 1954) de William Golding.
Alors que la Pléiade a proposé une nouvelle traduction de l’œuvre de Franz Kafka, cette édition de Robinson Crusoé en « tirage spécial » reprend celle de Pétrus Borel, de 1836, qui fut, selon la formule de Jean-Luc Steinmetz un « loyal intermédiaire » et passa grâce à elle à la postérité. Un des autres atouts de ce très beau livre, ce sont ses illustrations, auxquelles sont consacrées plus de deux cents pages. On trouve aussi une carte des voyages de Robinson, telle qu’elle figurait dans l’édition de la seconde partie du roman publiée à Londres en 1719, une chronologie très bien faite, ainsi qu’une note passionnante sur l’attribution des romans de Defoe. Les textes donnés en appendices sont aussi très intéressants et concourent à rendre excellent cet hommage à un « roman séminal », comme le qualifie son savant éditeur.