Une réflexion neuve sur les films autour du problème esthétique de leur "musicalité".

L’ouvrage que Serge Cardinal vient de publier dans la collection Formes cinématographiques des Presses Universitaires de Strasbourg, est étonnant, détonant. La mystérieuse et provocante première phrase de l’introduction est frappante à cet égard. « Que peut-on gagner à faire de John Wayne un ornithologue ? » Et cela continue dans les quelques lignes qui suivent : « Que peut-on espérer découvrir dans le chant élégiaque des vaqueiros du Sertào qui concernerait le cinéma ? Quelle peut être la motivation d’un chercheur faisant du comique phono-musico-visuel de Jerry Lewis l’efficace reprise de la Théorie critique pratiquée par T.W. Adorno ? »   En fait, le lecteur ne le sait pas encore, mais les trois questions que l’auteur semble se poser à lui-même contiennent tout le programme à venir d’une recherche qui n’avait pas encore eu lieu et que le titre du livre laisse deviner, pourvu qu’on le lise attentivement.

 

Profondeurs de l’écoute et musicalité : La Rivière rouge

Serge Cardinal se propose en effet d’explorer un territoire qui se situe dans « les profondeurs de l’écoute » telles qu’elles se révèlent à lui à chaque fois qu’il se trouve confronté aux images visuelles et sonores d’un film. Mais il ne s’agit pas pour lui d’inscrire ses observations dans la vaste mouvance des études sur les sons au cinéma, notamment celle que Michel Chion, à partir de son Guide des objets sonores (1983), a initiée notamment dans L’Audio-Vision   et La Musique au cinéma   . Non, Serge Cardinal fait ici un écart sensible par rapport à ce qui est peut-être devenu une doxa. Il s’abstrait, en effet, de l’approche sonore du cinéma par l’analyse des sons et des interactions entre la dimension visuelle et la dimension sonore des films. Son problème et son approche sont tout autres.

Au départ, Serge Cardinal est philosophe et sa poïétique est celle du bâtisseur de concept. Le concept central qu’il invente ici et qu’il met au travail, c’est la « musicalité ». Elle « n’est pas le caractère exclusif de la musique, mais aussi le caractère de certains agencements phono-musico-visuels ».

Comment la trouver et la problématiser ? Le premier chapitre, « Le cow-boy ornithologue » nous l’apprend. Serge Cardinal décrit ainsi, en effet, la séquence de Red River (La Rivière rouge, Howard Hawks, 1948) où Tom Dunson (John Wayne) et Groot Nadine (Walter Brennan), craignant d’être attaqués par des Comanches, entendent que « ce qui surgit de la nuit, ce n’est pas un Comanche ; ce qui fend l’espace sonore, ce n’est pas son cri de guerre mais un chant, celui d’un oiseau, puis un autre, et un autre encore ». Or « les deux cow-boys reconnaissent dans ces chants d’oiseaux des Indiens   (…) comme nous, les spectateurs, ils entendent les qualités mélodiques du chant qu’ils ont ouï, mais, contrairement à nous, (ils) écoutent des Comanches et comprennent la menace qu’ils représentent (…). Ils vont dresser notre écoute ( …), nous apprendre un geste effacé du répertoire du plus expérimenté des ornithologues »   .

À cet endroit, l’auteur nous a fait une proposition rare et audacieuse. Se référant à la Théorie esthétique de Theodor Adorno, il en est passé par ce qu’il appelle un « comportement », qui est une véritable méthodologie en acte. Il s’agit de l’« épellation mimétique ». C’est une approche sensible qui consiste à « parler le langage » du film analysé, « le jouer, le mimer »   . Ainsi, sans réfléchir « sur le cinéma ni sur les théories du cinéma », Serge Cardinal veut « rendre justice à une série de rencontres avec des films singuliers »   , Red River bien sûr, mais aussi Brigadoon de Vincente Minnelli et Aboio de Marilia Rocha, un documentaire brésilien. Or, les rencontres vont bien au-delà de la sphère propre à chaque film puisqu’elles se font dans d’autres lieux que ceux du cinéma. En l’occurrence, Serge Cardinal se met à l’écoute de ce qu’il appelle, par analogie avec la composition de paysages en peinture, et à la suite de R. Murray Schafer, des « paysages sonores »   , par exemple ceux qui se construisent par l’écoute de la radio, dont il postule qu’elle a justement contribué à « la renaissance sonore du paysage », et à la puissance de spatialisation de la musique au cinéma.

 

Corporalité et synchronisation : Jerry Lewis

Ce n’est pas tout. Une autre sorte de musicalité singulière capte l’attention perceptive de l’auteur. Elle est concentrée dans le troisième chapitre du livre, dédié à l’acteur Jerry Lewis. Le titre même du chapitre, qui met en lien « Les ”convulsions paroxystiques” de l’acteur » et « La synchronisation de l’image et du son sur le corps de Jerry Lewis » laisse apparaître la spécificité de l’analyse ici menée. L’acteur est un corps et c’est ce corps mis au travail qui va bel et bien retrouver la pensée de Theodor Adorno, dont on sait qu’il fut aussi un musicologue notamment intéressé par le cinéma (en 1969, il a publié avec le compositeur Hans Eissler une étude intitulée Musique de cinéma). Serge Cardinal se sert donc de l’acteur comme d’une « Figure de problématisation audio-visuelle »   et le principal concept ici visé, dans le champ de « la musicalité », est celui de « la synchronisation ».

Il faut souligner que la réflexion menée est d’autant plus passionnante et précieuse qu’elle en passe par une saisie pour ainsi dire sensuelle des affects que le corps de l’acteur projette autour de lui, ses « excitations qui le font grogner, (…) la prolifération de ses timbres et de ses voix, son bégaiement rigoureusement grammairien ; les hésitations, les gênes, les paralysies partielles de son corps (…), les vrilles, les contorsions, les accélérations de ses danses ; les tortures – corporelles, psychologiques, sociales, etc. – auxquelles il est soumis ; la plasticité effective avec laquelle il y répond (…) son besoin irrépressible de musique »   . Belle description valant pour une décantation de la gestuelle physique d’un acteur, à la fois exceptionnelle, singulière – comme on pourrait le dire de celle de Chaplin et Keaton – et en même temps, si profondément ancrée dans « une longue histoire théâtrale et cinématographique » qu’en elle se lit justement une dimension abstraite, plurielle, celle du « concept de synchronisation » affectant le corps et la voix de certains acteurs.

Pourtant Serge Cardinal ne se laisse pas ici prendre au piège d’une généralisation inappropriée. Bien au contraire, en exposant la méthodologie même de la construction de son concept, il prend soin de préciser qu’il est rapportable à son observation d’une seule figure actorale, Jerry Lewis, dont il se demande « [elle] commence et où [elle] finit ? ». À quoi bon, alors, forger un concept ? La réponse de Serge Cardinal est aussi simple qu’elle est utile et convaincante. Il donne à la synchronisation les traits qui la caractérisent et qu’il a déduits de son observation. Dans le corps agissant de Jerry Lewis, elle est « une opération de captation, une opération de dissonance et une opération de réfraction »   . Ces traits font de l’acteur de cinéma, « un paradoxe audiovisuel »   , dont on peut alors observer – ou non ­– s’ils caractérisent le jeu d’autres acteurs.

Serge Cardinal propose ici à ses lecteurs la figure d’un « personnage conceptuel », qui, en déréglant par son jeu excentrique l’habituelle synchronisation des gestes, des paroles et des expressions déterminant les représentations actorales, inventerait quelque chose, une nouvelle « manière d’être au monde »   , proposant ainsi aux théoriciens et historiens du cinéma une nouvelle figure de synchronisation des oppositions. Le concept ainsi construit apparaît bel et bien comme une boîte à outils dont chacun peut se servir. C’est là un aspect didactique, et non des moindres, d’un tel ouvrage très attaché par ailleurs à une pensée théorique des objets qu’il analyse.

Par le fait, Serge Cardinal va au-delà d’une approche purement physique et d’une évaluation esthétique du travail actoral. Inspiré notamment par les écrits de Stanley Cavell, le philosophe qui est en lui voit aussi la dimension éthique du jeu dissonant de Jerry Lewis, un sujet qui « se débat avec les pathologies sociales de la raison et de la reconnaissance »   . Il s’en explique ainsi. L’acteur, d’abord adossé au « mimétisme de l’enfance » dérive avec constance vers l’imitation de « l’infantilisme », ce qui est en soi « une régression ». Or, cette régression, toute volontaire, est le mouvement même qui commande le travail de l’acteur et qui, selon Serge Cardinal, se hausse au niveau d’un discours : un discours contre « la rationalisation capitaliste de tous les aspects de la vie »   .

On ne peut pas s’empêcher de penser une fois encore à Chaplin, notamment à son film le plus incisif à cet égard, Les Temps modernes (1936). Peut-être bien que Serge Cardinal écrira un jour un livre sur cet autre héros – ou hérault – de la geste cinématographique américaine. Dans quelle mer d’affects perceptifs lui faudra-t-il alors plonger pour trouver le concept qui anime, littéralement parlant, le corps et la pensée d’un personnage tout à la fois pantomime, acteur, réalisateur ?

Cette dimension pratique fondatrice, à savoir se plonger dans « les profondeurs de l’écoute » d’un corps ou d’un film pour en arriver à « l’épellation mimétique », est venue à l’auteur grâce à sa sensibilité musicale que l’exercice du piano dans son enfance a aiguisée et ajustée. La dimension conceptuelle, ici formalisée comme une mise au travail de l’action même de la pensée et des puissances de l’imagination intellectuelle, est bien sûr ancrée dans sa formation de philosophe, notamment dans sa fréquentation assidue des écrits de Gilles Deleuze et Stanley Cavell. S’intéressant aussi bien au cinéma qu’aux arts médiatiques, surtout à leurs dimensions sonores, il a placé dans deux chapitres de son livre l’acteur au centre de sa recherche. Leur originalité les rend ainsi d’autant plus appréciables qu’en la matière, les réflexions ne manquent pas. Celle-ci est neuve et terriblement stimulante, et tout le livre est à l’avenant de la double exigence, théorique et pratique, conceptuelle et méthodologique que l’on a ici repérée.

 

Pour une anthropologie audio-visuelle : Aboio

Le chapitre deux, « Une écoute qui geste un monde. Quatre promenades avec des vachers du Sertào », fait ainsi puissamment écho à la question que Serge Cardinal se posait au début de son livre et que l’on a mentionnée plus haut. Ici, il parle d’Aboio, un film documentaire où se pose selon lui « un problème d’anthropologie ». Quel est ce problème ? Pour l’auteur, la cinéaste Marilia Rocha a filmé une question : « un vacher ne peut empoigner, ni prendre dans ses bras, ni porter sur son dos, une vache (…). [Alors] est-ce qu’un rapport audio-visuel peut devenir la réalité d’un contact entre le vacher et sa vache ? »   . La réponse tient dans cette réalité que le film a documentée au plus près : « Les vachers chantent pour les vaches, et ce chant a les accents d’une élégie ». Là encore, Serge Cardinal s’est intéressé à un film dont la puissante énergie figurale va lui permettre de revisiter les codes de l’approche filmique de l’anthropologie au cinéma. D’ordinaire assignée à sa dimension visuelle – d’ailleurs désormais « l’anthropologie visuelle » est devenue une discipline universitaire à part entière – ici elle trouve son accomplissement dans une fable sonore dont la réflexion de Serge Cardinal détaille toutes les richesses perceptives, saisies aussi bien par l’ouïe que par la vision des images de ce film rare.

 

Musique et représentation : Brigadoon

Les quatre autres chapitres n’oublient pas l’acteur, par exemple Gene Kelly dans Brigadoon (chapitre IV) qui « voit la musique que nous entendons »   . Mais ici la musique est l’objet même de « l’écoute » de Serge Cardinal. Il s’attache à caractériser son « autonomie productive »   alors que, trop souvent rattachée « à un élément de l’image : la figure humaine », elle est chargée de – en tout cas censée – « révéler un ensemble d’états émotifs cachés quelque part [dans cette figure] ou inscrits dans sa physionomie ». Pour sa part, Serge Cardinal cherche à entendre, à voir, dans la musique sa capacité propre à « représenter » (mais oui !) « une émotion, un sentiment ou un caractère ». Et s’il a choisi Brigadoon, un film notoire, très souvent commenté par des historiens, des analystes, des théoriciens du cinéma, et même si ce film « reprend tous les procédés du style classique », il montre qu’il opère en fait « d’importants décrochages qui vont se retrouver au cœur de la modernité musicale du cinéma »   .

L’analyse de cette modernité, qui fait que la musique de Brigadoon participe à la composition d’« un drame de l’espace et du temps »   est riche de notations précises sur les lieux, sur les déplacements et les gestes des personnages et leurs corrélations avec les sons musicaux. Or, toute cette matière audio-visuelle est constamment sublimée par une abstraction dont on peut dire qu’elle est figurale, comme dans cette phrase qui condense tous les traits de la saisie par Serge Cardinal des objets observés par lui (et qui marque toute sa distance vis-à-vis des approches analytiques traditionnelles centrées sur le tri-cercle des sons in, off et hors-champ) : « la musique appartient à l’espace du film (…). Elle circule dans cet espace sans y occuper une position ni y remplir une forme »   .

En prolongement, le sixième et dernier chapitre, « Où est la musique de film ? »   , s’ouvre sur une citation extraite d’un article d’Eisenstein, « La musique du paysage et le devenir du contrepoint du montage à l’étape nouvelle »   . La question ainsi posée par Serge Cardinal est aussi simple qu’elle est vertigineuse. Elle est en effet « naïve et rusée » pour qui, « confrontée à l’expérience cinématographique »   , se la pose. La réponse, nous dit Serge Cardinal, est à chercher du côté de « la façon [pour la musique] d’occuper les espaces imaginaires, plastiques et spectaculaires ». Et c’est en théoricien du cinéma et musicologue qu’il détaille les aperçus de son questionnement, leur enchaînement, en les formulant comme autant de suggestions méthodologiques pour construire une « écoute mimétique » des films. « Quel ou quels espaces occupe la musique ? Passe-t-elle d’un espace à un autre ? Comment va-t-elle occuper ou traverser les différents espaces cinématographiques ? »   . Les espaces ici mentionnés, fictionnels ou non, diégétiques ou extra-diégétiques, sont ceux que Serge Cardinal a décrits et caractérisés dans les chapitres précédents. De la même façon qu’il a livré à ses lecteurs des clés pour bâtir le concept de « musicalité », il leur enseigne ici les arcanes de son « écoute mimétique » de l’espace sonore des films, de sa musicalisation qui aboutira in fine à un triptyque « Architecture, Musique, Cinéma ».

 

Orphée et Molière

Une belle surprise attend à nouveau le lecteur dans la toute dernière partie du chapitre VI. Paul Valéry y est présent, en effet, et cela parce qu’il a fait dialoguer Socrate et Phèdre dans Eupalinos ou l’Architecte (Œuvres, tome II). Phèdre, dixit Paul Valéry, a trouvé à l’architecte Eupalinos de Mégare « la puissance d’Orphée »   . Or, le même Orphée est aussi bien celui de Goethe qui dans Maximes et Réflexions (Écrits sur l’Art), dont Serge Cardinal cite un long passage, avait imaginé qu’« on (…) avait assigné [à Orphée] un vaste chantier chaotique » et grâce à son « pouvoir (…) de mouvoir animaux, plantes et rochers par son chant ou sa musique » il a fait naître un monde nouveau où « l’harmonie demeure » même si « les sons s’évanouissent ».

En cinéma, dans un monde plus proche de nous, « à la jonction de la musique et de l’architecture, on trouve (…) un corps mobile (…), le corps du danseur »   nous dit Serge Cardinal qui conclue son livre en se déplaçant vers une autre sorte de corps : celui de Molière, mourant sur scène, et de son tenant-lieu, Robert Wilson. Celui-ci a réalisé un film en 1994, La Mort de Molière, et il y incarne le personnage principal. Une telle chute donnée à sa réflexion permet à Serge Cardinal de se confronter à « l’idéal d’une musicalité du cinéma ». Pour lui, en effet, ce film qui a été produit et diffusé par la chaîne de télévision Arte, joue sur « la répétition » qui est « l’occasion du possible (…). Jamais l’immortalité, toujours la métamorphose »   . Dans une telle formule on entend bien le sac et le ressac de la musicalité cinématographique, une mer dont Serge Cardinal nous a donné à percevoir des échos visuels et sonores dans ce beau livre immersif