Les écrits de l’américain Wendell Berry nous invitent à envisager une réconciliation entre agriculture et environnement et à considérer sous un jour nouveau notre rapport à la Terre.
En 2017, les Etats Généraux de l’Alimentation souhaités par Nicolas Hulot, alors ministre de l’environnement, ont été l’occasion d’examiner le modèle agricole français, à l’instar des débats récents sur l’interdiction du glyphosate. L’agriculture se situe au cœur des enjeux de santé et de soutenabilité. Outre les liens établis entre l’usage de produits chimiques agricoles et le développement de maladies, le secteur est un émetteur très important de gaz à effet de serre. Sur ces sujets, l’œuvre de l’écrivain américain Wendell Berry apporte un éclairage original comme en témoigne la première traduction française de l’un de ses livres par Pierre Madelin : La santé de la terre. Essais agrariens .
Un intellectuel et un agriculteur
D’après Michael Pollan, auteur de la préface de La santé de la terre, Wendell Berry, né en 1934, a sensiblement influencé le débat américain autour de l’agriculture et de l’alimentation et notamment la réflexion du couple Obama. Son œuvre – composée de romans, de recueils de poésie et d’essais – est une tentative de réconciliation entre nature et culture, agriculteurs et écologistes. Frédéric Dufoing, qui signe pour sa part la postface, souligne la singularité de Berry au sein du paysage de la pensée écologiste : il est l’un des rares à être à la fois un intellectuel et un agriculteur.
Promis à une double carrière d’écrivain et d’universitaire, W. Berry s’installe en 1965 dans une ferme du Kentucky, proche du lieu d’origine de sa famille, pour cultiver de manière biologique, sans force mécanique et à l’aide de chevaux. Contrairement à la tradition américaine environnementaliste, W. Berry n’est pas un défenseur de la nature sauvage – la wilderness. Il s’inscrit dans le courant agrarien qu’a incarné Thomas Jefferson avec son projet d’une « République de petits paysans propriétaires vertueux ». W. Berry réhabilite la relation directe du paysan à sa terre quand la majorité de la population des sociétés occidentales a désormais un rapport très indirect à la nature. David Skinner, auteur d’une notice biographique en fin d’ouvrage, signale également l’intégrité de W. Berry, qu’illustre par exemple son engagement dans des actions collectives contre les mines de charbon aux Etats-Unis.
Les dix essais, écrits entre 1970 et 2003, que rassemble La santé de la terre donnent un aperçu des intérêts et réflexions de W. Berry. Il analyse notre rapport à l’alimentation et à l’agriculture, notre usage de l’énergie, ou encore les accusations portées à l’encontre du christianisme concernant sa responsabilité dans l’exploitation de la Terre. Il aborde aussi les liens entre racisme et économie et envisage une conception alternative de cette dernière qui soit compatible avec la nature.
Réconcilier agriculture et environnement
W. Berry dénonce d’abord l’exploitation de la Terre et de l’homme, les deux étant intrinsèquement liés dans une logique globale. Toutefois, il ne se réfugie pas dans une critique d’un système désincarné source de tous les maux. Au contraire, il insiste sur la responsabilité individuelle dans la perpétuation de la destruction en cours : « Une réunion de protestation contre la destruction de l’environnement n’est pas une réunion d’accusateurs, c’est une réunion de coupables. » S’il est bien sûr indispensable de faire pression collectivement sur les gouvernements et les entreprises pour les obliger à prendre en compte l’environnement, il est tout aussi urgent de changer individuellement nos modes de vie. Autrement dit, « si vous avez peur de détruire l’environnement, faites le nécessaire pour ne plus être des parasites de l’environnement. » Ajoutant plus loin qu’« avoir peur de la maladie sans être disposé à payer pour le traitement, ce n’est pas seulement hypocrite, c’est se condamner. » W. Berry ne néglige pas les efforts et le moindre confort qui en résultera, mais il estime in fine que de tels changements aboutiront à des résultats gratifiants. Bien que le terme n’apparaisse pas explicitement, il prône ce qui s’apparente à une démarche décroissante.
Pour W. Berry, la condition des agriculteurs révèle la dépendance généralisée vis-à-vis du marché. La mécanisation et l’industrialisation des exploitations ont dépossédé les agriculteurs de leur savoir-faire et de la relation ancestrale qui les liait à leurs terres. Mais cette autonomie peut être regagnée par l’adoption de nouveaux modes de production, plus respectueux de la nature. Même les citadins peuvent y contribuer, que cela soit dans le choix de leur alimentation ou dans l’acte de cultiver un potager. De telles attitudes permettraient de rétablir un contact avec la Terre et évoque les réflexions du philosophe Matthew Crawford exposées dans son livre Contact .
Energie mécanique versus énergie vivante
En s’inspirant du fonctionnement de l’agriculture préindustrielle, W. Berry nous invite à retrouver un mode de fonctionnement où les limites biologiques reprennent toute leur place, notamment vis-à-vis des machines. Il opère ainsi une distinction entre l’énergie des vivants et celles des machines . La première fonctionne grâce à un cycle qui associe la vie et la mort sur le long terme et pratique un recyclage permanent. La seconde repose sur des ressources accumulées, stockées et épuisables, dont l’extraction et l’utilisation massives perturbent l’environnement. Il considère que l’énergie des machines est « simpliste », dans le sens où elle repose sur un cycle binaire « production » et « consommation », où entre du combustible et d’où ressort du déchet. En revanche, « l’usage de l’énergie biologique requiert […] l’ajout d’un troisième terme : production, consommation et restitution. » Le sol joue le rôle de « grand connecteur » de cet ensemble. W. Berry propose le respect de ce cycle, de la diversité de la nature et bien sûr de s’émanciper des énergies fossiles sur lesquelles repose encore la production de nourriture à bas coût.
Religion et environnement
W. Berry revient sur le reproche adressé par certains défenseurs de l’environnement à la religion chrétienne : celle-ci serait à la source de la domination de la Terre par les humains. W. Berry admet plusieurs de ces reproches et pointe la division néfaste entre âme et corps qui a conduit à négliger la dimension matérielle du monde. Pourtant, il estime que dans cette même Bible décriée il existe de nombreuses injonctions à prendre soin de la Terre et du vivant. A partir du message biblique, il est possible d’envisager la Terre comme un don à des hommes qui ne l’ont pas créée et qui doivent en prendre soin. Dieu fixerait donc des limites, condamnerait l’hubris et enjoindrait à la persévérance au quotidien. Il condamnerait l’accumulation, l’usure et ses formes contemporaines. L’histoire du Christ est aussi celle d’une révolte face aux pouvoirs établis et reste une inspiration potentielle pour les luttes, écologistes incluses.
Le lien établi par Wendell Berry entre conservatisme social, même s’il s’apparente davantage à une forme de principe de précaution d’après Frédéric Dufoing, et protection de la Terre surprendra peut-être, tout comme la religiosité de sa réflexion sera moins parlante dans le contexte français. Pour autant, le travail de l’écrivain américain fait écho aux tentatives présentes des deux côtés de l’Atlantique de rétablir des économies circulaires, coopératives et locales. W. Berry évoque de même des combats altermondialistes comme l’illustrent les passages qu’il consacre à l’Organisation Mondiale du Commerce. Cependant, sa réflexion se situe à une autre échelle : il s’agit d’abord de penser local et d’agir local, comme en témoigne le titre du premier essai de ce recueil (« Penser petit »). En insistant sur le parallèle entre le mauvais traitement de la Terre et de ceux qui en ont sa charge, W. Berry ne manquera pas de trouver un écho dans le contexte français, déjà évoqué, d’une difficile transformation de son modèle agricole. Fondamentalement, c’est une nouvelle philosophie de la relation de l’homme à la Terre ainsi qu’un message de persévérance, d’espoir et de réconciliation que porte W. Berry.