À l'occasion de la sortie de « Rome, cité universelle », Nicolas Tran revient sur la romanisation et les relations entre contexte local et empire dans l'Antiquité romaine.

La version originale de cette interview a été publiée par l'Association des Professeurs d'Histoire-Géographe (APHG) sous le titre « La romanisation dans l'Empire romain » dans sa revue Historiens et Géographes   . Il est repris ici dans le cadre d'un partenariat entre Nonfiction et l'APHG, dont le but est de diffuser aussi largement que possible la recherche historique en train de se faire.

 

APHG : Comment s'organise votre ouvrage, Rome cité universelle ?

Nicolas Tran : Le livre comporte trois parties : une chronologique, une thématique, et une troisième intitulée « l'atelier de l'historien ». Pour la partie chronologique, je me suis occupé de la partie centrale, de l’assassinat de César à la guerre civile suivant la mort de Néron (44 av. J.-C. –  70 apr .J.-C.). Catherine Virlouvet a rédigé le premier chapitre qui court de 70 av. J.-C. à 44 av. J.-C. et Patrice Faure s'est chargé de la période allant de 69 à 212. Dans la partie thématique, ce dernier a composé un chapitre intitulé « guerre et paix dans l’Empire de Rome ». Viennent ensuite trois de mes chapitres sur la vie quotidienne, les hiérarchies sociales et la citoyenneté romaine. Dans « l'atelier de l'historien », j'ai traité de la romanisation et de l’apport de l'épigraphie ; Patrice Faure a évoqué l'influence des nouvelles technologies sur le métier de l'historien.

 

APHG : A la lecture de votre ouvrage, cette troisième partie qui montre l'historien au travail est tout à fait novatrice, pouvez-vous nous en dire plus ?

Nicolas Tran : Cet « atelier de l'historien » fait se succéder un premier chapitre sur les débats historiographiques, un deuxième sur les sources et un dernier sur les méthodes de l'histoire romaine.

 

APHG : Au cœur des débats historiographiques actuels sur l'Empire romain, il y a la notion de romanisation que vous avez traitée. Elle est actuellement enseignée dans le secondaire en classe de 6ème. Pouvez vous nous en dire plus sur cette notion, que l'on retrouve dans tous les manuels, mais qui est souvent mal employée ?

Nicolas Tran : La romanisation est un sujet très débattu et très controversé. Certains chercheurs, dans le monde anglo-saxon en particulier, sont partisans de se passer complètement de cette notion. La position du livre revient à dire que les différents emplois de la notion de romanisation depuis la fin du XIXe siècle posent des difficultés, qui imposent un effort de définition rigoureux. Mais un abandon pur et simple de la notion ne règle pas le problème de fond : comment alors décrire les réalités de l'Empire romain ? Pourquoi est-ce une notion qui pose problème ? Le souci, c'est la construction même du mot. En effet, derrière la notion de romanisation se profile l'idée qu'il existe une civilisation romaine cohérente et homogène qui s'est étendue à tout l'Empire. Cette vision est simplificatrice. Il faut voir les choses de manière plus dynamique, dans le sens où il n'y a pas une culture romaine donnée qui se serait généralisée. Cette culture romaine s’est construite très progressivement et a continué à évoluer à l’époque impériale : or les populations dites « romanisées » ont elles-mêmes contribué à ces transformations. Parallèlement, les changements culturels dans les provinces de l'Empire furent réels, mais n'aboutirent pas à un panorama uniforme : les particularismes locaux étaient omniprésents. Finalement, ce que ce que l'on appelle la romanisation se confond avec l'émergence de traits partagés dans tout l'Empire, qui viennent s’ajouter aux particularismes, sans les faire disparaître. En outre, les mutations culturelles ont résulté bien moins d’une politique conçue et imposée par Rome, que de la volonté des provinciaux (certes encouragée ou favorisée par Rome). Il faut essayer de comprendre que des dynamiques locales expliquent en grande partie les changements culturels. Dans ce contexte, les élites jouèrent un rôle moteur. Pour celles-ci, le fait de changer et d'adopter des traits culturels venus d'ailleurs, perçus comme communs à tout l'Empire, était une manière de se distinguer socialement, un indice de raffinement. On nuance ainsi l'idée que la romanisation se réduit à une influence extérieure qui vint plaquer des données extérieures sur les sociétés locales : les choses sont beaucoup plus complexes.

 

APHG : Il n'y a donc pas de volonté affichée par les autorités centrales à Rome d'imposer aux peuples de l'Empire une façon de vivre ? C'est plutôt en sens inverse : il y a une volonté locale de vivre comme des Romains pour montrer que l'on fait partie de l'Empire ?

Nicolas Tran : Oui, il y a de ça, dans le comportement des élites en particulier. Le pouvoir romain se préoccupe avant tout, et presque exclusivement, de garantir l’ordre et la stabilité de l'Empire. Cela fait partie de ses attitudes conscientes et volontaires. Par exemple, organiser les pouvoirs locaux, en définissant des cités avec leurs institutions, c'est une manière de créer des relais pour garantir la levée de l'impôt et le bon fonctionnement de la justice. Cela a de grandes implications sur les modes de vie (avec le développement monumental des chefs-lieux de cité) et les modes de pensée (liés à la manière de penser la politique au niveau local). Néanmoins, il faut comprendre que ces mutations ne sont pas prioritaires pour Rome. Ce sont plus des conséquences des politiques romaines qu'une politique romaine en elle-même. Il n'y a donc pas de volonté de convertir les gens à un mode de vie, mais une volonté de contrôler les sociétés par l'adhésion politique des élites locales. Les changements culturels viennent donc plus des élites locales que de Rome, même si, comme vous les voyez, les choses sont imbriquées.

 

APHG : Est ce que vous auriez des exemples à nous donner sur ces phénomènes culturels que l'on retrouve à différents endroits de l'Empire des points communs qui font que l'on a pu parler de romanisation ?

Nicolas Tran : On peut prendre l'exemple de villes et de paysages urbains, nés de la décision de créer des cités dans des endroits où il n'y en avait pas ou peu. C'est le cas des Gaules du centre et du nord qui, avant la conquête par César, étaient organisées par l'existence de peuples gaulois. Après la conquête, le pouvoir romain a voulu organiser politiquement cet espace en créant des cités. Cette action est bien datée, entre 16 et 13 av. J.-C., au moment où Auguste fonda en Gaule une soixantaine de cités. Leurs territoires, correspondant chacun à un peuple, ont alors été définis précisément, avec à chaque fois un chef-lieu destiné à abriter des institutions. Les notables ont peuplé ces institutions, en vivant une partie de l'année dans le chef-lieu. Ils ont alors donné aux ensembles urbains une parure monumentale inspirée des modèles architecturaux que l'on voyait en Italie. C'était une architecture que l'on peut définir comme romaine (même si elle fut aussi inspirée par des modèles grecs que les Romains s’étaient appropriés) qui se développa sous l'influence de mesures politiques et institutionnelles prises par Rome.

 

APHG : Ce raisonnement est valable aussi bien dans le domaine de l'urbanisme que sur celui de l'architecture.

Nicolas Tran :  Oui, on peut penser à l'émergence des forums par exemple dans ces villes. Le forum est à la fois un élément d'urbanisme (une place centrale) et un complexe monumental pourvu de monuments typiques organisés autour de l’esplanade, comme des basiliques (monuments civils où les magistrats rendent la justice) ou des temples (très souvent celui du culte de Rome et d'Auguste).

 

APHG : Au niveau de l'urbanisme, cela s'applique aussi au niveau des rues qui forment un plan en damier avec les deux rues principales (le Decumanus et le Cardo) qui se croisent à angle droit sur le forum.

Nicolas Tran : Il faut sortir de l'idée que ces quadrillages étaient systématiques et complets. En général, on retrouve ces deux axes majeurs et une volonté d'organisation du plan de la ville, mais on constate souvent une adaptation pragmatique à la topographie. De manière significative, ce modèle de quadrillage apparaît en Italie, dans les villes fondées par Rome, mais pas dans l'Urbs même, qui s’est développée de manière progressive et sans plan d’organisation global. Ainsi, le quadrillage orthogonal est un modèle grec que les Romains se sont appropriés, pour l’appliquer ou suggérer son application hors de leur capitale. C'est un bon exemple pour montrer que derrière le mot romanisation, il y a autre chose qu'une simple uniformisation sur le modèle de Rome elle-même. L’histoire des territoires dominés par Rome est plus complexe et jamais totalement uniforme.

 

APHG : Au niveau culturel, les élites locales veulent garder leur identité propre, tout en y intégrant la façon de vivre « à la romaine ».

Nicolas Tran : Que veut dire cette expression ? Les gens qui modifiaient leur mode de vie, par exemple se mettaient à porter la toge comme tenue d’apparat, voulaient-ils vraiment ressembler aux habitants de la ville de Rome ? Vivre comme un notable supposait d’adopter des traits ou des éléments de mode de vie qui, pour certains, étaient perçus comme italiens voire spécifiquement de Rome, mais il s’agissait d'abord de ressembler aux notables de tout l'Empire, pour être considéré comme un membre à part entière de cette élite d’Empire. Se retrouvent en tension ce qui relève de Rome et ce qui relève de l'Empire : ce qui rapproche les deux, c'est cette idée de « Rome universelle ».

 

APHG : Et pour le reste des citoyens : y a-t-il aussi une certaine acculturation qui verrait comme point d'orgue l'édit de Caracalla en 212 qui termine votre ouvrage ?

Nicolas Tran : Dans le livre, l'accent est souvent mis sur les élites, parce qu’elles sont vraiment le moteur des changements. Mais les notables influençaient les catégories situées plus bas dans la hiérarchie sociale : elles  imitaient parfois les Romains dans une volonté de se distinguer socialement des plus humbles et des moins raffinés. Parallèlement, les élites restèrent aussi attachées à des traits locaux, notamment dans le domaine religieux. Il ne faut pas opposer systématiquement des élites entièrement romanisées au reste de la population, qui serait resté dans sa « barbarie » originelle : les choses sont plus compliquées.

 

APHG : Quel était l'objectif de l'empereur Caracalla dans son édit de 212 qui donne la citoyenneté à tous les habitants libres de l'Empire ?

Nicolas Tran : La diffusion de la citoyenneté romaine fut très progressive : elle a commencé dès les conquêtes, car Rome souhaitait ainsi obtenir des soutiens militaires et politiques dans les sociétés locales. Elle toucha donc d’abord les élites, puis, au cours du IIe siècle en particulier, s’étendit progressivement à d'autres catégories. De ce point de vue, l'édit de Caracalla fut un aboutissement. Mais ce fut aussi une rupture, dans le sens où jusqu'en 212, le don de la citoyenneté romaine resta un privilège : de plus en plus largement octroyé, mais un privilège tout de même. 212 marqua une rupture, car la citoyenneté devint un trait commun à l'ensemble des hommes libres. Quant aux motivations de l'empereur Caracalla, elles demeurent obscures par manque de sources. Les historiens antiques avancent des explications qui ne sont pas très (ou tout à fait) convaincantes, à l'image de Dion Cassius qui évoque l’augmentation des revenus des impôts payé par les citoyens. Cette date ferme l'ouvrage parce que c'est la fin d'une époque, on rentre dans quelque chose de nouveau après l'édit de Caracalla.

 

APHG : Au niveau de la religion, il y a la spécificité romaine de tolérer les dieux locaux tout en incitant les cités de l'Empire à pratiquer le culte impérial.

Nicolas Tran : L’Empire était très majoritairement polythéiste : pour l’écrasante majorité de ses habitants, les dieux étaient innombrables et l’adoption de nouveaux cultes n’impliquait pas l’abandon des anciens. L’histoire des religions de l’Empire repose donc sur des phénomènes de cumul (les divinités romaines s’ajoutant aux divinités locales) et parfois de fusion (entre divinités romaines et locales). Les changements religieux furent multiples, mais les cultes n'entrèrent pas en conflit les uns avec les autres dans le cadre du polythéisme. Pour ce qui est du culte impérial, les choses sont là aussi complexes car, s'il y eut une incitation du pouvoir romain, il y eut aussi un intérêt des cités qui prirent souvent elles-mêmes l'initiative de développer ce culte. L'émergence du culte impérial est indissociable de l’adhésion politique des élites à l'Empire. On ne peut donc pas voir le culte impérial uniquement comme quelque chose d'imposé. Si les provinciaux l’ont développé, c'est parce qu'ils avaient un intérêt politique à le faire et que cet intérêt convergeait avec celui de Rome de le voir célébré partout. Surtout, le culte impérial ne gênait en rien la pratique des autres cultes. Les chrétiens (après les juifs) furent une exception, marginale durant la période traitée par notre livre. Les actes religieux, comme les sacrifices devant le portrait de l'empereur qui leur furent demandés, heurtaient leur monothéisme.

 

APHG : Pourquoi le christianisme, jusqu'à l'édit de Milan qui l'autorise en 313, a-t-il posé problème à Rome ?

Nicolas Tran : Au temps de Jésus puis des premiers chrétiens, l'État romain se préoccupe de l'ordre public. Jésus puis ses disciples ont créé des troubles dans la communauté juive, qui elle-même passait pour difficile à contrôler. Puis, très progressivement, le christianisme a pris son autonomie vis-à-vis du judaïsme. De fait, avec saint Paul et ses proches, le christianisme s’est mué en une religion universelle qui ne s'adressait plus seulement aux Juifs. Aux yeux des Romains, chaque peuple avait le droit et le devoir de célébrer la religion de ses ancêtres : en cessant d’être une branche du judaïsme, au tournant des Ier et IIe siècles, le christianisme perdait donc toute légitimité de ce type et devenait une « superstition » nouvelle. En outre, le monothéisme choquait les Romains qui l’assimilaient à un athéisme, puisque les chrétiens niaient l’existence de tous les autres dieux que le leur. Enfin, le prosélytisme chrétien passait pour un appel aux peuples de l’Empire à se détourner de leurs devoirs à l’égard de leurs dieux ancestraux. Le refus du culte impérial ne fut donc qu’un élément parmi d'autres que les Romains reprochèrent aux Chrétiens.

 

APHG : Si on suit votre démonstration, l'Empire romain est donc une mosaïque dont le liant serait la référence constante des élites au pouvoir central de Rome ?

Nicolas Tran : On a affaire à des gens différents mais qui regardent dans la même direction, vers Rome. Pour les citoyens romains, Rome est la « commune patrie ». Ce que nous avons voulu montrer, c'est comment des gens différents et de plus en plus nombreux, répartis dans un immense empire, s’étendant sur trois continents, en sont venus à définir Rome comme une « commune patrie ». De cette idée de communauté émerge l'idée de cité universelle.

 

APHG : Dans les manuels scolaire, la période que vous étudiez est souvent caractérisée comme l'apogée de l'Empire romain. Que pensez vous de cela ?

Nicolas Tran : Le mot « apogée » est utilisé dans un sens territorial : l'extension maximale de l'Empire est atteinte au IIe siècle. En revanche, il faut délier ce constat des idées de grandeur et de décadence : deux notions associées à des jugements de valeurs portés par les historiens du passé et qui n’ont plus cours aujourd'hui.

 

APHG : Pour terminer, pourquoi avez vous choisi de commencer votre ouvrage en 70 av.J.C. ?

Nicolas Tran : C'est le moment où la citoyenneté romaine est généralisée à tous les hommes libres d'Italie. Les bornes chronologiques de l'ouvrage correspondent donc à deux moments « d’universalisation » de cette citoyenneté, à l’échelle de la péninsule, en 70 av. J.-C., puis à celle de l’Empire en 212. Or la civitas Romana correspond à la fois la citoyenneté romaine (à un statut juridique) et à la cité de Rome (définie comme la communauté des citoyens romains). En ce sens, Rome devint bel et bien la cité universelle.

 

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