Le point sur les récentes avancées de la recherche sur la Gaule avant et après la Conquête romaine.

Dans l’imaginaire national, "nos ancêtres les Gaulois" disposent toujours d’une place bien à part, essentiellement inventée au XIXe siècle. Et pourtant, l’histoire mais aussi l’archéologie et beaucoup d’autres sciences ont fait en quelques décennies des pas de géants qui ont peu à peu permis de renouveler totalement nos connaissances sur les Gaules, avant la Conquête romaine comme après l’intégration à l’Empire. Face à ces bouleversements historiographiques, les attentes du public se font de plus en plus pressantes : pour s’en convaincre, il suffit de constater l’intérêt porté aux "Gaulois" (plus qu’aux "Gallo-Romains") sur Internet ou d’observer, dans un autre registre, le retour de la Gaule dans les programmes d’histoire du lycée de cette année.

Les Gaulois à l’honneur

C’est à ce légitime besoin de mise à jour sur notre passé que répond la publication des actes du colloque international "Comment les Gaules devinrent romaines", organisé par l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) et le musée du Louvre en septembre 2007. Certes, les Gaulois ne sont plus depuis longtemps les parents pauvres de l’historiographie, et nombre de parutions récentes ont permis de mettre des ouvrages scientifiques et synthétiques à la disposition des amateurs, mais les textes rassemblés ici présentent l’avantage de confronter directement le lecteur à l’état le plus actuel de la recherche, en particulier archéologique, à travers des textes néanmoins "adressés à un large public"   .
À première vue, la question à laquelle ont répondu les chercheurs n’est pas la plus ambitieuse : l’introduction de l’ouvrage rappelle que le "comment" est toujours plus facile à traiter que le "pourquoi", et le public a généralement déjà des idées assez arrêtées dans lesquelles s’entremêlent César, ses légionnaires, les villas et les voies romaines… Car, dans les mentalités modernes, la conception ancienne selon laquelle les Gaulois ont attendu religieusement l’arrivée des Romains pour se faire civiliser (économie, routes, exploitation agricole, culture, villes, etc.) reste bien ancrée.

Le rôle primordial de l’archéologie

Or, les récentes découvertes permettent aujourd’hui de renouveler presque entièrement nos connaissances dans tous les domaines. Une carte très intéressante   présente ainsi le nombre de sites gaulois fouillés en France… et ressemble en fait à s’y méprendre aux tracés des autoroutes et autres lignes à grande vitesse. Cette simple constatation permet de prendre conscience de deux éléments essentiels : d’une part, l’essentiel des trouvailles sont très récentes et datent des fouilles réalisés par l’Inrap (archéologie dite de "sauvetage") durant les dernières décennies ; d’autre part, le fait qu’il suffise quasiment de creuser pour trouver des sites montre que la Gaule était bien plus densément occupée et mise en valeur qu’on ne l’avait imaginée auparavant.

Pour autant, l’archéologie pure et dure n’est pas la seule contributrice à ce renouveau des études gauloises. Les auteurs insistent à plusieurs reprises sur l’importance d’autres formes d’investigations, comme l’archéologie aérienne – qui s’est développée sous l’impulsion de Roger Agache à partir des années 1970 et a alors constitué une véritable révolution – mais aussi l’archéologie sous-marine, ou encore les études carpologiques   . La confrontation de l’ensemble des données issues de disciplines variées mais récoltées sur un même terroir, comme autour de Nîmes ou dans le Berry, permettent ainsi de dresser des tableaux beaucoup plus complexes de la vie quotidienne en Gaule puis, en les comparant, de tenter des synthèses sur tel ou tel thème (viticulture, question de la villa) ou même d’avancer des conclusions plus générales, dont la principale peut être résumée par l’idée que la Conquête romaine n’a pas été la rupture brutale et complète que certains ont voulu y voir.



Continuité ou rupture ?

Au contraire, la plupart des spécialistes insistent aujourd’hui sur une continuité tout à fait étonnante. Bien sûr, certains changements ont pu se faire brutalement, comme le révèle l’étude de Christophe Maniquet à propos de la transformation du sanctuaire gaulois de Tintignac en un véritable complexe religieux romain, en dessous duquel l’ancien sanctuaire fut tout simplement enfoui   . Dans la plupart des autres études cependant, les données archéologiques permettent de montrer que la Gaule n’a pas changé du jour au lendemain et que nombre de structures considérées comme "romaines" ou "gallo-romaines" étaient déjà en place avant la Conquête. Ainsi de la mise en valeur agricole de la Gaule avant l’arrivée des Romains, tout à fait étonnante : fermes extrêmement nombreuses, déforestation progressive, outillage de qualité, mais aussi réseaux de voies "gauloises" en attestent. Bien plus, les recherches récentes ont montré que l’importation d’espèces animales et peut-être végétales préexistait à la Conquête. Là aussi, le mythe du Gaulois vivotant dans l’autarcie des querelles intestines est mis à mal et doit laisser place à une image infiniment plus complexe et, pour tout dire, plus "civilisée".

Sur la question des villes en Gaule, un même réexamen de certains lieux communs est nécessaire. Longtemps, les oppida gaulois mentionnés par les sources littéraires n’ont pas été considérés comme une forme d’urbanisme. Mais ce terme latin d’oppidum, "projeté par les historiens romains sur une réalité exotique"   , montre vite ses limites à l’aune des plus récentes découvertes, et sitôt qu’on adopte une définition de la ville à base de critères sociologiques ou fonctionnels. Il est ainsi tout à fait intéressant qu’on ait dégagé des places publiques et des monuments civils datant d’avant la Conquête sur le site de Bibracte. Si le mot "oppidum" reste débattu, la réalité qu’il représente est aujourd’hui clairement celle d’une "ville celtique" (Patrick Pion) dans une Gaule de plus en plus intégrée à l’économie-monde romaine. Cette même étude de Patrick Pion s’attache d’ailleurs à aller plus loin, en montrant que cette urbanisation est un processus polarisé – par le commerce, la politique ou les aspects religieux – et que sa naissance signerait en réalité le début de la romanisation – terme sur lequel reviennent presque toutes les contributions – des élites gauloises, dans une intéressante démonstration où se mêlent géopolitique et cartes mentales.

Des villes gauloises puis gallo-romaines

Bien sûr, avec la Conquête, le paysage urbain se transforme radicalement et la culture urbaine gréco-romaine s’épanouit dans des formes qui nous sont peut-être plus familières. C’est le cas de Nîmes, étudiée par Jean-Yves Breuil – qui reçoit une nouvelle parure monumentale au début de l’époque impériale – et plus généralement de l’ensemble des villes et agglomérations gauloises (François Dumasy), dans lesquelles des formes particulières d’architecture (théâtre "gaulois", importance des bâtiments religieux) apparaissent et attestent de l’appropriation et de la transformation du modèle romain par les élites gauloises.

Hormis cette question de l’urbanisme, le second point capital traité par plusieurs études (François Malrain, Frédéric Trément, Wim de Clercq...) est celui de l’agriculture, activité principale de la population gauloise puis gallo-romaine, mais sur laquelle les sources nous renseignent peu. Les centaines de sites fouillés depuis les années 1970 ont permis de mettre en évidence l’occupation de plus en plus dense du territoire, en particulier sous la forme d’enclos de tailles variables. On sait aujourd’hui que le développement de l’outillage et le choix de plantes performantes dans ces exploitations permirent des surplus et une certaine spécialisation, que l’on ne peut d’ailleurs pas séparer de l’émergence du phénomène urbain. Si l’on parle maintenant de prospérité gauloise, il semble que cette richesse ait été bien connue des Romains et qu’elle n’ait d’ailleurs pas été qu’un motif secondaire de la conquête césarienne.

Une agriculture originale et prospère

La seule question des villas est l’objet direct ou indirect de trois études (Frédéric Trément, Loïc Buffat, Pierre Ouzoulias), tant ce point a récemment suscité les controverses. De fait, les nombreuses "villas romaines" ont longtemps été considérées comme un marqueur essentiel de la romanisation en Gaule, avant que l’archéologie ait montré leur infinie variété et surtout leur peu d’affinité avec le modèle classique de la villa-palais, rarement représenté en Gaule. La mise en avant de l’idée de continuité a conduit ensuite à étudier les campagnes gauloises sur la longue durée et de ce fait engagé certains spécialistes à s’affranchir de la notion de "romanisation" pour lui préférer des termes comme "intégration" ou "gallo-romanisation"   . Car la perspective est aujourd’hui inversée : nombre de "villas romaines" sont en fait des fermes gauloises bien plus anciennes, dont l’architecture répond surtout à des canons indigènes sous des apparences de romanité. Les élites qui les occupent fondent ainsi leur domination commerciale et sociale à travers un mode de développement original, qui mêle les aspects gaulois et romano-méditerranéens. Pour autant, le "système de la villa" est loin d’être universel ou de constituer le seul marqueur de l’intégration à l’Empire, puisque certaines régions où le phénomène reste largement inconnu sont pourtant tout à fait "gallo-romanisées".



Trois études (Fanette Laubenheimer, Jean-Pierre Brun, Véronique Zech Matterne) sont également consacrées au vin – mais aussi à l’oléiculture et à la fruiticulture – et mettent en lumière des aspects tout à fait captivants de ces cultures qui correspondent également à un mode de vie. Là aussi, les conclusions permettent de mieux appréhender les interdépendances entre deux civilisations, dont l’une est loin d’avoir écrasé l’autre ; par exemple, si le vin est romain, il est toutefois consommé à la manière gauloise. De manière générale, la Conquête a cependant bien transformé les habitudes alimentaires, notamment par l’importation de nombre de variétés fruitières et céréalières souvent très méditerranéennes. Sur ces points comme sur bien d’autres – comme le montre l’étude Frédéric Blaizot et Christine Bonnet sur les pratiques funéraires – l’archéologie a donc également permis de renouveler en profondeur le peu de données que nous fournissaient jusque là les sources littéraires.

La Gaule administrée par Rome

Enfin, dernière pierre angulaire des études gauloises, la question de l’administration militaire et civile des Gaules est éclairée par plusieurs études, en particulier deux synthèses de Michel Reddé et Laurence Tranoy, mais aussi une étude plus ponctuelle mais néanmoins passionnante de Siegmar von Schnurbein sur une ville romaine à l’est du Rhin, en pleine Germanie.
 
Parmi les aspects essentiels de l’organisation des territoires conquis, le rôle de l’armée est primordial même s’il reste paradoxalement difficile à identifier archéologiquement ou même à "théoriser"   . Quoi qu’il en soit, les légions semblent quitter la Gaule à la fin de l’époque augustéenne, alors qu’est mise en place une organisation pragmatique fondée sur le remodelage (déplacements de population…) d’un territoire contrôlé et exploité par Rome. Si l’armature du système administratif est constituée de quatre provinces et d’une soixantaine de cités, seules les secondes ont un sens concret pour les élites locales, qui renouvellent leur domination dans un cadre civique mais aspirent aussi à briller au sanctuaire supra-provincial de Lyon, inauguré lui aussi sous Auguste dans ce que Laurence Tranoy qualifie d’"invention d’une administration politique et religieuse". Une étude ciblée sur l’organisation territoriale du plateau suisse par Rome (Caty Schucany) permet également de constituer une sorte de paradigme de l’occupation urbaine d’une zone récemment conquise.

Globalement, les contributions ici rassemblées permettent de montrer que Rome n’a pas "aspiré"   les Gaules, mais qu’il faut aussi renoncer à vouloir les dé-romaniser excessivement, et se pencher plutôt sur les temporalités variées des bouleversements engendrés par la Conquête. Si l’essentiel de la romanisation semble n’avoir parfois nécessité qu’une génération en milieu urbain, ce n’est absolument pas le cas pour le paysage rural. Pour répondre à la question – sous forme d’affirmation – que posait le colloque, les Gaules sont donc devenues romaines avec le temps et par le biais de procédés complexes d’interdépendances, qui ont fini par transformer la signification même du qualificatif "romaines" en l’éloignant de son sens classique.

L’autre grand apport de cet ouvrage réside certainement dans la mise en exergue permanente du rôle de l’archéologie dans l’écriture de l’histoire ancienne, et du dialogue fécond entre ses multiples champs d’investigation et les sources littéraires et épigraphiques, souvent bien muettes sur certains points.

Comme l’écrit Laurence Tranoy, "au citoyen d’aujourd’hui que l’histoire des Gaules romaines intéresse, plusieurs questions se posent : quelles sont les conséquences politiques, économiques, sociales et culturelles de la conquête romaine ? Que reste-t-il de la Gaule indépendante sous l’Empire ? Quels sont les facteurs et les acteurs de la romanisation ? Que serait-il advenu de la Gaule sans la conquête romaine ?"  
Si ces interrogations sont aujourd’hui loin d’être résolues dans le détail, les contributions qui composent cet ouvrage présentent l’avantage de donner des réponses inédites – au moins pour le grand public – et étayées par plusieurs décennies de recherches, tout en montrant que l’humble travail de l’historien reste avant tout de poser les bonnes questions dans un état donné des connaissances : c’est ce qu’a fait ce colloque