Comment réagir face aux images violentes ? Réponse dans un livre qui mêle de façon stimulante réflexion théorique, interviews de spécialistes et études de cas.

Le titre du livre pourrait annoncer une étude thématique sur la violence et le sexe dans les films, mais ce serait méconnaître le travail de l’auteur de Hollywood et la difficulté d’aimer et de Qu’est-ce qu’un bon film ? que d’espérer trouver dans son dernier ouvrage une recension des "films choc" de l’histoire du cinéma. Le livre ne contient pas plus une étude historique de la représentation de la violence physique à l’écran, ni même une approche des différentes solutions élaborées, selon le contexte de production, par des cinéastes confrontés à la mise en scène de séquences sulfureuses. L’introduction de l’ouvrage explique clairement que le propos de Jullier n’est pas d’opérer un "balayage systématique"   en recensant des œuvres importantes qui ont jalonné l’histoire du septième art, mais de "passer en revue quelques-uns des liens qui peuvent se tisser entre scènes spectaculaires et considérations morales"   , en prenant pour exemple un petit nombre de films qui ont fait débat ces dernières années (aussi bien Irréversible de Gaspard Noé qu’Elephant de Gus van Sant), et d’autres qui sont nettement moins médiatisés, ou visités par les études cinématographiques françaises (les films X étudiés dans le dernier chapitre de l’ouvrage).


Une démarche interdisciplinaire

Jullier se consacre donc à un objet d’étude somme toute relativement neuf en France. En effet, on trouve dans notre pays des études historiques portant sur les interdictions qui régulent la diffusion des images violentes   , mais la démarche de Jullier est tout autre : afin d’étudier "le pouvoir des images"   , il choisit de croiser un nombre limité de disciplines qu’il juge "compatibles" entre elles, à savoir l’analyse de films, la psychologie, la philosophie analytique et la sociologie de l’expertise, essentiellement. Ces différentes disciplines sont convoquées selon les besoins de l’étude, au fil des chapitres. Cette interdisciplinarité fait toute l’originalité de la démarche de Jullier, dans la mesure où on trouve rarement des ouvrages sur le cinéma, en France, se permettant de brasser des champs si différents.

Ce principe de "compatibilité" permet à Jullier de rejeter d’autres disciplines, jugées peu conciliables avec le bloc précédent. L’auteur précise donc que ne seront pas employés des outils empruntés à la psychanalyse, à la "lignée littéraire Sade-Bataille-Artaud-Blanchot"   , ou aux Gender et Cultural Studies. Ce dernier rejet étonne un peu, car l’étude du cinéma X proposée en fin d’ouvrage paraît souvent montrer (par exemple à propos du film Lilith d’Ovidie, analysé p. 220-221) comment le cinéma pornographique peut parfois bousculer certains clichés, notamment en ce qui concerne la représentation des identités sexuées. De plus, ces analyses – et cette considération accordée par un universitaire au cinéma X – s’inscrivent, dans une certaine mesure, dans le sillage du travail de l’essayiste américaine Linda Williams (que Jullier cite à plusieurs reprises) qui, avec deux ouvrages   a ouvert la voie à l’étude du cinéma pornographique à l’université, en considérant ce dernier comme un genre cinématographique, et aussi comme une pratique culturelle.


Conséquentialistes et libéraux

L’ouvrage de Jullier commence par s’interroger sur la "morale de la distribution", en reprenant l’historique et les fondements de la commission de classification française, avant de s’intéresser plus brièvement aux principes qui prévalent, en la matière, outre-Atlantique. Le second chapitre découle de cet état des lieux, et pose frontalement la question des "risques à s’exposer aux films". Dans tout le livre et dans ce chapitre en particulier, Jullier tente de "garder la distance de l’observateur"   en s’abstenant de se faire le champion de l’une des chapelles qui tentent d’imposer leur opinion au sujet du sexe ou de la violence au cinéma. L’auteur note ainsi dès le début de sa réflexion combien, dans la question de ces images qui "peuvent choquer", les différents camps en présence semblent avant tout soucieux de se faire la guerre, de dévaloriser l’adversaire par tous les moyens avant de songer à bâtir une argumentation rationnelle. Jullier synthétise donc, dans une typologie des plus stimulantes, les positions des uns et des autres, en commençant par exposer les "attitudes conséquentialistes" (fondées sur le postulat que certains films, du fait des images fortes qu’ils contiennent, pourraient provoquer un changement de conduite chez le spectateur). Ainsi, le "conséquentialisme fort"   part du principe que "la vision de l’œuvre a des conséquences morales sur son spectateur"   , mais cette croyance, montre Jullier, repose sur des théories de la communication bien dépassées. L’attitude "corrélationniste" tente quant à elle de "mettre en parallèle la violence à l’écran et la violence dans le monde pour y voir une corrélation"   , tandis que le "contagionnisme" rassemble des attitudes supposant que les films causent moins un comportement donné qu’ils n’en provoquent la duplication   . La dernière attitude conséquentialiste, le "propositionnalisme", voit "l’œuvre comme un ensemble de propositions morales, donc comme une source potentielle de croyances"   . Jullier oppose à ce premier camp les attitudes d’inspiration libérale, qui peuvent consister en un "refus de statuer sur les conséquences de la vision des films"   , mais aussi en une attitude "informationniste" (il faut montrer la violence sans l’enjoliver, de manière à dissuader le spectateur de calquer son comportement sur de telles actions)   , ou encore en une mise au goût du jour de la catharsis aristotélicienne   . Afin de donner la parole aux spécialistes des disciplines utilisées dans l’ouvrage, chacun des six chapitres du livre se clôt judicieusement par un entretien avec un "expert" d’un champ disciplinaire donné. Des membres de la commission de classification sont donc interrogés à la fin de ces deux premiers chapitres – et fournissent, dans le premier entretien, un bel exemple des attitudes libérales analysées précédemment.


Irréversible vs Saw III

Les chapitres suivants mettent en question "les spectacles troublants et leur mise en scène". L’argumentation commence par noter que les films violents engagent des personnes réelles   , lors de la mise en scène, puis lors de la diffusion du spectacle cinématographique : ils doivent donc, à ce titre, être pris en considération par la philosophie éthique. Jullier montre alors de manière convaincante qu’ "il est aisé de concevoir qu’un film à lui seul fasse changer son spectateur de comportement, mais les chances sont aussi grandes dans un sens (un intervenant qui, las de voir représentées partout des victimes auxquelles il ne peut porter secours, devient indifférent, accomplissant la prophétie conséquentialiste), que dans l’autre (un voyeur qui la prochaine fois va se changer en intervenant)   . Jullier questionne ensuite ce qu’il appelle "le ‘consentement’ à la violence"   en s’interrogeant sur l’acte de création cinématographique lui-même, et sur l’implication d’êtres humains (les acteurs) dans les séquences violentes : "engager des acteurs qui acceptent d’endosser un rôle diminue à peine le nombre de problèmes déontologiques"   , explique-t-il. Sans fournir de réponse toute faite, l’auteur s’appuie sur plusieurs études de cas, en faisant appel à propos de cette question de l’acteur à des exemples diversifiés (cinéma X, polémique autour du procès et du dernier film de Jean-Claude Brisseau   , films interdits de tournage) et à des sources variées (textes de lois, propos de comédiens   , articles de presse). Pour le lecteur, l’intérêt du livre réside dans cet aller-retour entre une réflexion théorique particulièrement précise, et des analyses de cas. Ainsi, dans le chapitre "Croire aux images ?", des concepts complexes de psychologie morale sont convoqués afin de définir le "pouvoir qu’a le cinéma d’activer notre faculté à voir par d’autres yeux que les nôtres, en nous plaçant dans des situations inconfortables au sein même de ces référents (témoins impuissants, bourreaux, victimes)"   . Ces analyses sont suivies d’une longue réflexion au sujet d’Irréversible de Gaspard Noé, qui prend en compte les discours émis dans la presse lors de la distribution du film, et surtout le commentaire du réalisateur en bonus de l’édition DVD de l’œuvre. Jullier montre notamment qu’Irréversible a pu être reçu de manière contradictoire par deux franges du public, "une réception de type ‘populaire’ mettant l’accent sur les péripéties racontées et reçues ‘à l’estomac’, tandis que les compte-rendus où le film est d’abord considéré comme un ‘texte’ seraient à ranger dans l’autre camp"   – qui rassemble, entre autres, les tenants de l’auteurisme. Jullier suggère alors que si Irréversible n’a écopé que d’une interdiction aux moins de 16 ans, c’est parce qu’il a été vu, en France, comme un "film d’auteur", tandis qu’un film comme Saw III (interdit aux moins de 18 ans) ne repose que "sur une connivence au sein de deux groupes sans grand pouvoir dans l’espace public : d’un côté les fans de gore, un genre non légitimé par quelque ascendance littéraire sérieuse que ce soit, de l’autre les critiques de magazines spécialisés comme Mad Movies"   .

Après deux derniers chapitres consacrés à l’ "éthique de la réception" puis à l’analyse des arguments des différents camps en présence dans la "guerre des tranchées du cinéma X", Jullier synthétise quatre "dimensions capitales des spectacles qui font de l’effet"   . Il est tout d’abord judicieux de raisonner non de façon générale mais à partir de situations, qui touchent personnellement et de manière différente chaque spectateur (question du rapport à soi). Se pose enfin le problème de la légitimité, dans une collectivité donnée, de la fabrication des spectacles violents – ou tout simplement de telle ou telle réaction spectatorielle, avant même d’évoquer la signification des images sulfureuses. Quelle attitude, finalement, adopter face aux images violentes ? La conclusion de cet ouvrage si singulier (du fait de son interdisciplinarité, de la polyphonie induite par les entretiens, et de la diversité des sources utilisées) invite les spectateurs à se sentir libre de "témoigner" de leur éventuelle réaction de dégoût face à certaines images – tout en se méfiant du "sophisme naturaliste" qui pousse les individus à "induire une règle de [leur]réaction"   .
 

Pierre-Olivier Toulza

Liens :

- page de la commission de classification, sur le site du CNC (rubrique « aides et commissions »)
- site de la Classification And Ratings Administration américaine.



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crédit photo : xconcertaddictx/flickr.com