De l’exposition de JR (le long de la ligne du métro 14) à l’exposition Paula Rego (à l’Orangerie), les artistes contemporains interrogent à nouveaux frais les rapports de l’art aux institutions.
Le musée de l'Orangerie expose l’œuvre de Paula Rego. Pour la voir, depuis le nord-est de Paris, on peut emprunter la ligne 14 du métro, qui invite à découvrir certains des « regards » du photographe JR à travers le projet « Voyager avec d'autres », soutenu par la RATP : dans les rames automatisées, le voyageur se fait observateur observé. Cette interrogation photographique sur ces aller-retours de la vision, JR la pose depuis ses premiers clichés : ceux des émeutes de Montfermeil.
A la station Madeleine, de l'escalator, deux yeux surgissent de nulle part, à la façon d'un Big Brother évoquant la surveillance vidéo, ou encore le regard que les voyageurs baladent, non sans quelque inquiétude parfois, sur leurs compagnons de transport qu'ils n'ont pas choisis. L'intimité s'en trouve interrogée. Non pas que cette illusoire intériorité n'existe que dans un désir imaginaire de solitude absolue ; mais cette mise en scène montre l'intimité lorsqu’elle se définit comme la mise en relation de deux individus lors d'une rencontre imprévue. Ces yeux qui nous regardent avec insistance sont des regards d'inconnus. Rien ne permet vraiment de les identifier. La rue, le béton, le métro : ce sont tous ces lieux que JR, lui aussi promeneur solitaire dans son anonymat, investit de son art pour leur donner noblesse et reconnaissance, dans une sorte de musée à ciel ouvert.
Discipline des corps : Paula Régo
En arrivant à l'Orangerie, c'est une toute autre ambiance qui attend le visiteur des contes cruels de Paula Rego. Dans un univers calfeutré, on observe ces femmes sculpturales et puissantes qui, telles les danseuses exposées, vacillent entre le masculin et le féminin, dans une sorte d'indécision feinte. Le travail du déséquilibre bouscule, par une grâce grimaçante, les normes établies. Les personnages sont fixés au sol, cherchant en vain leur envol. Des robes noires découvrent des corps s'élançant dans un tourbillon macabre. De ci, de là, un œil vide, indifférent, s'adresse au spectateur, au dormeur pris dans la nuit du cauchemar. Ces femmes-autruches s'inspirent de la Fantasia de Disney : elles se présentent comme des autruches grotesques et ridicules lorsqu'elles cherchent l'envol.
(Paula Rego, pastels sur papier contrecollé sur aluminium, de la série des Dancing Ostriches, 1995)
Ces danseuses reprennent le thème de Degas et interrogent le corps maltraité de la danseuse. Dans ses pieds gonflés et endoloris, dans ses étirements musculaires qui métamorphosent la physionomie, le corps de la ballerine devient objet à discipliner. Soit il s'effondre, vaincu, soit il devient semblable au corps de l'autruche sans grâce lorsque, la danseuse retrouvant sa force, elle se dresse dans un mouvement contraire à sa nature. L’œuvre émet alors une critique féroce de l'éducation au forceps qui produit des femmes-hommes, incapables de vivre leur corps.
Trans-position
Plus loin, la trans-position des Malheurs de Sophie effraie par la détermination de l'enfant aux prises avec ses pulsions assassines et nous plonge dans cette « inquiétante étrangeté » dont nous parle Freud : elle convoque ce surprenant quotidien que nous ne reconnaissons plus. Fillette peu gracile, Sophie – la sagesse, d’après son étymologie grecque – s'apprête au meurtre, avec une froideur extrême. Elle tient un ruban vert tendu, prête à étrangler pour réduire au silence la voix qui porte l'interdit.
(La petite meurtrière, 1987.)
L'interdiction, la violence de l'éducateur, c'est Gepetto lavant le corps sans vie de Pinocchio, ou encore cette étrange couturière, un outil à la main, qui vient manifestement de retrancher le sexe du corps inanimé d'un enfant qu'elle a installé sur ses genoux. Pour finir, c'est cet enfant en culotte qui se retrouve dans le crochet du Capitaine Hallock, prêt à lui faire souffrir les pires perversions.
L'institution se présente dans toute la violence de son pouvoir, réduisant l'enfance à un objet à transformer et, paradoxalement, se chargeant d'investir pour son propre plaisir les perversions qu'elle prétend éradiquer. Le conte trans-pose et révèle le morbide porté par les institutions.
Un art dérangeant
Avec Paula Rego, on s'installe dans cet espace des interdits et des tabous, dans ce quotidien dérangeant. Née en 1935 à Lisbonne, Paula Rego a quitté, adolescente, le Portugal et l’oppressante dictature de Salazar pour faire ses études à Londres où elle vit depuis plus de cinquante ans. Formée à la Slade School of Arts, elle a côtoyé Francis Bacon, Lucian Freud, Frank Auerbach, David Hockney.
Peintre, elle élabore de grands polyptyques au pastel. Habitée par une certaine littérature et par la culture visuelle du XIXe siècle, réaliste et fantastique, à l’instar de son compatriote cinéaste Manoel de Oliveira, Paula Rego entremêle de manière très contemporaine ces références (Jane Eyre, Peter Pan, Daumier, Goya, Lewis Carroll, Hogarth, Ensor, Degas...) à des éléments du monde actuel et de ses enjeux sociaux et politiques, à contre-courant des codes sociaux.
Bettelheim l'écrivait déjà dans la Psychanalyse des contes de fée (1976) : le public des contes n'est pas l'enfance. La représentation que Paula Régo délivre de l'enfance est cruelle, au sens qu'Antonin Artaud donne à ce terme. Antonin Artaud voit un foyer de peste et de révolte dans le mot de cruauté :
« Tout ce que je peux faire c’est de commenter provisoirement mon titre de Théâtre de la Cruauté et d’essayer d’en justifier le choix. Il ne s’agit dans cette Cruauté ni de sadisme ni de sang, du moins pas de façon exclusive. Je ne cultive pas systématiquement l’horreur. Ce mot de cruauté doit être pris dans un sens large, et non dans le sens matériel et rapace qui lui est prêté habituellement. Et je revendique (…) le droit de briser avec le sens usuel du langage, (…) d’en revenir enfin aux origines étymologiques de la langue qui à travers des concepts abstraits évoquent toujours une notion concrète. »
La folie perverse des institutions
Il y a une volonté de renversement de ces institutions devenues folles chez Paula Rego. Renversement, passage brutal à la folie : cette folie, les institutions la portent en elles et ont su la transmettre. L'exemple du triptyque de l'homme oreiller a une forte connotation religieuse, à l'instar de L'épouvantail et le porc. Des femmes portent la croix ou y sont crucifiées. L'épouvantail est une mascarade de la peur.
(Triptyque de l'homme-oreiller", 2004 )
(L'épouvantail et le porc.)
Illusion pour dupe. Vache à lait, tête de veau : ainsi sont devenues les femmes, en quête de séduction. Innommable bêtise que celle-ci qui n'obtient aucun regard en échange de son sacrifice à la beauté, elle-même triste mascarade.
Le beau ?
Ce n'est là aussi qu'une sombre illusion, une norme aussi folle que les autres. La peintre se charge « de faire le portrait » du beau : il s’agit là d’une référence à Balzac, au Chef-d’œuvre inconnu. Comme Frenhoffer l'a si bien caché, son tableau est inachevé. Il n'a pas trouvé la femme-modèle.
Le monde est habité par la bêtise, nous dit Paula Rego. Une bêtise qui transforme les femmes en chien, en charognards, en crucifiées consentantes. Un monde pervers que l'art doit miner de l'intérieur, et dont l’artiste doit refuser la bonne conscience morale, puisque la morale n'est elle-même qu'une institution rongée par la violence et la dévastation : rien n'a jamais empêché la barbarie d'y plonger ses racines.
En sortant de l'Orangerie, en reprenant la ligne 12, on baigne ainsi dans un soupçon amer. Les photos de JR et leur jeu de regards en reflet semblent quelque chose de bien dérisoire, vues depuis le désespoir de Paula Rego. Pris au piège de l'institution, JR ? Exposées sur les parois de la régie de transport qui achemine tant de milliers de Franciliens chaque jour, ses photographies invitent en retour à porter un regard empathique sur ce que l’art contemporain s’efforce de nous dire depuis l’institution – peut-être plus noble, sans doute moins partagée – que l’on vient de quitter.
Les contes cruels de Paula Rego,
Au Musée de l’Orangerie (jardin des Tuileries, Paris)
Jusqu’au 14 janvier 2019.
Voyager avec d'autres, une exposition de JR
Le long de la ligne 14 du métro de Paris