Accaparement ou emprunt fécond, le phénomène d’« appropriation » (culturelle ou non) donne prise à l’imagination de ce que pourrait être un avenir commun.

L’actualité récente a popularisé la question de l’« appropriation culturelle », qui désigne l’utilisation par une culture « dominante » d’éléments empruntés à une culture « dominée ». Entre le Canada et la France, la question a notamment été posée des usages faits, par les metteurs en scène Robert Lepage et Ariane Mnouchkine, des cultures propres aux autochtones des anciens territoires colonisés de la Nouvelle France. Plus largement, les travaux non moins récents autour des zoos humains ne permettent pas de négliger ces problèmes posés par les processus d'appropriation d’un passé culturel, lesquels relèvent le plus souvent de ce que le sociologue Éric Fassin – à partir des exemples de Madonna parée d’un look berbère ou des réactions à l’absence de comédiens autochtones dans la dernière pièce du dramaturge Lepage – commente ainsi : « L’appropriation culturelle, c’est lorsqu’un emprunt entre les cultures s’inscrit dans un contexte de domination ».

Pour autant, il n’est sans doute pas bon de s’enfermer dans un débat qui opposerait mécaniquement et symétriquement les cloisonnements des communautés sur « leur » culture et les transversalités quelles qu’en soit la nature. Comme si tout dialogue était d’emblée interdit, et surtout, comme si chaque culture relevait d’une essence intangible, alors que toutes les analyses montrent – et notre compte rendu de l’ouvrage de Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, sur nonfiction, le souligne fort bien – que les cultures sont heureusement toujours ouvertes sur d’autres considérations que celles qu’elles produisent elles-mêmes et sur elles-mêmes.

L’ouvrage présenté ici, d’une certaine manière, évite ce piège en ouvrant la discussion moins sur l’appropriation culturelle que sur l’appropriation en général, en montrant que ce dernier phénomène a toujours deux faces. Une face négative : quand il est un moyen de s’accaparer des biens, des territoires, au détriment des autres. Mais aussi une face positive : lorsqu’il donne lieu à des emprunts, des recyclages qui peuvent finalement actualiser ce qui a été rejeté. Sur la base de cette distinction, les directeurs de l’ouvrage proposent alors de distinguer une appropriation privatisante et une appropriation régénératrice. Gaëtanne Lamarche-Vadel s’attache même à montrer qu’une appropriation « nourrie d’intelligence collective » peut faire naître des propositions de vie sociale fines et complexes. Elle prend pour témoin l’architecture postmoderne. Est-ce appropriation ? Il faut en discuter. Et en discuter surtout sur le fond d’une ambiguïté : s’approprier l’autre ou approprier son propos ou son action à une situation ?

 

Trop de mots pour l’appropriation

Sans doute fallait-il réunir un colloque entier pour clarifier le problème des vocables.   , puisqu’on peut finalement se réclamer de tout un vocabulaire de l’appropriation ou de la réappropriation. Encore n’est-il pas certain que la liste proposée en début d’ouvrage par Lamarche-Vadel pose vraiment le problème : appartenance, appropriation, reprise, répétition, plagiat, emprunt, hybridation, copie, recyclage, citation... Est-il question d’identité, ou de confusion des identités ? Et l’auteure d’élargir au maximum le champ de repères, d’Ovide à Roland Barthes. Si bien qu’on peut se demander si l’analyse sémantique ne reconduit pas à imposer une sorte d’essence de l’appropriation, supposée dans tous ces cas témoigner de la porosité des frontières, de la mutabilité des identités, de la vitalité des échanges entre les cultures, les langues, les musiques, les architectures. Finalement, la revue des notions interroge le devenir de la distinction rappelée dans notre introduction.

On ne peut d’ailleurs pas séparer l’appropriation de quelque chose (un objet culturel, un lieu, etc.) d’un engagement des personnes (une conquête) par rapport à cet objet. Évidemment, l’actualité de Kierkegaard pousse à se rapprocher de lui : il proposait en son temps, mais pour des raisons différentes, le concept de « reprise » (titre par ailleurs d’un de ses ouvrages). On peut évidemment se réclamer aussi de la notion d’hybridation (Deleuze et Guattari), de celle de réactualisation, voire de celle de rapt ou de réemploi et de remixage (reenactement disent les anglo-saxons). Et certes, quelle que soit la notion, il est évident que l’appropriation fait perdre à la chose appropriée tout caractère ontologique – elle lui critique son « propre », comme elle critique l’idée de « pureté » – comme elle exalte les facultés inventives. On peut bien sûr encore se réclamer d’autres auteurs – une note indique curieusement qu’il existerait une « épistémologie de l’appropriation » depuis John Locke (Stéphane Léger) – spécifiques aux sciences historiques : sans doute de Henri Lefebvre (qui oppose aliénation et appropriation) ou de Michel de Certeau (qui oppose norme et usage) : l’un comme l’autre prennent la mesure des processus qui altèrent une situation par appropriation des machines de pouvoir, sous forme d’appropriations combatives et résistantes. Le premier envisage un retournement créatif des formes sociales aliénées par l’appropriation ; le second prône la disponibilité des habitants aux occasions de se saisir, par ruses, des lieux et des volumes bâtis. Un troisième théoricien pourrait être Benjamin Buchloh, le critique d’art.

Mais on peut se demander aussi, s’agissant par exemple de l’architecture – imposition de normes, appropriation critique, normalisation de l’appropriation –, si l’appropriation ainsi conçue, de manière très ample, ne conduit pas à sacraliser des démarches pourtant hétérogènes, à se contenter de constater des extensions des périmètres d’action, des limites du licite repoussées en les laissant à l’appréciation de celui qui les constate. Toute appropriation culturelle, par exemple coloniale, rentre-t-elle bien dans ces indistinctions. S’agit-il aussi d’un détournement « qui se fait sculpture », est-il écrit ?

 

Appropriation et émancipation

Et que penser, dans un premier temps, de l’anthropophagie devenue appropriation de l’autre, selon Manola Antonioli, mais qui pose le problème de la différence entre incorporation (d’ailleurs ritualisée, à temporalité complexe et dont le but n’est pas de devenir comme l’autre, mais d’utiliser des particules pour construire une vision élargie du monde) et appropriation ?

L’affaire est déjà plus claire lorsqu’il s’agit de comprendre l’appropriation de la culture populaire brésilienne comme un contrepoint critique au mouvement moderne en architecture. L’exemple étudié est évidemment celui de Brasilia (comme on aurait pu s’intéresser à Chandigarh en Inde), montrant au passage comment des milliers de travailleurs ruraux, convertis en ouvriers, ont dû construire leurs propres favellas, pour y vivre, pendant la construction de la capitale. Dans ce même contexte, un artiste comme Hélio Oiticica propose, au lieu de dévorer l’art européen, d’incorporer, en exagérant à l’extrême, l’image tropicale pour chercher à aller au-delà du cliché colonial ou normatif de l’État.

Changeant de terrain, on peut se demander aussi quel type d’appropriation se déploie lorsque les architectes et les étudiants en art investissent les chantiers de construction afin de transformer l’acte constructif en un acte culturel. Il n’est pas certain que l’exploration du travail de PEROU (Pôle d’exploration des ressources urbaines, ici par Chloé Bodart), notamment à Ris-Orangis, entre bien dans le cadre imparti par le thème de l’ouvrage, sinon à interroger finalement le lecteur : quelle différence soutenir entre une appropriation et un acte approprié ? Dans quelle mesure un travail approprié conduit-il à une émancipation de la société civile, en l’impliquant dans la production de la ville et de ses espaces, si jamais l’appropriation se restreint trop souvent à une action unilatérale émanant d’un groupe particulier, appelant tout au plus la « participation » des habitants ou des autochtones ? Ce qui manque sans doute aux raisons de l’appropriation qui nous sont proposées, c’est une théorie politique de la différence entre appropriation et approprié, qu’un auteur pourtant (Marti Peran, Post-it City) tente de mettre en avant ; différence reprise dans l’étude de Mina Saïdi-Sharouz portant sur l’usage et l’appropriation urbains par les femmes dans une société où les espaces publics sont traditionnellement conçus pour les hommes (l’exemple est celui de l’Iran).

 

Plagier, pirater, squatter

Puisque sa venue en France est programmée, en provenance des États-Unis, parlons du poète étatsunisen Kenneth Goldsmith et des pratiques qu’il encourage : techniques dites d’appropriation, piratage, montage de citations, détournement d’ouvrages, etc. Un article de ce recueil lui est consacré, avec une référence donnée d’emblée à José Luis Borgès et à la nouvelle « Pierre Ménard », celle qui renvoie à un écrivain qui réécrit le Don Quichotte de Cervantès. L’auteur développe l’idée selon laquelle, quoique identique à l’original, le nouveau texte n’a rien à voir avec lui. Mais la question demeure : parlera-t-on d’appropriation ou d’expropriation ? Certes, le registre est celui de la déconstruction des conceptions sacralisantes de l’œuvre et de l’auteur. Ce qui implique un artiste en acte de subversion de l’autorité et du pouvoir (dans le prolongement du ready-made ?) ou une littérature conçue comme méthode de penser les discours et les rapports de pouvoir s’organisant autour de leur circulation.

Encore cela ne suffit-il pas : le geste peut aussi correspondre à une manière de détruire non seulement les instruments de contrôle de la littérature, ainsi que de la parole et de l’image, soumis à une idéologie esthétique. On connaît de nombreux exemples de ces gestes : Guy Debord (le détournement), William Burroughs (le cut up), François Bon (et le tour de Tours par ses ronds-points avec livres enterrés), etc. Et donc aussi Kenneth Goldsmith plus haut cité.

Ce dernier cherche à contester une littérature héritée de la pensée romantique (singularité, originalité, créativité) au profit d’une « écriture non créative » (il publie un recueil intitulé The Weather, composé de bulletins météo radiodiffusés), et pense que la littérature devrait être constituée par le texte total de l’Internet que le poète n’a qu’à recopier. Paradoxe : on sait tout de même qui signe cette « littérature » !

Quoi qu’il en soit, chacun a remarqué que les écrivains pratiquent de nouveaux modes d’appropriation (est-ce encore le bon terme ?) de l’espace public, sans pour autant rejoindre une quelconque scène underground, et sans s’inscrire dans les désormais anciennes friches industrielles devenues culturelles. Ils déplacent souvent la scène littéraire qui ne se borne plus à l’espace du livre dit d’auteur, s’ouvrant plutôt à la dissolution de l’individualité, ainsi qu’à l’espace du Web ou à l’espace urbain (panneaux publicitaires des villes ou hypermarchés dans le cas de Jean-Charles Massera).

 

Espace public et arts

La notion d’appropriation est-elle finalement une bonne clef d’entrée dans la question des espaces publics et des arts ? Là encore, paradoxe il y a. Car chacun sait que l’économie de marché, comme les politiques publiques, ne cessent de tenter de s’« approprier » les espaces publics et les temps libres des citoyennes et des citoyens (pensons par exemple aux pressions exercées pour banaliser le dimanche). Utilisera-t-on alors le même concept pour penser l’arythmie des actions citoyennes dans les lieux publics ?

Le parallèle avec les arts est possible. Terminons en effet cette chronique par ce biais. Il est tout à fait dommage que cette section de l’ouvrage ne soit pas assez étayée, si l’on pense aux arts plastiques et à la musique. Elle n’évoque le problème que par le truchement de la signature de l’œuvre ou le schéma du droit d’auteur. Ce qui est certes central (et nous vaut un article juridique tout à fait pertinent, par Valérie-Laure Benabou), mais un peu court pour donner lieu à une réflexion globale sur l’appropriation en matière artistique (les pratiques) et esthétique (les spectateurs, etc.). L’appropriation inventive et critique reste en effet tout à fait essentielle dans le cas des spectateurs.