Si le « privilège blanc » est déstabilisé, si l’Occident n’est plus le connaisseur unique du reste du monde, quel monde commun pouvons-nous construire, sans basculer dans un interdit racial inversé ?

En quête d’Afrique(s) restitue une conversation serrée sur le thème de l’universel et sur le cortège des notions qui l’accompagnent ordinairement lorsqu’on l’applique au continent africain : le Blanc, le Noir, etc. Autant de notions souvent orientées vers une connotation essentialiste, alors qu’elles se rapportent à des phénomènes sociaux et que la construction sociale de la couleur est désormais assez bien comprise – pour s’en tenir à ce seul exemple.

Le titre de ce recueil n’énonce pas exactement son mode d’écriture : la conversation par écrit (plus précisément par mail), réfléchie et bien réglée, au point que cet échange d’une succession de répliques argumentées entre un anthropologue africaniste déconstructiviste, Jean-Loup Amselle (JLA), et un philosophe spécialiste de l’algèbre de Boole et des pratiques philosophiques en monde musulman, Souleymane Bachir Diagne (SBD), parfois à fleurets mouchetés, mais toujours dans de bons rapports, fait cheminer une pensée exigeante d’une difficulté à une autre, ou d’un obstacle à un autre.

Bien sûr, l’objet de ce cheminement est central à une époque où on ne cesse, à juste titre, d’interroger l’universel, la différence, le commun, les différences culturelles, les usages sociaux des discriminations, la juxtaposition d’identités ou les victimes de nombreuses oppressions (raciales, culturelles, sexistes, etc.). Le sous-titre du volume explicite directement l’objet du dialogue « mailé » : il s’agira plus précisément du rapport entre universalisme et pensée décoloniale.

Quelque approche que l’on se donne de cette pensée, le paradigme postcolonial a désormais conquis de la visibilité, les lecteurs sont avides d’informations sur les contenus de pensée et de débats autour d’enjeux qui ne laissent personne indifférent. Il en va, en effet, de la récusation de la prééminence occidentale, ainsi que de l’hégéliano-marxisme qui a prétendu longtemps régenter cette prééminence en conférant un sens préétabli à l’histoire.

 

Postcolonial et décolonial

Les dernières pages de l’ouvrage sont consacrées à un débat crucial ces derniers temps : celui de l’« appropriation culturelle », cette notion qui peut être entendue de manière exclusivement négative. L’un (SBD) affirme que l’appropriation culturelle est un phénomène universel ; l’autre (JLA) souligne qu’une telle notion suppose l’existence de cultures intangibles et, dans le cadre de ce dialogue, suppose la « fiction d’une opposition radicale » entre Afrique et Occident, comme si chacune composait une entité, voire une ignorance des phénomènes de domination économiques ou des phénomènes de circulation des items entre classes sociales différentes. Néanmoins, SBD reconnaît que l’idée ne saurait être de dénoncer le fait, par exemple, que Picasso se soit approprié l’art nègre (d’ailleurs à une époque où il était en recherche de quelque chose dans sa propre pratique), mais plutôt de reconnaître que cela a été (au lieu de maintenir une invisibilisation), et que l’on peut désormais faire dialoguer des œuvres de Picasso et des œuvres de l’art africain traditionnel.

Cet aspect de la discussion renvoie à la généalogie du paradigme postcolonial né après la Seconde guerre mondiale, au sein des révoltes et des émeutes d’émancipation contre un système colonial, certes condamné, mais surtout illégitime. Ce sont bien les notions de pluralité des cultures humaines et de leur équivalence qui fondent de nombreux textes postcoloniaux. La conférence de Bandung, en Indonésie, en 1955, ne se contente pas de condamner la colonisation, l’impérialisme et l’apartheid : elle pose les fondements théoriques des Postcolonial studies et encourage les travaux scientifiques sur l’Afrique, en récusant les manières paternalistes de poser le problème de l’universel. Ce ne sont d’ailleurs pas les seules figures d’Édouard Said, d’Édouard Glissant et de Aimé Césaire – cité dans l’ouvrage surtout au titre de sa lettre à Maurice Thorez, adressée après le rapport Krouchtchev, contre l’usage du marxisme dans le stalinisme et contre la colonialisme – qui conduisent à élaborer de surcroît la « pensée décoloniale », laquelle montre que le système de domination du monde ne résulte pas de la révolution industrielle, mais des politiques de l’année 1492 : l’invasion de l’Amérique, la Reconquête de la péninsule ibérique, l’expulsion des juifs d’Espagne, etc.

 

Entre universel de surplomb et pluriversalisme décolonial

Le ressort de cet échange particulièrement riche est une question que chacun doit se poser : comment faire de l’universel un problème – SDB parle même d’un objectif à viser ou d’une tâche à réaliser – avant d’en faire une réponse, et a fortiori une réponse toute faite ? On peut ajouter : comment penser l’énonciation d’un universel à partir de la rencontre et de la négociation entre les humains ? Soit que cela survienne après, soit que cela fasse pièce à la colonisation, l’universel doit se conjuguer au pluriel : il doit reconnaître le pluriel sans pour autant le contenir, mais sans isoler non plus des différences d’essence. Si l’exigence est claire, la solution mérite toute la discussion entreprise.

Les deux interlocuteurs conviennent de ce que l’universel n’est absolument pas le résultat de l’universalisme, si ce dernier est de surplomb. L’universel n’est pas absent de la pluralité, tout en luttant néanmoins contre la fragmentation et la dispersion. Ainsi le montre d’ailleurs, dans toutes les contrées, la domination de la langue du colonisateur, surtout si cette langue, de surcroît se réclame d’une histoire grecque, celle du Logos, réputée fondatrice des langues (quand elle n’est pas présentée comme la langue même de Dieu, ou comme Dieu sous l’espèce du langage).

L’universalisme et les idiomes qui le formulent ne sont donc pas la même chose que l’universel. Il faut même se battre pour l’universel contre l’universalisme en mettant en œuvre la multiplicité des cultures, des langues et des règles morales dans leurs échanges mêmes. On pourrait encore affirmer dans des termes plus philosophiques que l’universalisme s’identifie tranquillement à l’exceptionnalisme de ce qui n’est rien que la civilisation occidentale.

Le postcolonial correspond-il à une mise en chantier d’un nouvel universel, ou signifie-t-il le déni de tout universel, le triomphe du particulier ? Il est clair qu’il ne peut être identifié uniquement à un assaut des particularismes contre l’universel. Sa vraie cible est un universalisme qui ne devrait plus avoir cours.

En référant à leurs auteurs et philosophes de travail (par exemple Maurice Merleau-Ponty, pour SBD, mais aussi et surtout Muhammad Iqbal, sur lequel il prend le temps de dire l’essentiel), les deux auteurs énumèrent les impasses et les drames suscités par tout universel de surplomb (qui applique, plaque, impose une culture). On pourrait d’ailleurs élargir l’affaire, qu’il s’agisse de l’Afrique ou d’autres espaces. Or la question s’avère particulièrement délicate si, comme l’indique JLA, la libération sexuelle provoque une pénalisation des homosexuels de catégories populaires ou enferment plus encore les femmes de certains milieux sociaux. L’imposition unilatérale des droits humains est non moins problématique.

Ceci dit, comment défendre un autre type d’universel, dont l’importance est manifeste face aux excès du relativisme culturel associé à un dénigrement de la raison ? Pour JLA, il existe des valeurs communes à plusieurs cultures, pour autant que l’on cesse de les penser comme des blocs identitaires et qu’on ne néglige pas l’histoire des échanges permanents qui trouent depuis toujours toute culture. Il précise même que l’abandon de l’universalisme et la défense corrélative de la singularité ou de la spécificité de la (ou des) culture(s) lui semblent porteurs de certains dangers, dès lors qu’ils s’accompagnent d’un oubli des conditions de production de chaque culture en relation avec ses homologues proches ou lointaines.

 

La traduction (SBD)

SBD prend le problème autrement, à partir de la notion de traduction. Il se réclame de l’écrivain Kenyan Ngugi wa Thiong’o, qui écrit : « la langue des langues, c’est la traduction ». Mais il précise que la traduction n’efface pas la domination entre les langues, qu’elle ne fait pas advenir la transparence totale entre les langues. Elle reste cependant une incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi.

Diagne, a élaboré une pensée de l’universel de la traduction, mais dans une optique empruntée à Leibniz, lorsque ce dernier fait appel au langage de l’entendement dans sa pure transparence à soi, le symbolisme algébrique, un langage universel, le langage mathématique des signes, par opposition aux langues locales, dites « imparfaites ». Cette référence l’aide à poser le problème de la langue universelle, au sens où elle ne doit pas relever du surplomb. Il faudrait bien sûr travailler ce point et reprendre le débat sur « perfection » ou « imperfection » des langues que Leibniz pose dans un tout autre contexte.

Néanmoins, valoriser la traduction revient bien à reconnaître la pluralité des langues et les échanges entre elles, si on les étudie de près. Cela revient à donner un statut au frottement interculturel prôné par Merleau-Ponty. Ce dernier aboutissant, selon SBD à un interculturalisme ou à la possibilité d’une traduction des cultures les unes dans les autres. JLA a beau jeu de revenir sur la perspective de l’histoire des langues et des échanges entre langues et cultures, insistant sur son refus de toute dérive essentialiste – qui traite les cultures comme entités closes existant de toute éternité. Il ne cesse d’insister, d’ailleurs dans d’autres ouvrages que celui-ci, sur le fait que les cultures ne sont pas des blocs homogènes, mais composites. Les blocs en question, s’ils existent désormais, sont des constructions historiques et savantes (l’exemple du Rwanda étant patent). Par disjonction du tissu continu par fait de colonisation. Il renvoie en ce sens à de nombreux travaux, dont ceux de Barbara Cassin.

Que l’universel puisse reposer sur la possibilité d’une traduction, la traductibilité infinie de toutes les cultures les unes dans les autres, peut s’entendre. Est-ce à dire pour autant qu’il est possible de retrouver dans toutes les langues en usage sur la terre des éléments d’une langue universelle, c’est autre chose. À quoi s’ajoute la croyance de SBD, qui fait son effet sur la distinction entre deux types de traduction : la traduction verticale (celle de la langue de Dieu et de son rapport avec le Coran) et la traduction horizontale entre les langues vivantes.

 

Un universalisme matriciel (JLA)

La critique de l’universalisme de surplomb par Diagne ne semble donc pas fournir une issue à la lutte légitime des anciens peuples colonisés contre les anciennes puissances coloniales. Telle est la conclusion de JLA, qui ne veut minorer ni l’histoire, ni les conflits internes aux sociétés considérées. On pourrait presque résumer ainsi la perspective du propos défini par la négative : ni nostalgie primitiviste, ni racisme anti-primitiviste, ni universalisme de surplomb, et encore moins universalisme raciste, exclusif. Mais alors, comment donc définir un universel inclusif, qui reviendrait à ne pas jeter le bébé universaliste avec l’eau du bain ? Ce serait la solution d’un universalisme matriciel.

Néanmoins, il convient encore de remarquer que si le débat tourne plutôt autour de l’Afrique et d’exemples africains – puisque les protagonistes tiennent à ce continent d’une manière ou d’une autre –, la portée des propos ne se limite pas exclusivement à l’Afrique. Le montre avec une grande évidence le débat auquel les deux chercheurs font allusion, portant sur les œuvres ayant fait ces dernières années l’objet de censure pour « appropriation culturelle », si l’on veut réutiliser ce terme. Il s’agit du cas de l’œuvre de Dana Schutz (Open Casket), et de celle de Brett Bailey (Exhibit B). Après avoir pris, chacun, la précaution de rappeler la teneur des débats ouverts à cette occasion – une artiste blanche peut-elle se donner la liberté de représenter la souffrance noire, un Blanc peut-il parler de la douleur des Noirs, etc. – les deux interlocuteurs tombent d’accord sur le refus des demandes de censure. Notons toutefois que personne n’évoque, à propos de ces œuvres, la réflexion qu’elles proposent aux spectateurs Blancs sur l’histoire qu’ils ont fabriquée. JLA le précise : ne peut-on lire dans Exhibit B une œuvre vecteur de la dénonciation du racisme blanc et des horreurs coloniales et postcoloniales, dès lors justifiée comme œuvre d’un Blanc ? Il n’en reste pas moins vrai que l’accord des deux partenaires de l’ouvrage indique bien que quelque universel pourrait se profiler.