Des frères Lumière à Gene Youngblood en passant par Ricciotto Canudo, exploration de trois "moments théoriques" autour de la question de l'artisticité du cinéma.
La question de la définition du cinéma, et notamment de son artisticité, se pose presque depuis son origine. Mais elle a reçu une nouvelle actualité avec l’avènement des technologies numériques, qui semblent avoir relancé les débats. Depuis une quinzaine d’années, de nombreux théoriciens (dans le domaine francophone notamment) conjuguent leurs réflexions, et parfois s’affrontent, autour de cette problématique. Avec Le Cinéma ou le dernier des arts, Luc Vancheri s’inscrit dans cette discussion théorique à laquelle il avait déjà contribué, notamment à l’occasion de son Cinémas contemporains, du film à l'installation (Aléas, 2009) et d’une contribution à un ouvrage collectif (Le Cinéma, et après ?, sous la direction de Maxime Scheinfeigel, PUR, 2010).
Deux conceptions du cinéma
Pour résumer, deux grandes conceptions s’opposent actuellement quant à la définition du cinéma : essentialiste et constructiviste. Pour la première, que représentent notamment Jacques Aumont (Que reste-t-il du cinéma ?, Vrin, 2012) et Raymond Bellour (La Querelle des dispositifs, P.O.L., 2012), il faut réunir un certain nombre d’aspects pour qu’il y ait, au sens fort, expérience de cinéma : projection en salle, réception temporelle ininterrompue, récit audiovisuel, etc. Sans cette configuration, il y a toujours des images mouvantes, voire des formes artistiques, mais elles n’offrent pas complètement ce qu’est l’expérience proposée par le cinéma (elles appartiennent par exemple à l’art contemporain, sous la forme d’installations).
Pour la seconde, que défendent André Gaudreault et Philippe Marion dans La Fin du cinéma ? (Armand Colin, 2013), mais aussi Rick Altman, Jacques Rancière et Christophe Gauthier, tous cités par Vancheri, l’identité du cinéma est façonnée, construite, par des élaborations théoriques qui répondent à des processus d’institutionnalisation historiques et socio-culturels. Elle est donc évolutive, et doit être analysée dans ses variations historiques. C’est cette conception constructiviste que défend Vancheri, en revenant sur l’histoire de la définition du cinéma comme art à partir de trois moments : l’invention du Cinématographe des frères Lumière, en relation avec la notion de cinématographie-attraction, la qualification du cinéma comme septième art par Ricciotto Canudo, dans les années 1910-1920, et l’élaboration de la notion d’expanded cinema par Gene Youngblood, autour de 1970.
Mais auparavant, Vancheri propose un tour d’horizon de la manière dont le cinéma a été mis en relation avec la question de l’art dans les années 1910-1920, puisque c’est à cette période-là que se sont posées les bases de la définition du cinéma comme art. Son ouvrage est donc divisé en deux parties, la première étant plutôt historique, même si elle prend pour objets des discours théoriques, tandis que la seconde est plutôt théorique, même si ses réflexions y intègrent la dimension historique.
Une histoire de la relation théorique entre art et cinéma dans les années 1910-1920
C’est un fait connu que le cinéma a commencé à être défini comme un art durant les années 1910-1920, alors qu’auparavant l’élite cultivée le considérait surtout comme un spectacle de foire à destination du peuple, selon une vision péjorative que ceux qui ont cherché à le définir comme un art ont dû combattre. L’intérêt de l’ouvrage de Vancheri n’est donc pas de révéler cette donnée, mais d’en préciser les enjeux théoriques : « s’intéresser à la manière dont s’est formée la première raison théorique de l’histoire du cinéma qui s’est donné l’art pour objet » (p. 36).
Vancheri estime, dans la lignée de ce que proposait déjà Jacques Aumont dans Moderne ? (Cahiers du cinéma, 2007), que dans les années 1910, « pour beaucoup le cinéma n’est quelque chose, un art moderne si l’on veut, qu’à la condition de servir une cause de l’art » (p. 27). Trois problématiques furent alors explorées : les conditions pour que le cinéma devienne un art, la possibilité d’une réforme des arts par le cinéma, et le rôle socio-politique du cinéma. Vancheri les envisage à partir d’un panorama des différentes théories émises à l’époque, en tant qu’elles s’interrogent sur le rapport du cinéma à l’art. Certes, ce panorama n’est pas exhaustif. Vancheri reconnaît l’absence d’études spécifiques sur Apollinaire, Cendrars, Epstein, Soupault ou Valéry, tout en les citant à l’occasion. Il ne fait jamais mention, en revanche, des réflexions d’Artaud, Vuillermoz, Koulechov ou Altenloh. Néanmoins, ce tour d’horizon est suffisamment vaste pour embrasser théoriciens états-uniens, français, allemands, italiens et russes. D’autre part, s’il aborde des personnalités connues – Eisenstein, Vertov, Balàzs, Moussinac ou encore Münsterberg –, Vancheri propose aussi des monographies d’auteurs moins étudiés, comme Freeburg ou Meyerhold, dont les lecteurs français n’ont pu avoir qu’une connaissance parcellaire – notamment grâce au recueil de textes proposé par Daniel Banda et José Moure Le Cinéma, naissance d’un art (Flammarion, 2008) –, voire de théoriciens qui n’ont jamais été traduits en français, comme Diebold, Hausenstein ou Gertrud David. Le panorama peut donc être considéré comme assez représentatif de l’époque.
Vancheri aborde d’abord les théoriciens états-uniens, puis le futurisme italien, les cinéastes-théoriciens de l’avant-garde soviétique, les expressionnistes, les dadaïstes, avant d’étudier trois cas singuliers, Moussinac, Balàzs et Brecht. Ce choix lui permet de décrire l’évolution du rapport qui s’établit progressivement entre le cinéma et l’art, depuis les théoriciens qui cherchent à inscrire le cinéma dans une filiation avec le système des Beaux-Arts à partir d’une optique esthétique « classique » (Lindsay, Münsterberg, Freeburg), jusqu’à la perspective moderniste liée aux avant-gardes qui tente d’extraire le cinéma de cette filiation et d’en faire un art nouveau, vierge de tout enracinement dans les arts du passé (les futuristes, Vertov, Duchamp), sans jamais y parvenir tout à fait d’ailleurs.
Avec les avant-gardes, notamment le futurisme italien et le constructivisme russe, ainsi que chez Brecht, le cinéma acquiert aussi une dimension politique. Vancheri montre que si le cinéma profite de la caution que lui apporte l’acquisition d’une légitimité artistique, il offre aussi aux arts existants de nouvelles possibilités, relançant par ailleurs des courants en perte de vitesse comme l’expressionnisme et le dadaïsme lorsqu’il adapte à ses propres ressources certaines de leurs caractéristiques esthétiques. Ainsi, conclut Vancheri, « le cinéma n’a pas seulement découvert des puissances plastiques insoupçonnées au contact de l’art moderne, il a aussi permis que l’art moderne se découvre des expressions qui lui seraient restées inaccessibles » (p. 152).
Une théorie constructiviste de l’artisticité du cinéma
Durant la première partie de l’ouvrage, Canudo est souvent cité, mais aucune monographie n’est proposée sur lui. Ce personnage central dans la construction de l’idée de cinéma comme art, inventeur de l’expression « septième art » – selon un décompte sur lequel Vancheri revient –, est en effet traité à part dans la seconde partie. Cette soustraction de Canudo d’avec ses contemporains est significative de la construction composite de l’ouvrage, dont les deux parties ne se situent pas tout à fait sur le même plan. L’enjeu de la seconde partie consiste à mettre en perspective ces années 1910-1920 où s’est mise en place la définition du cinéma comme art, avec ce qu’il y avait avant – la période suivant l’invention du Cinématographe par les frères Lumière –, et ce qui s’est produit après, notamment l’élaboration de la notion d’expanded cinema par Gene Youngblood en réponse au développement des médias audiovisuels électroniques.
Cette perspective historique permet à Vancheri de relativiser la place des années 1910-20 en tant que moment central de la mise en place de l’idée de cinéma comme art. Le moment Lumière, qui précède, est invoqué, avec à l’appui la notion de cinématographie-attraction proposée par Gunning et Gaudreault, comme prémisse d’un raisonnement qui tire de l’absence d’une conception du cinéma comme art durant cette période – le naturalisme du Cinématographe semblant aux commentateurs de l’époque incompatible avec la notion d’art telle qu’ils l’entendaient – la conclusion que le rapport du cinéma à l’art est historique. Or, si ce rapport est historique, il est donc susceptible d’évoluer, ce que Youngblood aurait le premier perçu. Dès lors se trouve justifiée cette notion tant discutée d’expanded cinema, par où le cinéma est redéfini au-delà de sa forme institutionnelle en fonction « de nouvelles formes d’expression et d’exposition compliquant et élargissant le dispositif historique » (p. 274). Contre ceux qui la contestent au nom de la référence essentialiste à un dispositif cinématographique correspondant plus ou moins à la forme institutionnelle dominante du « moment Canudo », Vancheri prend donc la défense de la notion d’expanded cinema, qu’il resitue historiquement et surtout dans toute son envergure cybernétique, qui dépasse le simple cas du cinéma.
Il en fait le pilier de la conception du cinéma comme art, défini désormais en relation à l’art contemporain, contre la dissipation de l’idée de cinéma comme art dans la culture de masse : « l’expanded cinema pourrait bien être la seule manière de sauver le cinéma du phénomène d’usure qui le frappe, lui qui est pris de manière sans cesse accrue dans le circuit accéléré de la consommation de masse, aux côtés des biens culturels de première nécessité, tels que les jeux vidéo et les séries télé » (p. 294). Seule cette conception élargie du cinéma comme art lui permettrait donc de résister à son engloutissement dans le monde de l’entertainment audiovisuel. On voit ici que, tout à son panorama historique et dialectique entre continuité du systèmes des Beaux Arts d’un côté et tabula rasa moderniste de l’autre, Vancheri marque une certaine défiance vis-à-vis de formes médiatiques populaires dont on pourrait se demander si elles ne pourraient pas servir à éclairer plus largement le rapport entre art et industrie, décisif pour le cinéma à l’ère de la culture de masse (et que l’auteur aborde d’ailleurs lui aussi à d’autres endroits de l’ouvrage).
Retour sur Canudo : symbolisme et mort de l’art
L’ouvrage de Vancheri est donc l’occasion d’un retour sur le thème largement débattu aujourd’hui de la définition du cinéma, de son artisticité, et des changements profonds qu’amènent les technologiques numériques, au niveau de la production des films (disparition de la pellicule) et de leur diffusion / exploitation (des lieux d’exposition de l’art contemporain aux écrans individuels en tous genres). Ce retour se fonde sur une interprétation de l’histoire de la théorisation du cinéma comme art, vue comme dépendante de l’évolution de la définition de l’art, puisque selon Vancheri : « que ce que nous appelons art se mette à changer et c’est ce que nous appelons cinéma qui se renouvelle dans des formes nécessairement impensables en regard de son dispositif historique » (p. 252).
De ce point de vue, les définitions de l’art proposées par Vancheri posent quelques problèmes, que nous pouvons détailler en guise de conclusion ouverte à cet article. Si l’explication du moment Lumière est très convaincante, entre renvoi à la notion de « pittoresque » et rapprochement entre vues Lumière et ready-made, le moment Canudo pourrait être plus explicite quant au but recherché par le théoricien italien : non pas seulement établir le cinéma dans le système des Beaux-Arts, mais surtout sauver la conception romantique de l’art, et notamment la notion d’œuvre d’art totale, qui était en passe de s’effondrer, comme l’a rappelé Timothée Picard dans L’art total : grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner) (PUR, 2006). Plus encore, il s’agissait de préserver la possibilité de faire de l’art une nouvelle forme spirituelle dans un monde moderne voué au matérialisme, au mercantilisme et au scientisme.
Par ailleurs, Vancheri se réfère souvent au néo-classicisme du dix-huitième siècle comme système de référence pour les théoriciens des années 1910-1920. Mais il n’évoque jamais le mouvement bien plus contemporain du symbolisme, auquel Canudo appartenait, qui définissait de la même manière l’art en opposition au naturalisme. Les symbolistes avaient une conscience inquiète de l’agonie de la conception romantique qui avait donné à l’art cette fonction spirituelle propre, et cherchaient le moyen d’y remédier. L’importance de Canudo, qui justifie en effet que Vancheri le choisisse pour représenter l’institutionnalisation du cinéma comme art dans les années 1910-1920, tient aussi à ce qu’il a été le premier de ce courant élitiste, qui a d’abord méprisé le cinéma, à voir en lui la possibilité de sauver l’art tel que l’entendait le romantisme.
Ces quelques points permettent donc, selon nous, de prolonger le dialogue que ce livre suscite et entretient avec les réponses diverses qui sont aujourd’hui proposées, dans l’espace public et académique, à la grande question du « cinéma en tant qu’art ».