Longtemps ignorée, voire dissimulée, la relation suivie entre Marcel Proust et Reynaldo Hahn a profondément modelé aussi bien l'oeuvre de l'écrivain que celle du compositeur.

On a pu naguère écrire un essai entièrement consacré à Proust et la musique sans mentionner une seule fois le nom de Reynaldo Hahn   . Les relations, d’abord amoureuses, puis d’amitié étroite et, pourrait-on dire, de complicité entre les deux hommes étaient pourtant bien connues, surtout depuis la parution, en 1956, de la plus grande partie des lettres de Proust à Hahn (celles de ce dernier ont presque toutes disparu, semble-t-il, dans l’autodafé qui suivit la mort de Robert Proust, frère cadet de l’écrivain, en 1935, la famille étant résolue à éliminer toute trace de la vie privée de l’auteur de la Recherche). Dans son spirituel et instructif avant-propos à l’ouvrage qui nous occupe, Eva de Vengohechea, arrière-petite nièce par alliance et ayant-droit de Hahn, va jusqu’à regretter la publication de cette correspondance, amputée de la voix du musicien, et dont elle rappelle la consternation qui l’accueillit alors, même parmi les proustiens les plus convaincus.

Ces lettres, intégrées depuis aux vingt et un volumes de la correspondance de Proust éditée par les soins du même Philip Kolb chez Plon entre 1970 et 1993, sont pourtant extraordinairement éclairantes sur cette relation capitale, et que Philippe Blay a parfaitement caractérisée en parlant de rapports presque maritaux. Si cette relation a pu consterner en 1956, et être passée sous silence en 1984, la raison principale en est à chercher dans l’opprobre qui s’attachait encore à la reconnaissance et à la discussion de l’homosexualité, en matière de culture comme ailleurs, et dont les études proustiennes étaient loin d’être exemptes : de cette homophobie, on trouvera de fameux exemples dans les souvenirs de Céleste Albaret – souvenirs recueillis, il n’est peut-être pas inopportun de le rappeler, par un ex-sous-secrétaire d’État à la Jeunesse de Vichy   .

 

De la musique en littérature

Une autre raison, non moins insidieuse, explique pourquoi l’importance de la relation Hahn-Proust a été si longtemps méconnue : le discrédit dont est traditionnellement victime la musique française parmi les milieux intellectuels français. Or, paradoxalement, Hahn, né à Caracas d’un père allemand et d’une mère vénézuélienne, a peut-être souffert davantage de ce discrédit du fait même qu’il s’est « choisi » français. En outre, comme Philippe Blay et Jean-Christophe Branger le montrent dans leurs contributions respectives au présent volume, sa qualité d’élève favori de Massenet, l’étiquette de « musicien de salon » dont il a été affublé (comme si Proust, parce qu’il les a fréquentés, pouvait être qualifié « d'écrivain de salon »), son rayonnement international en tant que chef d’orchestre lyrique, son impressionnante activité de critique musical, son dédain pour les modes et les chapelles, le fait qu’après avoir vécu dans une semi-clandestinité pendant l’Occupation il ait terminé sa carrière comme directeur de l’Opéra, rien de tout cela n’encourageait à dépasser les idées reçues et les préjugés esthétiques sur lesquels on vivait complaisamment.

Or, comme le démontre magistralement le livre dont il est ici rendu compte, Hahn a été, de tous les proches de Proust, celui dont il a été le plus proche, non seulement au niveau affectif mais intellectuellement, et c’est aujourd’hui seulement que l’on peut mesurer l’influence qu’il a jouée dans l’élaboration de l’œuvre proustien. Pour ce faire, en pleine connaissance de cause (et des sources, dont certaines ne sont accessibles que depuis peu), il fallait la coopération de deux musicologues, dont l’un, Philippe Blay, est le grand spécialiste actuel de Hahn, et d’un spécialiste de Proust de non moindre envergure en la personne de Luc Fraisse. Ce livre à trois voix et en six sections en est le résultat.

 

L’écrivain mélomane et le compositeur savant

Au moment où Proust fait la connaissance de Hahn, en mai 1894, dans l’atelier de Madeleine Lemaire, le futur auteur de la Recherche n’a à son actif que quelques chroniques parues dans des revues à faible diffusion. Le jeune compositeur de 19 ans, en revanche, a déjà connu le succès avec ses premières mélodies (dont on peut noter qu’elles figurent toujours, partout dans le monde, parmi les classiques de la mélodie française) et achève la composition d’un opéra, L’Île du rêve, adapté du Mariage de Loti, qui sera créé à l’Opéra-Comique en 1898. Philippe Blay retrace dans un premier chapitre ces quatre années durant lesquelles les deux jeunes gens ont connu leur relation amoureuse, qui prend fin avant l’été 1896, et ce que l’auteur appelle une « intimité studieuse », dont témoignent Les Plaisirs et les Jours, publié en 1896, et une œuvre conjointe, Portraits de peintre, quatre poèmes de Proust, chacun accompagné d’une pièce pour piano de Hahn. Hahn est également au cœur du roman autobiographique que Proust met en chantier en 1895 et laissera inachevé   . Cette même période est évoquée au chapitre suivant par Luc Fraisse, en se fondant sur l’importante correspondance (aujourd’hui à Harvard) de Hahn avec Madeleine Lemaire – modèle avéré, et aisément reconnaissable, de la Mme Verdurin de la Recherche – et sa fille Suzette.

Les troisième et quatrième sections du livre, dues à Jean-Christophe Branger, traitent des relations croisées entre Hahn, Proust et Massenet (lequel semble avoir parfaitement saisi la nature des rapports entre son élève et l’écrivain) et de la présence de Massenet dans la vie et l’œuvre de Proust – présence ambiguë, mais plus subtile qu’on ne l’a reconnu, puisqu’une note d’un carnet préparatoire à Du côté de chez Swann révèle que le Clair de lune de Werther est l’une des nombreuses sources musicales qui ont inspiré les développements touchant la « petite phrase » de Vinteuil.

 

Deux écoutes de Wagner

La cinquième section, « Portraits de musiciens », reprend et enrichit, à la lumière de travaux récents, notamment le Proust écrivain de la musique de Cécile Leblanc, le brillant article que Philippe Blay avait publié en 2004 sur Hahn et Proust dans le Bulletin Marcel Proust. Il y rappelle les deux conceptions fondamentalement divergentes que les deux amis, surtout aux premiers temps de leur relation, avaient de la musique. Pour Proust, fils du symbolisme, elle est du côté de l’ineffable, de l’irrationnel, du mystère. En bon disciple du « dieu Richard Wagner », lequel cherchait à plonger ses auditeurs dans une espèce d’hypnose, il y cherche un substitut de l’expérience religieuse, comme le révèlent des métaphores comme « l’Adoration perpétuelle » – sous-titre du deuxième volume dans l’un des plans initiaux de la Recherche. Hahn, grand admirateur de Wagner lui aussi, l’écoute bien différemment, et il est révélateur que sa préférence aille aux Maîtres-Chanteurs, son œuvre la plus « rationnelle ». « Musicien littéraire », comme Proust lui-même le définit, il se soucie avant tout, dans la tradition de Gounod et de son maître Massenet, de la « mise en musique » d’un texte poétique.

Toutefois, comme Philippe Blay l’explique lumineusement, les conceptions musicales de Hahn et de Proust ont évolué : celles de Proust en se radicalisant dans le sens d’une intellectualisation croissante, dont rend compte la comparaison entre les passages consacrés à la musique dans Du côté de chez Swann et dans La Prisonnière ; celles de Hahn, au contraire, en s’humanisant, en prônant une musique qui, loin de « tourner l’épaule à la vie » (pour citer Mallarmé), l’exprime et la célèbre. Son admiration pour les qualités de « métier » le conduit à placer très haut des compositeurs comme Saint-Saëns, tandis que Proust, qui avait fait de la Première Sonate pour piano et violon de ce dernier l’une des sources d’inspiration de la « petite phrase », finira par confesser son ébahissement (c’est J.-Chr. Branger qui nous le rappelle ici) d’entendre Stravinsky déclarer préférer la Symphonie avec orgue à la Symphonie de Franck. Cette réaction est d’ailleurs caractéristique du Proust des dernières années, le Proust de l’après-Goncourt, aussi isolé qu’encensé et menant fébrilement son grand œuvre à son terme.

 

Un dialogue sans fin

Le miracle, comme le montrent de manière pénétrante Philippe Blay et Luc Fraisse (celui-ci dans une dernière section d’une extrême richesse, joliment intitulée « Le périscope de Proust »), c’est que Proust et Hahn n’ont jamais interrompu le dialogue qu’ils avaient entrepris dans leur jeunesse. S’il leur est arriver de s’opposer – notamment à propos de Sainte-Beuve, que Luc Fraisse définit comme leur « point de divergence le plus fort, en matière d’esthétique littéraire » – c'est dans une compréhension, une admiration et un respect mutuels. Contrairement à une bonne part de l’entourage de Proust à ses débuts, Hahn a parfaitement compris le dessein artistique de son ami, et pour cause : sans que son nom soit mentionné dans la Recherche, Proust a tenu la promesse qu’il lui avait faite à l’époque de Jean Santeuil : « Je veux que vous y soyez tout le temps mais comme un dieu déguisé qu’aucun mortel ne reconnaît. » Luc Fraisse, qui le démontre avec brio, va plus loin encore, nous invitant à voir en Hahn, auteur de pages qu’on a rarement égalées au sujet du chant et de la voix, l’initiateur de Proust à la respiration de la phrase écrite. On pourrait ajouter que si l’un des dadas de Hahn critique dans les années trente est l’absurdité des métaphores musicales employées par le tout-venant des gens de lettres, c’est qu’il avait aussi appris à son ami, par-delà leurs divergences, à parler correctement de musique.

Dans un livre à trois voix, quelques petites répétitions sont non seulement inévitables, mais même bienvenues puisque chacune de ses parties forme un tout et peut se lire séparément ou dans la continuité. Les musicologues et mélomanes qui s’intéressent à Hahn y trouveront un complément indispensable à l’ouvrage collectif de 2015 coordonné par Philippe Blay, première publication scientifique consacrée au compositeur   . Et toute personne qui s’intéresse à Proust en tirera un profit inestimable.