En 1592, Lipse glorifie la Contre-Réforme. Mais s’il condamne le paganisme en s’appuyant sur Augustin comme sur Sénèque, c’est pour justifier la mission éducatrice des Indiens par les Jésuites.

Joost Lips, né dans le Duché de Brabant en 1547 et décédé à Louvain en 1606, a été à la suite d'Erasme la figure de proue de l'humanisme lettré des Pays-Bas espagnols, aujourd'hui la Belgique. Suspecté par les Jésuites de complicité avec les Protestants, suite à sa conversion pendant quelques années au calvinisme, ceux-ci vont lui demander de rédiger un livre prouvant son attachement à l’Église de la Contre-Réforme catholique. Ces commanditaires lui sont assez bien connus : dans sa jeunesse, il avait suivi les cours des Jésuites, avant que son père, inquiet, ne l'en dissuade. Juste Lipse compose alors un livre : Les crucifixions, à la gloire de la Croix.

Nous sommes alors dans le monde gouverné par la monarchie espagnole, et la Compagnie de Jésus en est encore à ses débuts. Elle se présente comme le bras missionnaire de la papauté issue du Concile de Trente. La méthode adoptée par les jésuites alors – persuader et contraindre – s’adresse à des populations qu'ils considèrent comme infantiles, à surveiller constamment. José de Acosta (1540-1600), jésuite formé à l'humanisme, est notamment chargé de reprendre en main l'évangélisation des indiens du Pérou, la période de conquête guerrière étant considérée comme achevée. Entre les théories de Sepúlveda (1490-1573) sur la « table rase » et les positions de Bartolomé de Las Casas (1474- 1566) – prêtre dominicain, missionnaire, écrivain et historien espagnol, célèbre pour avoir dénoncé les pratiques des colons espagnols et avoir défendu les droits des Amérindiens –, Acosta dit tracer une voie moyenne afin de ménager les intérêts de la Couronne, de favoriser l’action missionnaire, tout en s’intéressant aux droits des Indiens. Il se nourrit, pour ce faire, des idées de l’un et de l’autre. Il écrit dans son traité de missiologie :

« Mais, c’est une chose digne haute considération que la sagesse du Seigneur éternel ait voulu enrichir ces terres […] et qu’elle ait placé là la plus grande abondance des mines qu’il y eut jamais, pour inciter les hommes à chercher ces terres et à les occuper, et, à cette occasion, communiquer leur religion et culte du vrai Dieu à ceux qui ne le connaissaient pas […], c’est-à-dire, comme saint Augustin le déclare, que l’Évangile devait être propagée, non seulement par ceux qui le prêcheraient sincèrement et avec charité : mais aussi par ceux qui l’annonceraient à des fins temporelles et humaines »   .

 

Le Concile de Trente

Le Concile de Trente (1545-1563) s'y est pris trop tard pour rénover l’Église romaine et la réforme qu’il initie prendra de nombreuses années. En effet, après le départ d'une partie de ses ouailles à l'appel de Luther, Calvin et quelques autres, le Saint-Siège a compris la nécessité d'engager une grande réforme au sein de l'Église catholique. Il y est encouragé par le nouvel ordre des Jésuites, énergique et passionné. Le mouvement va prendre le nom de Contre-Réforme, ou Réforme catholique, par réaction à la Réforme protestante menée par Luther. Las de voir le pape commercialiser des indulgences pour financer la construction de Saint-Pierre de Rome, Luther publie en 1517 ses 95 thèses qui embrasent l'Europe et instituent la Réforme protestante. En 1572, c'est le massacre de la Saint-Barthélemy pour des milliers de Protestants de Paris.

Juste Lipse, historiographe du roi Philippe II, sera aussi le Conseiller de l'Archiduc Albert. Cinquième fils de l'empereur Maximilien II, ce dernier est envoyé à l'âge de 11 ans à la cour de Madrid où son oncle le roi Philippe II veille sur son éducation. Le souverain dirige Albert vers une carrière ecclésiastique puis il nomme celui-ci vice-roi et grand inquisiteur du Portugal et de son empire. Pour Juste Lipse, ce sont les passions qui animent les hommes et ce qu'il voit le conforte dans ses convictions. Dès lors, la confiance dans le peuple s'avère impossible. Se pose la question de savoir comment faire durer le gouvernement et aussi sauver l'homme marqué du péché originel. Il défendra une position autoritaire du gouvernement, où l'exercice du pouvoir est confisqué au peuple.

 

Juste Lipse au service de la Compagnie de Jésus

Dans un tel climat, l'éclectisme religieux de Juste Lipse ne plaît ni aux Réformés, ni aux Jésuites. Ces derniers censureront à plusieurs reprises son ouvrage Politiques, jusqu'à ce qu'il accepte définitivement toutes leurs corrections. Mais cela ne suffit pas. On lui demande de rendre publique son obéissance à la Compagnie de Jésus et à la Contre-Réforme. Il publie alors Crucifixions en 1592 – traduit du latin, présenté et annoté par François Rosso, aux éditions Arléa en 2018 – comme marque de sa soumission à l'Eglise catholique.

Dès la Préface, il affirme sa dévotion aux trois Ordres que sont la noblesse, le Clergé et les Magistrats. Dans la seconde Préface adressée cette fois au Lecteur, il insiste sur l'authenticité de son travail, voulant montrer par là qu'il n'obéit à aucune contrainte et que son travail sera celui d'un homme de lettres soucieux de la vérité.

Dans le même temps, l'invention de l'imprimerie et les « grandes découvertes » modifient la vision d'un monde jusqu'alors clos sur lui-même. Le géocentrisme est bousculé par Giordano Bruno. Pour faire face à ce l'Eglise catholique considère comme un danger, va être édifié un théocentrisme dont Juste Lipse va être le drapeau. Il va le fonder dans les œuvres de certains Stoïciens et dans celles de Saint Augustin.

 

Quand une question en cache une autre

De quoi parle-t-il dans Les Crucifixions ? Il s'agit pour l'humaniste de montrer que la Croix est l'essence même du Christ. Crucifier au sens de « crucifixion » est un acte qui par conséquent ne saurait être profane, encore moins païen. Écrire à propos des crucifixions a de quoi surprendre lorsque l'on sait – et Juste Lipse l'écrit lui-même avec quelques nuances - que l'Empereur romain Constantin en avait interdit l'usage vers 320. Pourquoi Juste Lipse consacre-t-il un livre à un supplice disparu et condamné par les premiers chrétiens ? C'est dans le but de soutenir les Jésuites qu'il va construire des arguments montrant que la crucifixion ne peut se répéter sans être un acte sacrilège, le Christ étant le seul à pouvoir porter le symbole de la croix. Ainsi établit-il la distinction philologique entre « crucifixion » et « crucifiement », ce dernier terme n'appartenant pas à la religion du Christ mais aux païens et autres profanes. Sa lecture des stoïciens, en particulier Sénèque, contribue à enraciner légitimement l'interdiction de la crucifixion. Sénèque écrit en effet :

« Je vois chez les tyrans des croix de plus d'une espèce, variées à leur fantaisie : l'un suspend ses victimes la tête en bas, l'autre les empale ; d'autres leur étendent les bras sur une potence. Je vois leurs chevalets, leurs verges sanglantes, et pour chaque membre et chaque articulation autant d'instruments de torture ; mais je vois aussi la mort. Plus loin ce sont des ennemis sanguinaires, des citoyens despotes ; mais à côté je vois la mort. La servitude n'est plus si fâcheuse quand, dégoûté du maître, on n'a qu'un pas à faire pour se voir libre. Contre les injures de cette vie, j'ai le bienfait de la mort. »  

 

 

Lois divines et lois humaines

Juste Lipse adresse son livre « aux trois ordres de Brabant », leur rappelant la nécessité de privilégier l'éducation à l'humanité par le développement des lettres et des arts, plutôt que d'entretenir l'animalité vers laquelle l'homme semble aller spontanément. À ces nobles, prélats et magistrats, il tient le discours de la raison humaniste afin d'endiguer les passions démesurées du peuple. Rares sont les hommes à se détacher du péché originel. Lire, étudier, s'avère être la solution à la barbarie, mais tous les hommes ne sont pas faits pour l'étude des Lettres. Pour faire obéir le vulgaire, il faut le nourrir d'images terrifiantes auxquelles participent les spectacles des supplices, ce qui aurait pour nom aujourd'hui « idéologie ». Pour conserver le pouvoir et retenir le peuple, il faut jouer sur ses craintes.

Ce point de vue d’un homme du XVIe siècle explique que son livre justifie l'évangélisation comme un double moyen, à la fois de rallier au catholicisme – présenté comme une protection légale contre les abus du paganisme –, et plus profondément, d’enraciner la justesse du droit divin. Les hommes ne peuvent échapper à l'arbitraire des lois humaines que si elles sont fondées en droit dans la loi divine. La distinction entre crucifiement et crucifixion ne serait peut-être que la distinction entre le légal et le légitime, le droit et le juste... Dans un étonnant renversement, le livre de Lipse se lit aussi comme une réponse décentrée à l'amoralisme d’un Machiavel.