L’affirmation selon laquelle « oublier le passer, c’est se condamner à le répéter » est bien connue. Mais est-elle fondée ?

C’est en partant du constat que les initiatives en faveur de « la mémoire » se multiplient depuis quelques années (en France, par exemple, neuf journées nationales de mémoire ont été instituées entre 2000 et 2013, contre une seule pour la période 1954-1999, tandis que l’offre muséographique s’enrichit considérablement) que Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc ont eu l’idée d’interroger les effets de ces initiatives. L’école se mobilise également, autour de programmes scolaires censés permettre aux élèves de tirer les leçons du passé, et aider par exemple à la lutte contre le racisme et les préjugés. Le caractère international de ce phénomène souligne l’institutionnalisation mondiale du phénomène mémoriel, perçu comme un instrument d’aide à la construction de la citoyenneté, et donc un ciment social indispensable, particulièrement dans les cas de pays ayant connu des conflits internes. Mais avec quel succès ?

L’ouvrage, doté d’une bibliographie qui fait la part belle aux références sociologiques (au détriment des nombreuses références historiographiques), commence par revenir sur les effets attendus des leçons du passé, en passant en revue les diverses expériences menées, auprès d’un grand public non déterminé, de groupes « perçus comme haineux pour les convaincre de dépasser leurs préjugés », ou auprès de scolaires, principales cibles des devoirs de mémoire, en raison de leur âge et du contexte éducatif qui les entoure et charge ces devoirs de mémoire d’une dimension pédagogique. Il s’interroge ensuite sur les leçons de mémoire retenues par les individus, avant de se pencher sur la question des effets sociaux et politiques de la mémoire.

 

Armer le citoyen contre les violences à venir ?

« L’idée qu’il est possible, à travers la mémoire et les "leçons du passé", d’armer aujourd’hui le citoyen contre des violences à venir est un pansement bienvenu sur nos inquiétudes »   : autrement dit, les politiques de mémoire agiraient comme une méthode Coué consistant à conjurer l’apparition des sorcières de Macbeth – sorcières qui existeraient pourtant bel et bien… Le rappel public d’événements traumatisants passés agirait ainsi en vaccin prévenant leur répétition. Mais est-ce vraiment le cas ? Les auteures constatent que lorsque ce rappel devient lieu de débat politique, opposant les tenants de « mémoires » différentes autour d’un défaut d’identification, qui viendrait lui-même souligner un défaut d’appartenance à l’ensemble (forcément ?) cohérent de la Nation, il est permis de douter des effets bénéfiques des politiques de mémoire, ciment revendiqué de la société…

L’ouvrage est passionnant lorsqu’il démontre les effets inattendus des politiques de mémoire, le moindre n’étant pas la reconstitution a posteriori de groupes polarisés précisément en réaction au discours proposé : le cas de jeunes sortant d’une exposition sur l’apartheid en ressentant que de toute façon, on ne peut rien faire, puisque le racisme a toujours existé, est particulièrement éclairant. Il est plus mitigé lorsqu’il aborde les acteurs, les lieux dans lesquels se déroulent les politiques de mémoire : si quasiment pas une page ne se tourne sans que ne soit évoquée la question des commissions de vérité ou des procès pour l’histoire, qui sont effectivement des manifestations passionnantes de catharsis sociale, on s’étonne de voir passer sous silence le rôle des institutions chargées de la conservation des archives, ainsi que les politiques d’ouverture des archives qui représentent autant de tentatives de réponse au besoin de réconciliation de la société avec son passé. Ainsi, la question de l’ouverture des archives de la Seconde Guerre mondiale, ou bien des archives française sur le Rwanda, qui agitent régulièrement l’actualité, représentent autant de moments de coïncidence entre la démarche historienne « brute » d’accès aux sources et la démarche mémorielle visant à la fois à répartir les responsabilités et à établir une vérité permettant à la société de dépasser ses traumatismes ; il aurait sans doute été intéressant de confronter la politique d’ouverture aux archives, ses effets réels ou fantasmés, avec la démarche mémorielle.

 

L’institutionnalisation de la mémoire, une histoire pas si récente

Il faut bien noter également une limite de l’ouvrage. Les auteures font remonter l’institutionnalisation de la mémoire en 1999, date de création de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives (au ministère de la Défense), dont elles ne semblent d’ailleurs pas saisir précisément les contours : cette direction n’est compétente que dans le champ d’action du ministère de la Défense, et n’a pas de dimension globale sur une quelconque « production mémorielle nationale ». Le vrai début de l’institutionnalisation de la mémoire serait plutôt à rattacher à la création en 1974 par Maurice Druon, alors ministre de la Culture, de la « délégation aux célébrations nationales ». Rattachée à la direction des Archives de France en 1979, elle était alors chargée par le ministre « de veiller à la commémoration des événements importants de l’histoire nationale ». La Délégation aux célébrations nationales est modifiée en 1998, et un Haut comité des célébrations nationales est érigé, placé sous la tutelle de la direction des Archives de France, puis du service interministériel des Archives de France, qui est le tuteur et le garant de la politique des célébrations nationales   . Il s’agit de la structure qui a été largement attaquée au printemps 2018 pour avoir évoqué, pour l’année 2018, les écrits antisémites de Charles Maurras, ce qui a pu être perçu comme une adhésion aux propos de ce dernier. Cet épisode montre la différence entre commémoration et adhésion à un discours   .

 

Par cette interprétation, les auteures prennent le risque d’un contre-sens historique, en ne rattachant les efforts de mémoire qu’aux débats des années 2000, sans prendre en compte le mouvement de démocratisation de l’histoire de la décennie 1970 qui n’est certainement pas sans rapport avec la prise en charge institutionnelle des politiques de mémoire : la politique de mémoire de la France ne peut être limitée à l’introduction dans l’organigramme du ministère de la Défense du mot « mémoire »   . À notre sens, taire, par exemple, l’immense débat de société autour du rôle de Vichy qui a eu lieu dans les années 1980-1990, et qui a vu s’affronter des historiens « dans le prétoire », gêne la compréhension du phénomène d’appropriation mémorielle de l’histoire qui ne saurait se limiter aux enjeux contemporains de commémoration de la lutte contre l’esclavage ou l’apartheid. Les historiens en sont conscients, eux qui aiment rappeler que « l’addition des devoirs de mémoire ne conduit pas à l’histoire, elle la désagrège. »   .

Malgré ces limites, l’ouvrage de Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc a l’immense mérite de poser ce constat implacable, qui interpelle : « le développement des politiques de mémoire ne va pas de pair avec l’avènement d’une société apaisée et davantage tolérante ».