Ce premier roman d’un poète né en 1963 éclaire le naufrage de la RDA dans une réécriture de Robinson Crusoé où la poésie se fait résistance.
Au printemps 1989, Edgar Bendler, 24 ans, quitte Halle où il étudiait la littérature après avoir été maçon, à la suite de la mort accidentelle de sa compagne G., avec dans la tête des « stocks » de poèmes, notamment de Georg Trackl, qui lui servent de viatique et le hantent. Il se rend à Hiddensee, une île de la Baltique, dont le nom indique bien qu’on peut s’y cacher quelque peu de la tyrannie du régime, qui y envoie en vacances ses travailleurs les plus méritants.
Ed trouve un emploi de plongeur à l’hôtel restaurant Zum Klausner (Chez l’Ermite), où il rencontre Aliocha Krusowitsch, dit Kruso, fils d’un général soviétique et d’une acrobate, qui a lui aussi perdu un être cher quand il était enfant : sa sœur Sonia, qui a sans doute fui la RDA et tenté de rejoindre à la nage les côtes du Danemark, à cinquante kilomètres de l’île, comme veulent le faire ceux qu’il appelle les « naufragés ».
« Ils regardèrent un moment les arrivants, que Kruso appelait nos sans-abri, mais plus souvent les naufragés. […] Kruso désignait une table ou une autre […] en expliquant à Ed ce qu’il y voyait ; marginaux, aventuriers, candidats à l’émigration, il voyait des amoureux, des dissidents ayant échoué d’une manière ou d’une autre, des "fugitifs en herbe" qu’il appelait ses enfants à problèmes. […] "Tous ceux-là ne font plus vraiment partie du pays, le pays s’est dérobé sous leurs pieds, tu comprends, Ed ?" »
Kruso tente de les dissuader de mettre leur vie en péril pour gagner l’Ouest, en les initiant à une liberté intérieure par un rituel auquel participe Ed, ce nouveau Vendredi. Il s’agit de leur donner le goût d’un monde véritablement solidaire, la vision d’un socialisme non dévoyé par le régime policier est-allemand.
Une robinsonnade libertaire
Le roman, écrit dans une sorte de réalisme magique qui doit beaucoup à l’expérience de l’auteur dans l’écriture poétique, reprend les thèmes de Defoe et fait le récit d’une amitié « étroite, tendre, difficile », qui est une initiation pour Ed : « Il s’imagina Kruso le découvrir ainsi. Son sourire grave. Il l’observait, lui, Ed, le bon sauvage qui comprenait vite et savait se rendre utile dès le premier jour. En arrivant à l’endroit où on faisait le bois, il laissa tomber son fagot avec le plus de bruit possible. Dans le désarroi de sa vie, il avait trouvé un maître incomparable. »
Les références littéraires sont très nombreuses dans ce roman, où l’équipage du Klausner réunit chaque matin douze personnes, entre Cène et Table ronde. Malgré les allusions poétiques, comme Rimbaud, le surnom donné à l’un des personnages ou la citation de Müller par Ed (« Les textes d’Artaud, lus sur les ruines de l’Europe, seront des classiques »), la réalité décrite est souvent triviale et étouffante, ce qui est peut-être une image de la vie en RDA pour cette jeunesse : de longues pages sont consacrées à la vaisselle et à tous ses détails, aux cafards dans la chambre d’Ed, aux cadavres des noyés dans un épilogue très troublant et très émouvant.
La poésie est « résistance » et « chemin de rédemption », comme le comprend Ed devant la « bibliothèque » de Kruso, vingt titres tout au plus, qui ouvrent « une possibilité inouïe » : « Des auteurs comme Léon Chestov et Gennadi Vorsterberg, dont Ed n’avait jamais entendu parler, mais aussi Babeuf, Bloch, Castaneda. » Mais l’utopie ne tient pas quand les nouvelles captées par la radio annoncent la fuite des Allemands de l’Est par la Hongrie. Les membres de « l’équipage » s’en vont eux aussi, les uns après les autres.
Poésie et politique se trouvent mêlées dans ce roman où même le poste de radio est surnommé Viola ou Violetta. Ed n’apprend la chute du Mur que plus tard, en l’écoutant, car ce n’est pas ce récit objectif qui intéresse l’auteur.
Poésie et profondeur
Il s’agit là sans doute du roman poétique qui exprime le désarroi de toute une génération qui a grandi en RDA. On trouve de nombreuses allusions politiques à l’histoire du pays et à sa vie quotidienne : le « sac en dederon brun » du début est constitué de plastique imité du Perlon et produit en RDA (en allemand DDR, comme le rappellent les traducteurs, dont les notes sont très utiles) ; Ed n’a mangé qu’une fois des oranges dans sa vie, en 1971, à cause du changement de régime. La démission de Walter Ulbricht et l’arrivée d’Erich Honecker à la tête du Parti avaient entraîné un assouplissement temporaire du régime, et l’apparition sur les étals des « fruits du Sud ».
Dans cette société où il est difficile d’exister en dehors du groupe tout-puissant, Lutz Seiler revendique l’importance du silence et de l’écart : « Cela n’avait pas été son intention originelle, mais un jour Ed comprit que le silence était au cœur même de sa fuite, c’était le mot qu’il utilisait désormais. Il devait tout simplement rester à part, mais il savait aussi qu’il ne devait pas rester seul… Dans sa tête il le formulait à l’envers, mais ce qu’il voulait dire, c’était bien ceci : je voudrais occuper dans le monde une place qui me tienne à l’écart de tout. Plus tard il avait longé la plage et avait prononcé la phrase face à la mer, comme une prière, mais les vagues étaient trop hautes, la mer trop bruyante, et le vent avait refoulé les mots dans sa bouche. »
Mais il ne s’agit pas pour autant de faire de l’Ouest et de son capitalisme triomphant un modèle ou une alternative, et les deux systèmes sont renvoyés dos à dos dans un sentiment de désarroi et de gâchis immense : « Risible, toute l’histoire de leur jeunesse, tout aussi risible que l’expression violeur de frontières, tout aussi risible que le reste du monde. »
Ce roman a obtenu le prix du Livre allemand de la Foire de Francfort en 2014 et a été comparé par Der Spiegel à La Montagne magique de Thomas Mann. Il faut remercier ici les éditions Verdier d’en avoir permis la traduction en français.