Six mois après sa houleuse présentation cannoise, le nouveau film du réalisateur danois déploie sur nos écrans un impressionnant réseau intertextuel. Mais à quelles fins ?

Il se dit, déclarations de l’intéressé à l’appui, que Lars von Trier pourrait avoir réalisé son ultime long métrage avec The House That Jack Built. Ce dernier présentant d’importants éléments de similitudes avec Element of Crime (1984), l’œuvre avec laquelle le natif de Copenhague a débuté sa carrière, la conclusion selon laquelle la boucle de sa filmographie serait bouclée pourrait alors être tirée. Sans que personne ne sache pourtant vraiment ce que l’avenir réservera, les plus admiratifs parlent ou parleront d’un génie déjanté entonnant son chant du cygne, les plus sceptiques d’un faiseur ampoulé qui tire sa révérence en tournant en rond et quelque peu à vide. Alors, The House That Jack Built, chef-d’œuvre sulfureux ou gadget un peu vain ?

Il est évident que ce film a vocation à secouer et à diviser ; en ce sens, il est typiquement von Trierien. Le lecteur ne trouvera pas cependant ici d’évaluation marquée, de parti pris affirmé dans un sens ou l’autre, mais une étude critique contrastée sur le nouvel opus d’un cinéaste dont les conceptions sur la vie, la sexualité et le rapport à l’autre ne nous ont par ailleurs jamais beaucoup convaincu.

Autoportrait de l’artiste en serial killer

The House That Jack Built s’articule autour d'un échange verbal construit en voix off entre un homme racontant des actes meurtriers qu'il a commis (actes crûment restitués via l’image et le son), parlant également de ses ressentis et de ses désirs, de son enfance, de sa philosophie de la vie, et un interlocuteur réagissant à ce qu'il entend et perçoit, par le questionnement, le commentaire, le jugement. Le personnage principal, Jack, est un tueur en série et tout ce qu’il confie tourne de façon maniaque autour de cette activité. L'autre est dénommé Verge, et son rôle est à la fois celui d’un confesseur, d’un médecin de la psyché, d’un guide, d’un magistrat. Il s’avérera au bout d’un certain temps qu'il s'agit du poète latin Virgile…

Jack est supposé prendre au hasard, pour les décrire dans le détail, des moments où il a accompli ses forfaits sanglants. Cinq en tout. Ces moments structurent en partie le film, le divisent en cinq chapitres appelés « incidents », même si le spectateur en verra davantage. Au dire de Jack, le nombre total de ses victimes s’élève à une soixantaine, et son activité de tueur a commencé une douzaine d'années auparavant.

La narration du film, co-assumée par le personnage du criminel (qui occupe la fonction de narrateur second) et le cinéaste, suggère des similitudes entre les deux. Le criminel pratique la photographie, disserte sur l'art, fait des références qui entrent en résonance avec ce que l'on sait du parcours de Lars von Trier : par exemple ses déclarations sur Hitler et le nazisme, à Cannes en 2011, et les déboires qu'il rencontra suite à ses provocations douteuses. Le personnage décrit également ses troubles obsessionnels compulsifs, et le fait qu’à partir d’une certaine époque, son activité criminelle l’en a quelque peu libéré. Et Lars von Trier n’a pas manqué d’affirmer ici ou là qu’il souffrait, lui aussi, de T.O.C. Par ailleurs, la structuration en séquences distinctes introduites par des cartons (signalant les « incidents ») amène à l’esprit des films précédents de von Trier comme Breaking The Waves, Dogville, Manderlay, Antichrist ou Nymphomaniac, qui usaient du même procédé.

 

De Winnie l’ourson à Ted Bundy

Le terme « incident » a bien sûr tendance à minimiser la portée dramatique des actes criminels. On touche à la psychologie du tueur et à la démarche qui est celle du cinéaste et qui traverse tout le film : la pratique de l'humour... noir... très noir, et le plaisir de choquer, de franchir les limites du supportable, de briser des tabous. L’euphémisation réside aussi dans la dimension de conte de fées donnée au récit. Le titre du film est celui d’une comptine populaire anglaise dont l’origine pourrait remonter au XVIe siècle, et qui joue sur l’idée d’accumulation (on l’entend déjà dans Element Of Crime). Certains surnoms de personnages (Grincheux, Simplette) font référence plus ou moins directe aux nains de Blanche Neige. Le costume que porte Jack dans la dernière partie du film rappelle celui du Chaperon Rouge. Enfin, pour justifier le chapitrage de son œuvre, Lars von Trier a pu évoquer (dans son entretien à La Septième Obsession)   les « livres Winnie l’ourson d’Alan Alexander Milne ». Le film assume ainsi, dans sa façon de cultiver le contraste entre l’horreur de son contenu et l’ingénuité de son decorum, sa dimension de comptine macabre.

Après avoir commis ses crimes, Jack abandonne et conserve ses victimes dans une chambre froide. Le personnage a l'occasion de mentionner l’existence d’un certain Ice Man et une photo de ce sinistre individu apparaît alors pour le spectateur. De son vrai nom, Richard Kuklinski (1935-2006), Ice Man fut un assassin ayant travaillé pour la mafia américaine. Il était connu pour sa cruauté, son absence de peur, de compassion, de remords. Il congelait certaines de ses victimes, notamment pour empêcher une correcte identification de la date des crimes. Dans une interview, Lars von Trier a eu l’occasion de rapidement mentionner le nom d’un autre serial killer célèbre aux États-Unis, Ted Bundy. Parmi les éléments que le cinéaste a probablement retenus à son sujet, il y a le fait qu’il photographiait au Polaroid certaines de ses victimes, et qu’il pouvait les tromper en feignant d’être blessé, provoquant ainsi chez elles une compassion qui leur serait fatale (des béquilles auraient par exemple été retrouvées chez lui, dont on trouve l’écho dans le quatrième « incident » du film, celui avec l’amante Simple).

A l’instar de son sinistre modèle, Jack est aussi un acteur. Pour tromper ses futures victimes, il joue des rôles, incarne ce qu'il n'est pas. Dans le deuxième « incident », il se fait passer auprès de la même femme, successivement, pour un policier et pour un agent d'assurance. Le spectateur admirera les talents de cabot perfide du héros, à qui certains, beaucoup même, donneraient le Bon Dieu sans confession – et donc les qualités du comédien Matt Dillon.
 

Jack sur le divan

Jack présente à la fois le profil d'un tueur expérimenté, préméditant ses meurtres, cherchant des modes d’exécution de plus en plus élaborés, ingénieux, efficaces (il se nomme lui-même Mister Sophistication), et celui d'un criminel improvisant au gré de ses pulsions et des circonstances, et dont les actions sont parfois d'un amateurisme criant – il ne doit alors l'impunité qu'à la chance, à une supposée intervention divine, à l'absurdité de certaines lois américaines, ou encore à l'indifférence de la police. C'est d'ailleurs ce que remarque Verge, qui évoque un jeu de type chat et souris entre le hors-la-loi et ceux qui sont supposés l'arrêter et le punir, le premier cherchant à échapper aux seconds, mais souhaitant aussi être sanctionné et/ou être reconnu pour ses actes, et trouvant de toute façon plaisir à prendre des risques.

À plusieurs reprises, un extrait de la chanson de David Bowie Fame accompagne les images. Ici comme ailleurs, le cinéaste a choisi la musique à travers laquelle l'Anglais a porté un regard à la fois fasciné et critique sur l'Amérique et les Américains. Dans Dogville (2003) et Manderlay (2005), Lars von Trier faisait entendre le morceau-titre de son album de 1975 : Young Americans. Fame, qui fait partie du même disque, est une chanson évoquant la renommée, le succès et les problèmes qu'ils engendrent. « Fame, « Nein ! It's mine! » is just his line / To bind your time, it drives you to, crime » [C’est nous qui soulignons]. Ainsi, Verge blâmera le « désir de grandeur », le « narcissisme » de Jack.

Au fur et à mesure qu’il se raconte, Jack explique ce qui le pousse à passer à l'acte criminel, et la façon dont cette activité s’insère selon lui dans le cadre de l'Existence. Il reprend la « Symétrie » nécessaire formée par le tigre et l'agneau, chantée par William Blake dans The Tyger (1794). Et quand on lit et entend William Blake, on pense à l’influence exercée par le poète anglais sur l’écrivain américain Thomas Harris, auteur de la tétralogie consacrée à Hannibal Lecter (on peut lire à ce sujet Michelle Leigh Gompf, Thomas Harris and William Blake : Allusions in the Hannibal Lecter Novels, McFarland & Co Inc, Jefferson, 2013). Jack parle aussi de la sauvagerie naturelle de l'homme dont il considère qu'elle n’a pas à être brimée, comme elle l’est notamment par la religion.

 

« De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts »

Au fil de ses échanges avec Verge, Jack en arrive à discuter de questions d’ordre esthétique, et à évoquer ses crimes comme des œuvres d’art. Le célèbre ouvrage de Thomas de Quincey, De l’Assassinat considéré comme un des beaux-arts (1854) vient forcément à l’esprit mais cette référence vaut davantage pour la démarche de Lars von Trier que pour celle de Jack   . Le texte de Quincey avait été inclus par André Breton dans son Anthologie de l’humour noir (1940), ce qui ouvre la question du surréalisme. Dans le dernier numéro des Cahiers du Cinéma, Lars von Trier et Joachim Lepastier ont l’occasion de parler du Manifeste de Breton (1924), et également de Luis Buñuel et de l’Âge d’or (1930)   . Mais on pourrait également mentionner les considérations faites par Benjamin Péret dans la revue Littérature en juillet-août 1920, concernant le meurtre atroce d’une enfant de sept ans dénommée Rolande Leprieur, commis par un certain Penisson, cette année-là, à Versailles   .

Jack, qui pourrait être un représentant de ce que l’on appelle les « Contre-Lumières », s’oppose totalement à la vision classiquement humaniste et éclairée, moralement positive, de Verge. Décomposition et déstructuration, destruction, matérialisme, mise à mort, nihilisme sont les maîtres mots de l’esthétique jackienne. Tout le contraire des concepts/valeurs de création, de vie, de paix et d’amour, de composition, de vitalisme et de spiritualisme que défend son interlocuteur. Le héros se réfère à Albert Speer et à sa « théorie des ruines »   , aux sirènes des Stukas, à des bourreaux iconiques tels que Mussolini, Hitler, Staline ou Mao, à des massacres, épurations et génocides comme ceux commis par les nazis. Son vocabulaire est d’ailleurs souvent germanique. Quelques exemples : « Schweiß », la trace ; « Trockenbeerenauslese », le vin obtenu par sélection et décomposition des grains de qualité supérieure ; etc.

 

 

Par-delà le bien et le mal

Jack choisit et adopte systématiquement ce qui est généralement considéré comme négatif dans le système axiologique opposant le Bien et le Mal. Verge le fustige (en anglais, « verge » = « bâton ») en le traitant de « Satan ». Ce faisant, il se situe du côté de l’Angélique, du Divin. C’est une attitude effectivement blakienne que de présenter les deux personnages comme des contraires – cf. Le Mariage du Ciel et de l’Enfer (1793). Mais Jack brouille la frontière qui permet de distinguer clairement des valeurs opposées et apparemment inconciliables. Ce qui est communément maléfique est pour lui bénéfique, et il voit du beau et du séduisant là où la majorité voit du laid et du repoussant. L’oxymore permet aussi d’entrer en collision avec l’Opinion, de bousculer le sens commun. Ainsi en est-il de l’expression « pourriture noble » utilisée en viticulture, et que Jack reprend à son compte au cours des démonstrations auxquelles il se livre pour étayer son point de vue.

Verge et Jack sont donc apparemment de solides adversaires. Mais Verge n’est pas étranger à Lars von Trier. Et lui et le criminel présentent des contradictions internes qui n’en font pas des blocs absolument compacts et irréductibles l’un par rapport à l’autre. L’assassin fait preuve d’une certaine franchise (même si son but est de tromper ses futures victimes), alors que le guide fait des compromis, met de l’eau dans son vin (voir par exemple ce qu’il est dit de son œuvre L’Énéide). Jack est capable de verser une larme, tandis que Verge ne veut pas se laisser émouvoir. S’incarnant sous les traits de Bruno Ganz, Verge rappelle à la fois le Damiel de Wim Wenders (Les Ailes du désir, 1987) et l’Hitler d’Oliver Hirschbiegel (La Chute, 2004).

La présence de cette instance surmoïque que constitue Verge explique que le personnage du tueur puisse ressentir une certaine forme de souffrance et de culpabilité, et chercher à sortir de l’ (son) enfer. La voiture de police, sirène hurlante, que Jack abandonne pour commettre son dernier crime, est un peu son Stuka personnel… c’est aussi la présence annoncée, réclamée, quasiment apportée avec lui, des forces de l’ordre.

 

L’Enfer (de Dante) est une chambre froide

La fin du récit correspond à la fin du chemin parcouru par Verge et Jack. Mais comment Verge est-il apparu à Jack ? Celui-ci a finalement réussi à ouvrir la porte de la pièce condamnée, dans le bâtiment où il congèle ses victimes. Il est entré dans celle-ci et le personnage incarné par Bruno Ganz s’y trouvait. C’est à partir de ce moment et de ce lieu que les deux hommes vont pénétrer en Enfer, et entamer leurs échanges.

La pièce que Jack a à sa disposition est évoquée comme étant une « antichambre ». Cela fait notamment penser à une topique freudienne. En ce lieu, Jack attendait de pouvoir accéder à un espace interdit, pas celui de l’Inconscient, mais au contraire celui du Conscient, de la prise de conscience.

Un carton présente la séquence de l’Enfer comme étant un « épilogue » décrivant une « catabase ». Le spectateur et les deux protagonistes plongent ici dans l’univers de Dante. Dans La Divine Comédie, l’auteur est guidé dans le royaume d’Hadès par l’esprit du poète de la Raison : Virgile. Verge fait descendre Jack au fin fond du monde d’en dessous, dans ce qui pourrait être le lieu où les péchés sont les plus graves : le neuvième cercle. À un moment, Verge explique qu’il devait plutôt amener son compagnon au niveau du septième cercle. Celui-ci est effectivement réservé aux personnes violentes. Jack tente une sortie désespérée pour échapper au Mal, pour trouver la Félicité. Mal lui en prend, il tombe dans un puits de lave en fusion.

L’Enfer est comme un miroir tendu à Jack, pour qu’il s’y voie et qu’il y contemple l’univers diabolique dans lequel il évolue, qu’il y entende le cri infini des victimes de l’Humanité, des êtres broyés par le Grand Meunier. C’est aussi le lieu où Jack va payer pour ses ignobles péchés. La péripétie finale a à cet égard une dimension cathartique. On comprend alors pourquoi Lars von Trier a déclaré : « Ce n’est que le premier film moral que je réalise : le « méchant » reçoit son châtiment pour tout ce qu’il a fait. C’est une manière de procéder très classique »   .

Si l’on pense que Jack périt, on rappellera que le dernier cercle est réservé aux traîtres. Ultime clin d’œil démoniaque : en voulant se rédimer, Jack (se) trahit. Mais il n’est pas sûr, à vrai dire, que Jack trépasse. Celui-ci peut aussi être considéré comme retombant dans la grande marmite qui le fait bouillir et rugir. Il est donc à considérer comme heureusement irrécupérable aux yeux du trublion Lars von Trier. Hit The Road Jack, qui accompagne le générique de fin, serait alors : « Reprends la route, Jack » - celle que tu avais empruntée au début du récit -, « et ne revient pas traîner par ici ».

Il se trouve que le film, dans sa construction, a lui-même des allures de cercle, de figure repliée sur elle-même. Jack ne rencontre Verge qu’à la faveur du cinquième « incident », le dernier raconté dans le film. Et pourtant, Verge a toujours été avec Jack, depuis le début de son aventure criminelle et/ou filmique, ainsi qu’il l’atteste rétro-photographiquement. Les mêmes phrases de dialogue marquant le début de l’avancée des deux hommes à travers l’intestin du monde menant à l’Enfer, avancée donnant le temps au tueur de se confier et de confronter son point de vue à celui de son guide, se font entendre et au début et vers la fin du film. Il n’y a pas de monstration filmique des « incidents » antérieure ou distincte du récit supposé oral qu’en fait Jack à Verge. On peut aussi mentionner, sur ce thème de la circularité, les longs et rapides panoramiques à 360° censés représenter le tourment et la vision mégalomaniaque de Jack dans la chambre froide.


Règlements de compte et autocritique

À travers The House That Jack Built, Lars von Trier s’amuse tout en nous disant quelque chose de sérieux sur lui-même, sur l’Art, sur la nature humaine. Il se sert de son film pour répondre aux remarques parfois acides qui ont pu être faites sur son cinéma, sa démarche, sa vision du monde.
Le réalisateur prend au mot ceux qui l’on traité de misogyne ou de philonazi en revenant à la charge, en remuant le couteau dans la plaie, en forçant le trait, en endossant avec malice les uniformes de circonstance. Une certaine jubilation se fait sentir chez lui, non pas forcément à être ce qu’on lui reproche d’être, mais de se voir devenu un objet de réprobation, en cela distingué du troupeau.

Mais il y a aussi dans le film une mise à distance qui permet l’auto-critique et déjoue les identifications réductrices.

La distanciation est rendue possible par la présence de Verge, lequel porte la contradiction et déprécie Jack – un architecte raté et « pathétique », comme Hitler fut un peintre raté – et Lars von Trier – un « épigone ». Elle passe aussi par des procédés tels que l’insertion des cartons que nous avons évoquée plus haut, et que nous retrouvons dans le pastiche du clip de la chanson de Bob Dylan Subterraneans Homesick Blues (1965). Schémas et démonstrations, citations et autocitations, détournements, mélange des modes d’expression et des genres, montage dit des attractions, jeu avec différents degrés de sens, etc.

Il ne faut pas non plus oublier cette sorte de discours indirect libre, notamment émis par la bouche de Jack… À travers celui-ci, Lars von Trier épingle la Civilisation, la démocratie à l’américaine : dans le troisième « incident », le chasseur porte une casquette rouge façon Donald Trump et, avec elle, détruit la cellule familiale, la Nature, la vie animale, en associant péjorativement exercice cynégétique et épuration ethnique ; dans le quatrième « incident », il hurle ce qui est probablement le désespoir de Simple, l’effroi qui envahit la jeune femme quand elle se heurte à l’indifférence du monde moderne.

 

Violence et conventions : LVT dans l’art de son temps

Concernant le comportement humain et la fonction de l’art, le propos est loin d’être nouveau et original, mais Lars von Trier choisit de brandir l’étendard de ceux qui considèrent qu’en tout un chacun subsiste et agit (à des degrés divers) quelque chose qui est de l’ordre de la pulsion, de l’énergie au sens de William Blake, d’une volonté de puissance et d’emprise ; mais aussi quelque chose qui relève du masochisme, y compris celui qui loge en la personne qui sait le mal qu’elle peut être amenée à subir. Bref, en tout un chacun la fascination morbide cohabite avec le discernement moral. Ce film pourrait être l’étendard de ceux qui considèrent que l’art se doit d’être au-delà du Bien et du Mal, le lieu où tout peut s’étaler symboliquement, et où tout trouve un salutaire moyen de s’exprimer. Le lieu où l’a-normalité a droit et devoir de cité – d’où la référence réitérée à l’excentrique Glenn Gould, images d’archives à l’appui.

Lars von Trier se place avec son œuvre au cœur de cette tendance moderne et post-moderne de l’art qui déconstruit et qui travaille au dépeçage de ce qui est dominant et populaire, de ce qui rassure le plus grand nombre, de ce qui est considéré comme vital et comme permettant au tissu social de ne pas se déchirer. En ce sens, les clins d’œil qu’il fait au cubisme et au surréalisme sont importants. Dans son texte sur le film, Joachim Lepastier convoque la figure de Hans Bellmer à propos de la façon dont le criminel traite ses victimes   . Plus proches, il y a les plasticiens Jack (sic) et Dinos Chapman qui se sont servis de l’univers de la Shoah, des massacres nazis tels que le cinéaste Elem Klimov les a poétiquement immortalisés dans Requiem pour un massacre (1985), et qui instrumentalisent plus ou moins artistiquement les enfants. Il y a le photographe Joel Peter Witkin, surnommé l’« Apôtre de la désagréable beauté », fasciné par la monstruosité corporelle, et dont l’univers renvoie, en plus sophistiqué, à celui de Tod Browning.

Pour ce qui est du cinéma, le premier film qui vient à l’esprit est Henry : Portrait Of A Serial Killer (1987). Mais le travail de John McNaughton, sa façon de construire un personnage féminin, n’a rien à voir avec celui de Lars von Trier. Nous avons pensé à A Zed and Two Noughts, de Peter Greenaway (1985) au moment où le tueur aborde les méthodes permettant d’obtenir du vin de trois manières différentes, ces méthodes étant toutes basées sur la « décomposition », phénomène qui lui plaît tant. À noter que sur Culturopoing Olivier Rossignot convoque lui aussi le cinéaste anglais à propos de The House That Jack Built   . À juste titre également, mais avec d’heureuses nuances, Jean-Sébastien Massart convoque, lui, le cinéma de David Lynch   .

Pour finir, revenons à cette source d'inspiration qu'est David Bowie et qui nous semble majeure dans The House That Jack Built. Pas seulement celui de l’époque The Gouster / Young Americans (1975), mais aussi celui de la période Thin White Duke / Station To Station (1976), quand il affirmait que Hitler a été la première rock star (de l’ingénieur qui mit au point la sirène du Stuka, Jack dit qu’il était un « showman »), et celui de l’époque Nathan Adler (1995). Dans le disque Outside, il est question d’un détective enquêtant sur des crimes artistiques au sein d’une section justement appelée The Art Crime Inc. et qui tient un journal. David Fincher reprendra un des morceaux de cet album, Heart’s Filthy Lesson, dans son film Seven (1995), auquel la critique fait référence actuellement à propos de The House That Jack Built. Parmi les nombreux artistes contemporains auquel Bowie rend hommage quand il écrit son concept-album, et dont les noms sont consignés dans The Diary of  Nathan Adler, il y a le plasticien Damien Hirst, le performeur Ron Athey, l’Actionniste viennois Hermann Nitsch. Nitsch affectionne la peinture couleur sang, et Lars von Trier peut avoir pensé à lui en multipliant les objets rouges au sein du décor de The House That Jack Built.

On mesure donc, à ces quelques observations, l’ambitieux tissu de références et de citations dans lequel s’inscrit ce curieux objet filmique qui pourrait faire office de testament au regard de l’œuvre entière de Lars Von Trier.