Dominique Schnapper s’interroge, à travers le destin des Juifs, sur celui de la démocratie. Une réflexion, nouvelle et originale, sur la légitimité de la Tradition.

Après la première représentation de L'enlèvement au sérail en 1782 à Vienne, l'empereur Joseph II s’adressa à Mozart en ces termes : « Une musique formidable mon cher Mozart, mais il y a, je pense, trop de notes dans cette partition ! ». La réponse du génial compositeur est restée célèbre : « Mais quelles notes voulez-vous donc que j'enlève ? » C’est très précisément à ces mots que l’on songe en lisant le dernier opus de l’œuvre de Dominique Schnapper. Pour ceux qui préféreraient les mathématiques à la musique, on pourrait parler d’élégance : rien n’est en trop dans cette formidable synthèse de l’histoire des Juifs. Il fallait une connaissance intime de son sujet pour parvenir à ne pas s’égarer dans cette histoire folle, pour ne conserver d’elle que ce qui pouvait éclairer la question fondamentale : que nous apprend l’exemple des Juifs sur les vertus et les limites du projet démocratique ? En la posant, l’auteure poursuit la réflexion inaugurée en 1994 avec La Communauté des citoyens et explorée dans quasiment tous ses ouvrages postérieurs sur le destin des démocraties. Elle se place résolument dans la voie ouverte par Hannah Arendt, étudiant l’antisémitisme pour comprendre le sens du totalitarisme, de façon à inscrire « le rapport des juifs au politique dans la réflexion sur la démocratie contemporaine »     . Comment se concilient les fidélités particulières et la citoyenneté commune, autrement dit comment s’articulent l’histoire et le droit ? Comment, plus spécifiquement, la Tradition juive peut-elle perdurer dans un monde globalement hostile aux traditions ?

Si l’exemple juif est paradigmatique, c’est parce qu’il montre à la fois la force de la promesse (à laquelle a adhéré la grande majorité de la judaïcité)   qu’exprime la modernité citoyenne et les circonstances, à vrai dire extrêmement diverses, de son dévoiement. Et il est vrai qu’à de nombreux égards, l’intégration des Juifs dans la citoyenneté nationale est exemplaire, au point d’épouser la cause des pays d’accueil et de se dresser en tant que Français ou en tant qu’Allemand contre les Juifs qui choisissent la fidélité contraire. C’est bien parce que l’appartenance à la communauté des citoyens, c’est-à-dire la transcendance par le civisme, constitua un modèle de mise à distance des affiliations particulières que le destin des Juifs depuis l’Émancipation interroge la force de la promesse démocratique.

L’esprit et la loi ayant trop souvent abandonné l’espace public aux mains des Barbares, on a pu légitimement s’interroger sur la résistance des principes démocratiques face au péril antisémite. A tel point que d’excellents auteurs ont exprimé un doute consistant, au-delà de la volonté de minorités attachées à la préservation de leurs traditions, quant à la possibilité même d’une égalité citoyenne exclusive.

 

Principe civique et passions antisémites

Le plus célèbre de ces auteurs est sans conteste Louis Dumont. Pour ce dernier, la hiérarchie n'est aucunement le moment d'une évolution mais, bien au contraire, une dimension constitutive de l'ordre social que la modernité a malencontreusement cherché à éradiquer. Aussi convient-il de repérer la présence du principe hiérarchique dans nos sociétés modernes, même s’il peut être « obscur et confus »   . Il faut néanmoins préciser que ce que Dumont appelle hiérarchie est sensiblement différent de ce que nous mettons derrière ce terme que, généralement, nous nous contentons d'opposer à égalité, alors que ce qui est contraire à cette dernière c'est l'inégalité. Or, nul ne peut prétendre que la passion de l'égalité puisse suffire à nous débarrasser des inégalités. Nous ne pouvons ici entrer dans le détail de l’analyse dumontienne. On se limitera à dire que celle-ci fait de la hiérarchie une dimension constitutive de l’ordre social dont il est dangereux de chercher à se débarrasser.

En effet, selon Dumont, l’ignorance de celle-ci a conduit les sociétés modernes à payer un prix exorbitant, le racisme, décrit comme un retour brutal du refoulé holiste et hiérarchique. Cette approche, il faut y insister, revient à faire du racisme un produit nécessaire de la société moderne   , et c'est ce point qui mérite débat. D. Schnapper l’aborde rapidement   , mais elle avait, dans un travail antérieur, largement contribué à éclairer l’embarrassante question dumontienne : « Faut-il tirer des analyses sur le racisme la conclusion [...] que les principes modernes de l'individualisme et de l'égalité formelle de tous les individus citoyens ont été inappliqués ou trahis de manière tragique parce qu'ils sont, dans leur essence même, contradictoires avec les exigences du fonctionnement des sociétés humaines, donc inapplicables ? [...] Ou bien peut-on encore, après Auschwitz, penser que le racisme n'a pu accompagner le développement des nations démocratiques que dans la mesure où elles trahissaient les principes qu'elles revendiquaient, mais que ces principes ne sont pas en tant que tels nécessairement destinés à être trahis ? »   . Et, vingt après, la question ne s’est guère déplacée : « Est-ce que, par nature, les sociétés modernes, même démocratiques, ne peuvent pas ne pas dériver vers un racisme et un antisémitisme qui résiste à toutes les rationalisations ? »   . Le principe civique est-il réellement en mesure de contrôler les passions antisémites ? D. Schnapper souligne lucidement « les limites de l’intériorisation par les individus du civisme et de ses exigences »   . Plus généralement, elle admet que la « République ne peut répondre totalement aux attentes que suscite sa promesse »   : la trahison, à la fois, des Juifs et des principes de la démocratie est certainement inéluctable. Il nous semble que le présent livre marque un net infléchissement. Certes, D. Schnapper a toujours été attentive aux risques de perversion des idéaux démocratiques, mais elle va aujourd’hui plus loin en concluant que « par sa volonté démiurgique de construire une société exclusivement humaine et rationnelle, la démocratie ne répond pas, ou répond mal, au besoin des êtres humains qui vivent aussi d’émotions, de passions et de recherche de sens »   . Cependant, « seule la démocratie est susceptible de contrôler les passions tristes »   .

Si donc la réponse de l’auteure est pessimiste, c’est probablement en raison des spécificités de la judéophobie. L’Émancipation a progressivement supprimé la plupart des traits distinctifs du Juif si bien que le caractère incertain des différences physiques de l'autre entretient une suspicion diffuse, une hantise du mélange. Le Juif a pu devenir l'ennemi absolu, parce que la différence juive, hors du champ religieux, est insaisissable. Elle est, en conséquence, la plus dangereuse pour l'identité collective du groupe. Drumont, le tristement fameux auteur du pamphlet antisémite La France juive (lequel, malgré un imposant volume et une écriture morne, fut un grand succès éditorial) n’écrivait-il pas que « le Juif dangereux, c’est le Juif vague » ?   . Le génocide   , à l’aune de cette suspicion, apparaît comme l’aboutissement d’une logique de haine.

 

Peuple juif ?

Le lecteur l’aura remarqué : lorsque je ne désigne pas le fidèle de la religion mosaïque, j’écris « Juif » (avec une majuscule) conformément à l’usage le plus répandu. Or ce n’est pas ce que fait l’auteure. Dans une note   , D. Schnapper explicite son choix en faveur de la minuscule. Mais, indique-t-elle, ce choix ne signifie pas une préférence quant à la définition du judaïsme plutôt comme religion que comme peuple. C’est assez troublant, d’autant qu’elle n’écrit jamais peuple juif sans guillemets   , indiquant ainsi la fragilité du concept. Si cette prudence me paraît bienvenue, elle demeure en deçà de la position radicale jadis exprimée par Raymond Aron. Ce dernier dans ses Mémoires (1983) écrivait ceci : « Que signifie le “peuple juif” ? Existe-t-il ? Peut-on parler du peuple juif comme on parle du peuple français ? Ou comme on parle du peuple basque ? La seule réponse valable me paraît celle-ci : si l’on parle du “peuple juif”, on emploie la notion de peuple en un sens qui ne vaut que dans ce seul cas »   . Et il poursuivait : « L’histoire a-t-elle fait des communautés juives – ainsi a-t-on pris l’habitude de les nommer – un peuple et un seul ? […] Le plus souvent, à travers le temps, les diverses communautés juives entretinrent des relations, par crainte de persécutions toujours menaçantes, pour ne pas oublier leur foi singulière. Mais ces communautés ne possédaient aucun des traits qui font d’ordinaire un peuple : ni une terre, ni une langue, ni une organisation politique »   . Il ajoutait : « Les Juifs russes, anglais, allemands, français, lors même qu’ils prononcent les mêmes prières, ne parlent pas la même langue, se comprennent mal, davantage marqués par leurs cultures nationales respectives que par la référence à une ascendance plus mythique qu’authentiquement historique »   . D’où sa conclusion : « La notion de peuple n’est pas univoquement définie et se prête à des usages divers. Tout ce que je n’hésite pas à soutenir, au risque de soulever des protestations passionnées, c’est que, si peuple juif il y a, il n’existe pas d’autre peuple du même type que lui [souligné par nous] »   . Cette exceptionnalité est d’ailleurs retenue par de très bons auteurs. Ainsi Bruno Karsenti écrit : « Les juifs sont un peuple sans qu’un Etat ne valide ou ne sanctionne leur prétention à l’être. […] Une étrangeté à la politique telle que nous la comprenons s’est manifestée depuis que les juifs ont perdu leur souveraineté politique sur leur territoire, un peuple s’est configuré que l’acception politique du mot peuple n’a pas jugé bon de retenir »   . Et Franz Rosenzweig cherche la spécificité du peuple juif « dans sa relation d’absence d’avec les trois données fondamentales de l’identité nationale, la langue, la loi et la terre »   . Communauté de destin, en quelque sorte, capable de faire l’économie des croyances et des rituels comme des institutions politiques, unie par ce que Nathan Wachtel nomme « la foi du souvenir ».

Or, malgré l’utilisation scrupuleuse des guillemets, c’est très vraisemblablement à cette thèse de l’exceptionnalité que D. Schnapper se rallie, considérant implicitement qu’un peuple est un ensemble d’individus doués d’un imaginaire partagé et d’une émotionnalité commune reposant l’un et l’autre sur un même corpus mythique fait d’histoire, de légendes et de poésies. Et cette perspective s’avère alors conciliable avec la prééminence que le choix graphique qu’elle opère, du bout de la plume, donne au judaïsme comme religion. Les juifs constitueraient un peuple qui doit sa relative consistance à la force, par delà l’Émancipation, de l’appartenance religieuse : « Soumis à la législation issue du Livre, à un même système religieux et juridique, les juifs pouvaient se reconnaître entre eux par-delà les frontières politiques qui les séparaient. Observer qu’ils partageaient les pratiques essentielles leur permettait de penser qu’ils formaient un seul peuple, alors même que ce “peuple” était concrètement formé de populations séparées par des cheminements historiques divers, des formes d’adaptation et d’échanges avec les sociétés d’installation différents, et les pratiques langagières étrangères les unes aux autres »   . Malgré le talent et l’immensité du savoir de l’auteure, je ne pense pas qu’il soit fondé de parler « d’un seul peuple » et, dès lors, je reste résolument aronien sur ce point.

Et, à dire vrai, l’extrême diversité, si bien décrite par D. Schnapper, de se vivre en Juif, de l’enfermement communautaire à l’engagement, en France, au service de la République laïque, ne me paraît pas plaider en faveur de l’existence d’un peuple. Qui d’ailleurs en fait, sans la moindre ambiguïté, partie ? Qui est « vraiment juif » ? Répondre à cette question me semble chimérique. La variabilité des modes d’existence juifs se mesure à l’aune de celle des rapports, éminemment diversifiés, entre le politique et le religieux, et rien ne permet d’en dégager des enseignements univoques. Cette conclusion est peut-être éloignée de ce que l’auteure a souhaité montrer. Mais D. Schnapper elle-même nous y invite : n’écrit-elle pas que « lire un texte c’est l’interpréter »   ?

 

Conclusion : légitimité de la Tradition

Il y a un enseignement sur lequel il nous faut insister en conclusion. Car il me semble qu’il exprime une conviction, sinon nouvelle, du moins plus vivement exprimée que dans les ouvrages antérieurs : on n’échappe pas à la Tradition   . Et même si, en régime démocratique, on nourrit une suspicion à son égard, elle joue, dans « ce système d’attentes réciproques qui définit le social »   , et qui est, selon Mauss, « la forme essentielle de la communauté », un rôle déterminant. Nous ne faisons, en démocratie, que la réinterpréter, certes plus rapidement que dans les sociétés prémodernes, mais nous ne pouvons nous émanciper de la transmission ou, si l’on préfère, de « la perpétuation du social de génération en génération »   . L’homme démocratique doit savoir résister à sa volonté démiurgique   .

Au-delà de ce constat, D. Schnapper, avec une économie de moyens à laquelle seuls ne parviennent que les grands auteurs, fait de l’exemple des Juifs l’illustration de « la difficulté des sociétés démocratiques à respecter leurs propres principes »   . Cela conduit la théoricienne de la nation civique à insister sur la vigueur des héritages « ethniques » et les limites du civisme. Afin que la démocratie perdure, cessons, répète-t-elle avec constance, de refuser la légitimité de la tradition.