En lice pour le prix du livre des Rencontres d'Uriage, Le complexe des trois singes repense le rapport homme-animal à partir d’une éthique de l’accueil qui assume la différence des espèces.
« Ien Iuen ayant interrogé Confucius sur la vertu d’humanité, le Maître répondit : "Se maîtriser soi-même, et revenir aux rites de la courtoisie, c’est cela le sens d’humanité. Si un jour on parvenait à se maîtriser soi-même, et à rétablir les rites, aussitôt le monde entier recouvrerait cette vertu d’humanité. Agir en ce sens, ne dépend-il pas de nous-mêmes et non des autres ?" Ien Iuen dit : "Permettez-moi de vous demander quelle est la méthode à suivre." Le Maître répondit : "Ne rien regarder, ne rien écouter qui soit contraire aux rites de la courtoisie ; ne rien dire, ne rien faire qui soit contraire aux rites de la courtoisie." Ien Iuen dit : "Malgré mon manque d’intelligence, permettez-moi de me mettre au service de ces préceptes." » (Confucius, Entretiens, XII, 1.)
Serions-nous muets, aveugles et sourds ?
Les trois singes, qui dans l'art japonais sont une reprise de cet extrait des entretiens de Confucius, croient parvenir au vrai sans entendre, sans dire et sans regarder. Ils sont dans l'incapacité de parvenir à une communauté de « vérité », pour reprendre les termes d'Etienne Bimbenet dans Le Complexe des trois Singes. Pour avoir la paix, être tranquilles, ils se bouchent les oreilles, se taisent et ne veulent pas voir. Pourtant la situation est alarmante. Dans la continuité de Foucault, mais une continuité en rupture sur la question du biopolitique, dont son livre se sépare radicalement, Etienne Bimbenet repose la question que celui-ci se posait en 1984 : « Qu'est-ce qui se passe aujourd'hui ? Qu'est-ce qui se passe maintenant ? Et qu'est ce « maintenant » à l'intérieur duquel nous sommes les uns les autres […] ? »
L'ouvrage prend en effet le parti risqué de confirmer la rupture entre l'animal et l'humain au nom d'un anthropocentrisme repensé. L'animalisme, une des utopies de notre « ici et maintenant », en ramenant l'homme à l'animal pour contredire l'anthropocentrisme classique, nous conduit à l'inverse de ce qu'il affirme, c'est-à-dire à la disparition de l'étrangeté radicale des vies animales : à « leur pur et simple étrangement », dirait Jean-Christophe Bailly . Le rêve implicite des animalistes est de ramener l'animalité à la domestication, conduisant à la catastrophe un monde où l'écosystème a besoin d'une diversité animale. A cet égard, l'homme a surtout le devoir, vis-à-vis de l'animal, d'un « laisser-être » , sans quoi nous tomberons dans le piège d'une idéologie émancipatrice productrice de représentations dangereuses pour l'homme et l'animal : l’enjeu est la liberté qui doit guider le devenir de la « vie nue », commune à l’animal et à l’homme, et sur laquelle ce dernier fonde sa vie sociale et politique. Sortir des imageries guerrières de la nature s'avère indispensable et impose de reconstruire d'abord la biologie sur d'autres fondations que celles d'une agressivité naturelle, qui serait commune à l'homme et à l'animal : ce pseudo-universel est celui que défendirent par exemple la sociobiologie de Wilson et l'éthologie de Konrad Lorenz.
A l’inverse, il ne s'agit pas non plus de tomber dans le piège de la pitié rousseauiste, fondatrice d''une empathie naturelle commune à l'homme et l'animal, une pré-morale non réfléchie, en dehors de toute rationalité, confondant l'homme et l'animal. Il s'agit de repenser l'anthropocentrisme si souvent critiqué à juste titre, pour le fonder sans sentimentalisme, mais en droit, afin de donner aux hommes la possibilité de réaliser cette humanité que l'on réduit bien trop souvent à une donnée achevée.
Le zoocentrisme
Si l'homme est un animal, comme l'ont fort justement établi les sciences biologiques, un discours qualifié de zoocentriste par Etienne Bimbenet tient à le réduire à cette animalité. Pire, ce discours s'inscrit dans une conception achevée de l'humain, alors que les théories de l'évolution nous ont depuis longtemps mis en garde contre une telle idée. Ce zoocentrisme peut avoir quelques circonstances atténuantes. Nous avons une sincère empathie avec la souffrance animale – ce qui en soi, ceci n'est pas un mal. « Nous sommes devenus sensibles à la sensibilité animale » ; mais c'est peut-être, souligne Etienne Bimbenet, toute la difficulté qu'il s'agit de lever pour sortir de nos illusions.
Lorsque l'intention morale se pervertit en moralisme en voulant abattre la frontière homme-animal, cela aboutit à une situation paradoxale qui met en danger la morale. Si, au nom du respect, nous souhaitons nous placer au même niveau que l'animal et renoncer de fait à nos différences, les méthodes expérimentales transformant par exemple, le singe en singe savant, ne peuvent que nous interroger sur la valeur du respect et sur la cohérence de la thèse défendue. Circule aussi un étrange discours sur l'humain qui consiste à ne dire que ce qui n'est pas humain pour définir l'humain, dissipant ainsi sous une autre forme, la distinction entre l'homme et l'animal. Il ne s'agit pas de contester sottement la théorie biologique, mais de la ramener à la justesse de ses limites. D'abord parce qu'une théorie est par définition provisoire, hypothétique, et que l'étude de l'humain relève d'autres champs théoriques, telles les sciences humaines.
La rupture avec une métaphysique anthropocentriste – bien qu’elle ne se réduise pas à l'anthropocentrisme – et dogmatique, faisant de l'homme un être unique à l'image du Dieu unique, semble aller de soi après les travaux de Darwin. Mais cette évidence nous place face à un choix impossible, du fait de son peu de nuances : soit on défend une conception orgueilleuse et pré-darwiniste de l'homme, soit on adopte une « métaphysique à l'envers », selon Etienne Bimbenet, qui, par peur de celle d'hier, se réfugie dans un nivellement des différences de l'homme et de l'animal.
Construire une autre biologie pour penser le politique
Etienne Bimbelet souligne que la biologie exerce désormais une influence historique sur le politique – et l’interprète comme la conséquence non négligeable de la suppression des frontières entre l'homme et l'animal. Dans cette configuration nouvelle, il pose l'hypothèse d'une reconstruction de la biologie, libérée de ses anciens présupposés d'une agressivité naturelle des hommes, se rattachant à une conception guerrière de l'animal. Citant les travaux de Franz de Waal, à l'origine d'un autre regard sur les singes, insistant sur leur solidarité et leur capacité d'empathie, il pense qu'une autre science de la vie est possible, épurée de ses anciennes attaches à la sociobiologie ou au darwinisme social limitant l'animalité à une agressivité naturelle. Repenser « la vie nue » s'avère concevable sur un autre plan que celui de la biopolitique conçue par Michel Foucault, qui trouve les origines de la domination dans la tendance du vivant à être dressé.
Pathocentrisme
La sensibilité propre à l'humain et à l'animal n'est pas suffisante pour fonder une véritable éthique. Pour Etienne Bimbenet, elle ne peut correspondre qu'à un état « pré-moral » qui a quelques similitudes avec la pitié rousseauiste, nous enfermant dans la sensibilité. Chez ce dernier, ce qui distingue l'animal de l'humain, ce n'est pas ce penchant à la morale, mais la perfectibilité :
« Mais quand les difficultés qui environnent toutes ces questions (concernant la différence entre l’homme et l’animal) laisseraient quelque lieu de disputer, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation : c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? »
Cette sensibilité, qu'Etienne Bimbenet qualifie de « pathocentrisme », reste fermée sur elle-même, incapable d' « élargir » la morale à l'éthique. C'est la présence en l'homme de la raison qui lui permet de dépasser son expérience singulière et sensible vers un universel éthique. En effet, la morale forgée par la sensibilité, « c'est la vie se faisant à elle-même son propre droit […], c'est la première morale ou la prémorale, celle du soi attaché à lui-même » . Allons encore plus loin : « Le langage ou la règle c'est la vie se détachant d'elle-même dans une exigence transcendante ; c'est la vie faisant droit à des valeurs non instrumentales, c'est-à-dire à autre chose que soi : à ce qui, en sa vérité, est le même pour tous » .
La norme universelle du vrai est la seule à pouvoir décentrer le vivant humain de lui-même. Cette nouvelle anthropologie porte un nom : anthropologie d'un point de vue transcendantal. Elle est proche de l'anthropologie d'un point de vue pragmatique de Kant, mais s'en sépare sur la question de ce pathocentrisme. Kant écrit en effet : « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur terre. Par-là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise » . A lire le texte de Kant, on voit bien où s'opère la rupture éthique : Kant en reste à une conscience engluée en elle-même, incapable de s'ouvrir à un ailleurs d'elle-même. L'instrumentalisation animale en découle. Au contraire, l'éthique que défend ici Etienne Bimbenet est une éthique de l'accueil.
Cette pensée élargie et non close sur un dogmatisme se conçoit en somme comme une ouverture sur une subjectivité attachée à la vie vécue et non contemplée. Elle est ouverture sur la nécessité de créer sur un nouvel édifice du savoir, de nouvelles façons de parler. Il faut pour cela admettre que les habitudes sont longues, certes, à s'instaurer... Mais si le présent nous engage de toute évidence à accueillir une pensée renouvelée, elle ne pourra être qu’une philosophie ouverte à la recréation de ses concepts.
* Ce livre a obtenu le Prix des Rencontres philosophiques de Monaco en 2018.