Côté pile, le fondateur de l’Art nouveau fut aussi un artiste voué à la cause nationale du peuple tchèque, portée par la joie et la douleur de ses visages féminins.

L’exposition du musée du Luxembourg – la première consacrée à l’artiste dans la capitale depuis la rétrospective du Grand Palais en 1980 – propose de redécouvrir le premier Mucha et de découvrir le second. Elle montre bien-sûr ce qui valut à l'artiste la reconnaissance par le public, acquise dans les années 1900 : son travail de peintre affichiste à la source de l'Art Nouveau. Mais l’exposition souligne aussi les distances que Mucha a su prendre à l'égard de ce travail mondain, en se livrant par ailleurs à un travail plus engagé, plus mystique, et voué à la cause nationale de son pays d’origine qui ne s’appelait pas encore la Tchéquie.

 

(A. Mucha, Autoportrait, 1899)

 

Naissance de l'Art Nouveau et d'un nouveau type de femme

Le jeune Alfons Mucha (1860-1939) arrive de Prague à Paris à la fin du XIXe siècle. Les talents d’illustrateur de cet ami de Gauguin sera découvert par hasard, la nuit de Noël 1894, par l'imprimeur de Sarah Bernhard, furieuse de ne trouver personne à la hauteur de son art pour produire les affiches qui devaient annoncer le spectacle du théâtre de la Renaissance dans lequel elle devait incarner Gismonda. L'histoire de Mucha se transforme alors en un conte de fée, bien éloignée de son terme, où il sera arrêté par la Gestapo peu avant de mourir de pneumonie. Arrivé au théâtre, les croquis qu'il réalise d'elle enthousiasment tellement la Diva qu'elle l’engage, au grand étonnement de l'imprimerie Lemercier. Affiches, création des décors et des costumes : voilà le contrat.

Le style « Mucha » est lancé. Sur l'affiche, il a caché une partie du prénom de l'artiste derrière un rameau surdimensionné. En bas à droite, le nom du « Théâtre de la Renaissance » apparaît telle une signature, apposée sur l'acte de naissance de ce nouveau style qui prendra pour nom « Style Mucha » et qui deviendra « Art Nouveau ».

 

(A. Mucha, affiche pour Gismonda, 1894.)
 

Dans un format allongé, l'œuvre donne la priorité à Sarah Bernhardt, seule au milieu d'un fond vide. Ce modèle servira de trame à un nouveau type féminin : femmes à la chevelure opulente dessinées comme des lianes ensorceleuses. A l'opposé de la Méduse mortifère de Giorgione, elles sont tout à la fois courtisanes japonaises, vierges byzantines auréolées sur fond de mosaïques, ou encore princesses slaves.

Mucha illustre le papier à cigarettes JOB, les boîtes à gâteaux, le Champagne Moët et Chandon, et bientôt la joaillerie Fouquet lui offre la possibilité de manifester son talent. Et là encore, on retrouve ces figures de la féminité qui contribuent à construire une vision nationale par le choix de femmes anonymes de plus en plus éloignées du modèle d'origine – Sarah Bernhardt –, voire de tout modèle. Elles construisent au contraire, par la simplicité des formes et par l'anonymat des modèles, une vision idéalisée de la femme, proche d'une vision céleste, voire divine, rappelant par certains choix les femmes de Botticelli. Au début des années d'affichiste de Mucha, elles sont auréolées, par un jeu de cercles à l'intérieur d'alcôves renvoyant à la figuration sculpturale des Saintes dans les Eglises. Le profane se redouble de l'expérience du sacré.

 

 

Mucha et les Préraphaélites

Alfons Mucha est très sensible à l'école des préraphaélites à laquelle appartient le peintre Burne Jones, qui s'attache lui-aussi à développer une peinture au service de l'idée nationale. Princesse Sabra fait partie d'un ensemble décoratif commandé à Burne-Jones et consacré à la légende de saint Georges et du dragon, largement répandue depuis le Moyen Age. Noble chrétien, officier dans l'armée romaine, Georges de Lydda sauve des griffes du dragon la princesse Sabra, condamnée à être la prochaine victime offerte en sacrifice au monstre. Il met en image l'histoire fondatrice de la nation anglaise.

La princesse Sabra est une jeune femme toute en longueur, représentée devant un arrière-plan de fleurs et d'arbres, ce qui n'est pas sans rapport avec le travail d'Alfons Mucha, comme par exemple cet ensemble consacré aux quatre saisons.

(E. Burne-Jones, Princesse Sabra, 1865.)

 

(A. Mucha, Les quatre saisons.)

 

Un nationalisme cosmopolitique

Le nationalisme slave d’Alfons Mucha va trouver à s'exprimer, de même que son souci des peuples, lors de l'Exposition Universelle de 1900, à Paris. L'Empire austro-hongrois lui confie le Pavillon de la Bosnie-Herzégovine, aux côtés des trois autres nations de l'Empire : l'Allemagne, les Hongrois et les Polonais.

On ne peut être étonné de ce passage de l'univers de la publicité à une quête nationaliste de l'artiste, accompagnée d'un mysticisme qu'il conservera jusque la fin de sa vie, car ce qui est souvent présenté comme le second moment de sa carrière était déjà annoncé dans son travail d'affichiste. Il rendra seulement plus manifeste cet engagement. Dans ses Mémoires on peut lire : « De l'ornement à la vaisselle, du bijou aux figures décoratives sur différents types de supports, j'avais tout donné aux autres, alors même que les besoins de mon peuple restaient ignorés. »  

Aragon, dans la Préface à l'ouvrage de Roger-Henri Guerrand, L'art nouveau en Europe (Perrin, 2009), notait cependant que ce nationalisme avait une portée cosmopolitique : « Il est assez compréhensible que ce soit à Prague, ville du flamboyant et du baroque, que le renouveau de la ligne sinueuse, de l'art et du coup de fouet (comme disait Fernand Léger de Botticelli) ait pris ce caractère global, d'autant que Mucha, artiste profondément tchèque, a été un voyageur et qu'il a donné à un vieux rêve national, la perspective internationale... »   . Un nationalisme d'ouverture : tel pourrait être qualifiée la défense de l'existence de la Slovaquie par Mucha.

 

Les œuvres nationalistes : les femmes de la terre

Le succès de Mucha à l'Exposition Universelle a inquiété Vienne et lui vaudra d'être réduit au silence pendant 30 ans. A Vienne, en effet, on ne voit pas d'un bon œil la force et surtout le succès de son travail, qualifié de « décadent » et étouffé par l'Autriche dès la fin de l'Exposition de 1900. L'art officiel foule du pied toute revendication identitaire en instaurant un art officiel à enseigner dans toutes les écoles de l'Empire. Cet art n'aura de cesse de faire disparaître l'œuvre nationaliste de l'artiste.

Mais cette expérience inspire aussi à Mucha l’idée d’une épopée qui dépeindrait les joies et les peines de tous les peuples slaves, en soulignant les liens qui les unissent et leur lutte commune contre l’oppression. De 1904 à 1909, il se rend à cinq reprises aux États-Unis dans l’espoir de recueillir les fonds nécessaires pour ce projet qui deviendra L’Épopée slave. Il réalise son objectif en 1909 quand l’industriel de Chicago Charles Richard Crane (1858-1939) accepte de financer son projet.

L’Épopée slave, dont l’idée avait germé à Paris, va évoluer pour devenir un appel éclatant à l’unité, destiné à inspirer tous les Slaves et à guider leur avenir, en les incitant à tirer les enseignements de leur histoire. Pour cela, Mucha choisit vingt grands épisodes qui, selon lui, ont marqué ces peuples aussi bien d’un point de vue politique et religieux que philosophique et culturel. Dix scènes sont tirées de l’histoire tchèque et dix autres du passé d’autres nations slaves. Apparaissent de nouveaux visages féminins. Les femmes ici portent la souffrance du travail de la terre.

 

 

 

Retour aux femmes : une œuvre sensuelle et mystique

Mucha n'est pas un artiste du repli nationaliste. Il écrit au contraire :« L’objectif de mon travail n’a jamais été de détruire mais de construire, de relier, car nous devons tous garder espoir que les Hommes se rapprocheront, et cela sera d’autant plus facile qu’ils se comprendront mieux. »

Raison de plus pour penser son travail dans son unité, et non en termes de ruptures ou fractures.

Ce qui fait la force de Mucha, c'est de ne pas avoir dissocié la représentation des femmes de l'engagement mystique et nationaliste. Elles n'ont jamais quitté son œuvre car, par leur sensualité, elles incarnent l'idée à défendre. La nation slave a été annexée par l'Autriche et le peintre n'aura de cesse de le dénoncer. C'était présent dès le début de son travail. Revenons au début de l'exposition :

Sarah Bernhardt en Médée dévorant ses enfants... n'était-ce pas déjà la nation agonisante ?

 

 

 

L’exposition « Alphonse Mucha » se tiendra du 12 septembre 2018 au 27 janvier 2019, au Musée du Luxembourg.

 

Intervenant : Emmanuel Coquery - Directeur scientifique de la RMN-Grand Palais. L’exposition du Musée du Luxembourg est la première consacrée à Alphonse Mucha dans la capitale depuis la rétrospective du Grand Palais en 1980.