Du rapport entre musique, écriture, vie et philosophie.

Voici un livre allègre et surprenant, érudit mais joyeux, porté par un constant bonheur d'écriture, et qui atteste d'une sensibilité aiguë aux correspondances et aux co-résonances entre domaines hétérogènes. Ce livre qui transgresse gaiement les frontières des disciplines pour faire résonner des œuvres appartenant à des époques et des domaines différents, nous le devons à un jeune philosophe-musicien, Aliocha Wald-Lasowski. Auteur de travaux sur Sartre, Édouard Glissant, Sollers, Rancière, il se définit également en quatrième de couverture comme « batteur rythm and blues » de groupes aux noms exotiques, Tawati, Trio Maïata, Montezuma Video...

 

Un livre-ritournelle

Plus qu'un livre sur la musique ou sur les rapports entre littérature, philosophie et musique, c'est d'un livre musical qu'il s'agit : un livre en forme de ritournelle, puisque celle-ci, nous dit l'auteur, « incarne une figure esthétique de la variation et de la répétition » : elle « encourage la divagation et invite à bousculer, déplacer et recréer les matériaux – rythmes, musiques, paroles, souvenirs, événements… - qu'elle met en jeu »   . « Fausse monotonie », elle « ne se répète jamais à l'identique » et invente « des rythmes secrets et des harmonies nouvelles ». On a donc affaire à un livre-ritournelle, proche de l'arborescence du rhizome deleuzien. Deleuze mobilisait dans ses livres une technique du croisement aléatoire, du collage ou du cut-up qui engendrait des monstres conceptuels, des hybrides textuels, par exemple « un Hegel philosophiquement barbu, un Marx philosophiquement glabre au même titre qu'une Joconde moustachue »   . Ce sont les mêmes croisements inattendus que l'on retrouve dans Le jeu des ritournelles lorsque l'auteur nous invite à lire Nietzsche en écoutant David Bowie ou à « lire Charlie-Hebdo au son de Casse-Noisette »   .

Nous voilà donc convoqués à une « pavane pour quatre écrivains » : Freud, Gide, Barthes et Deleuze. Tous les quatre sont abordés à partir de leur relation à la musique et celle-ci passe à chaque fois par un musicien admiré ou détesté : « passion singulière » de Freud pour le Figaro de Mozart ; résistance quasi-nietzschéenne de Gide à la musique de Wagner ; fascination de Deleuze pour le Boléro de Ravel et de Barthes pour Schumann dont il fait « son idéal et son double ». Dans le livre d'Aliocha Wald-Lasowski, l'analyse de ces quatre auteurs se noue à celle d'œuvres musicales – l'Art de la fugue, les Kreisleriana de Schumann, Carmen, Wozzeck, l'Erwartung de Schönberg, le Réveil des oiseaux de Messiaen, les Polytopes de Xenakis, et tant d'autres encore – mais aussi à des anecdotes riches de sens : Schumann se jetant dans le Rhin en abandonnant son mouchoir de soie au gardien du pont ; Freud exaspéré par le comportement hautain d'un aristocrate en gare de Vienne et se mettant à chantonner l'air de Figaro ; Gide écoutant, caché derrière une cloison, Saint-John-Perse qui joue du Bach ; Adorno rêvant qu'il assassine un psychothérapeute parce qu'il chante faux un lied de Schubert ; Deleuze entonnant une chanson de Piaf devant son ami Lyotard…

 

Ce que la musique dit des écrivains

Ces anecdotes, ces digressions, ces apartés, ces portraits esquissés d'écrivains et de musiciens, viennent à chaque fois soutenir des analyses originales. Aliocha Wald-Lasowski montre ainsi que, chez Freud, une certaine surdité à la musique va de pair avec une « hypersensibilité » à l'écoute analytique pratiquée comme « attention flottante », c'est-à-dire comme déliaison. Son désintérêt bien connu pour la musique relèverait d'une stratégie inconsciente d'évitement : « la défense élaborée par Freud pour se protéger confirme la proximité des deux univers. Le processus de la cure et la partition musicale […] partagent la mise en jeu des affects »   . Après s'être interrogé sur les deux types de répétition, celle qui relève de la pulsion de mort et celle qui permet au contraire une anamnèse libératrice, l'auteur aborde les rapports entre pulsion et rythme : les « traces ineffaçables » de la pulsion seraient selon lui « tout autant rythmiques qu'affectives ». Ce qui l'amène à s'interroger sur les relations entre la musique et la folie, sur la menace de l'arythmie et de l'aphasie qui guette toute pensée et toute œuvre, en évoquant le si mortifère d'Alban Berg où se condense « le monde du délire » ou le la obsédant qui entraîne Schumann dans un « dérapage contrapuntique », une « déliaison folle des significations » – « le la l'entraîne. Il est perdu. Sa musique devient un assemblage de courts fragments essoufflés, équilibre instable d'un plurivers virevoltant »   . C'est pour résister à cette menace que Barthes avait inventé la notion d'« idiorythmie ». Elle désigne un « ruthmos singulier, qui n'est pas une cadence régulière mais un flux original, sans mètre ni mesure, [qui] s'accorde, par une affinité provisoire, momentanée, avec un autre rythme ». Ce qui rend ainsi possible une « communauté idiorythmique »   .

Le point d'orgue du livre est un beau chapitre consacré Deleuze. Aliocha Wald-Lasowski met en lumière le retournement qu'opère le philosophe, lorsqu'il affirme que « c'est la musique qui va sortir la philosophie de l'impasse ». En effet, l'expérimentation musicale contemporaine (celle de Xenakis, de Boulez ou de Cage) « encourage un processus de désindividualisation », une « pulvérisation sonore » permettant un « branchement de singularités », un « couplage de durées hétérogènes » qui correspond à la conception deleuzienne de l'inconscient comme « pluriel, différentiel et sériel ». Il met alors en parallèle le temps rythmique non-pulsé dont parle Deleuze et l'ostinato qui rythme le Boléro de Ravel. Il analyse ensuite la relation entre Deleuze et Michaux en la nouant aux motifs du « moi-foule », de l'« expatriation », de la « vie dans les plis » ; avant de retracer les relations amicales, puis orageuses entre Deleuze et Lacan, et d'évoquer finalement la « poétique de la ritournelle » deleuzienne dont le refrain vient boucler ce livre.

 

On pourrait parfois regretter que l'allegro vivace du Jeu des ritournelles ne fasse pas plus souvent place à l'adagio ou à l'andante. Certaines des pistes où il s'engage auraient en effet mérité d'être explorées de manière plus approfondie. Mais ce tempo endiablé appartient à l'idiorythmie de ce livre : cet ouvrage est une ouverture (au sens à la fois théâtral et musical de ce terme) - et chacune des portes qu'Aliocha Wald-Lasowski y entrouvre donne au lecteur le désir de l'accompagner plus loin sur ce chemin