La chasse, un sujet politique à risque ? Nicolas Hulot en sait quelque chose, mais les nobles médiévaux aussi...

La démission surprise de Nicolas Hulot aurait été provoquée, au moins en partie, par sa rencontre avec un représentant du lobby des chasseurs. La chasse est depuis longtemps un sujet de politique à haut risque malgré la part restreinte que les chasseurs représentent dans l’électorat. Les enjeux étaient différents au Moyen Âge, quand la chasse était une des activités centrales de l'aristocratie, ce qui ne l’empêchait pas, comme aujourd’hui, de se retrouver au cœur de rapports de pouvoir parfois conflictuels.

 

Qui va à la chasse, reste à sa place

 

La chasse est alors l'activité nobiliaire par excellence : tous les nobles – hommes comme femmes – chassent. Le chroniqueur allemand Albert d'Aix la décrit d'ailleurs comme « l'exercice chéri de la noblesse ». Quand les nobles ne chassent pas, ils parlent de chasse, élèvent des chevaux pour la chasse ou, comme le comte de Foix Gaston Phébus ou l'empereur Frédéric II, rédigent des traités sur la chasse.

Les pratiques concrètes changent avec les siècles et les espaces : on chasse avec des chiens, avec des faucons, avec des aigles, avec des guépards, à pied, à cheval, à l'arc, à la lance, sur un bateau, etc. Mais au fond peu importe, car, derrière cette variété des pratiques, reste que la chasse est, pendant plusieurs siècles, au cœur de l'identité aristocratique.

Les nobles ne chassent pas pour se nourrir : l'archéologie souligne que le gibier ne représente qu'une partie infime de l'alimentation médiévale. Alors, à quoi bon chasser ? Les historiens et historiennes proposent alors deux interprétations. Dans un sens très pratique, la chasse prépare à la guerre : elle joue le rôle d'un entraînement, nécessaire aux chevaliers pour ne pas « rouiller ».

Le sens politique est le plus intéressant. En chassant, les nobles parcourent un territoire « sauvage », la forêt, donc le nom veut littéralement dire « au-dehors » (foris). Ce faisant, ils le dominent, et donc ils se l'approprient. Le son des cors, des aboiements des chiens, des cris des rabatteurs participe également de la fabrication d'un espace sonore qui rappelle à tous, et notamment aux paysans, la domination seigneuriale. Au retour de la chasse, le seigneur généreux distribue le gibier à ses hommes, à un monastère ou à ses paysans : la largesse seigneuriale, vertu fondamentale de l'aristocratie, recouvre là aussi des rapports de domination qu'elle sert à euphémiser, donc à consolider.

En outre la chasse permet de mettre en scène son courage, d'autant plus que c'est une activité dangereuse : le roi Foulque de Jérusalem trouve ainsi la mort lors d'une expédition de chasse, quand son cheval, effrayé par un lièvre, le renverse ; le roi d'Angleterre Guillaume II est frappé d'une flèche perdue et meurt sur le coup… Ce danger n'est pas un à-côté de la chasse, mais l'une des motivations profondes des nobles qui s'y risquent. A cet égard, il y a un lien fondamental entre la chasse, la guerre et le tournoi : les trois activités offrent au noble l'occasion de se distinguer. Bref, en chassant, les nobles se mettent en scène, aux yeux de leurs pairs et de leurs dominés : ils exhibent les valeurs aristocratiques – le courage, la force, la maîtrise du cheval et des armes, la générosité – et donc renforcent la domination d'une classe sociale. Pas étonnant qu'Emmanuel Macron ait fêté son anniversaire, au château de Chambord, en présence de chasseurs : il y a derrière cette activité le souvenir de siècles pendant lesquels elle a été synonyme de supériorité sociale et de domination politique.

 

Les chasseurs contre l'État ?

 

Dès lors, évidemment, il n'est pas surprenant que les braconniers soient si lourdement punis : ce n'est pas tant qu'ils volent les bêtes du seigneur, mais ils menacent l'ordre social en usurpant un privilège aristocratique. En 1325, un nommé Baudet Feri est ainsi énucléé (on lui crève les yeux) pour avoir braconné un lapin sur les terres de la comtesse d'Artois. La lourdeur de la peine, la rapidité de la procédure, tout rappelle que le droit de chasse est pris très au sérieux par les nobles, qui comprennent tout à fait sa portée sociale et politique.

À l'occasion, ce droit peut amener les nobles à s'opposer les uns aux autres. Entre 1315 et 1321, les riches bourgeois et les nobles du village d'Hesdin, dans le comté d'Artois, se révoltent contre la comtesse Mahaut. La cause de leur mécontentement ? La comtesse aurait installé un peu partout des garennes (une invention médiévale, rappelons-le !), ce qui empêche de « chasser tranquillement comme on avait l'usage de le faire ».

La comtesse cède et supprime les garennes, mais les nobles poussent leur avantage et réclament l'ouverture du très vaste parc du château d'Hesdin. À la fin des années 1290, le comte Robert II (père de Mahaut) a en effet acheté des terrains à tous les nobles des environs : il les a réunis et les a fait murer pour se constituer une immense réserve de chasse privée, dans laquelle les animaux « sauvages » sont gérés par un personnel dédié. Contre Mahaut, les nobles objectent : il n'avait jamais été question de murer les terrains vendus ! Ils réclament un libre droit de chasse : la circulation du seigneur-chasseur contre les murs de l'Etat-bâtisseur – voilà qui nous évoque bien des choses.

Cette contestation participe en réalité d'une contestation plus large du pouvoir de Mahaut, concurrencée par son cousin Robert III. Les seigneurs se servent de la question de la chasse comme d'un prétexte pour faire entendre leur voix et fragiliser la position de la comtesse. On ne peut pas vraiment parler d'un lobby de chasseurs, mais reste que la chasse cristallise un certain nombre de tensions politiques, sociales et économiques.

La comtesse d'Artois finit par l'emporter sur Robert et réimpose son autorité. Le château d'Hesdin reste clôturé : il devient même un haut-lieu du pouvoir, accueillant de grandes fêtes et de fabuleux robots. Les chasseurs, en 1321, ont dû céder face à l'autorité de ce nouveau pouvoir qu'on n'appelle pas encore vraiment l'Etat, mais qui en prend petit à petit la forme. Pourtant, Mahaut elle-même aimait chasser : mais elle avait bien compris que le pouvoir souverain, pour le rester, ne pouvait pas céder face à des groupes de pression organisés autour de la défense d'intérêts et d'identités communes. Au vu des cadeaux faits par le gouvernement aux chasseurs, notre Etat contemporain semble avoir oublié cette leçon.

 

Pour en savoir plus :

- François Duceppe-Lamarre, « Le Seigneur et l’exercice du droit de chasse. Permanences et évolutions d’un pouvoir social et territorial (XIIe-XVe siècles) », in Jean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset (dir.), Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, Turnhout, Brepols, 2011, p. 167‑178.

- Alain Guerreau, « Les Structures de base de la chasse médiévale », in Agostino Paravicini Bagliani et Baudouin Van den Abeele (dir.), La Chasse au Moyen Âge. Société, traités, symboles, Tavernuzze, Sismel - Edizioni del Galluzzo, 2000, p. 25‑32.

- Abigail P. Dowling, « Landscape of Luxury: Mahaut d'Artois' (1302-29) Management and Use of the Park at Hesdin », dans Albrecht Classen and Christopher Classon (éd.), Rural Space in the Middle Ages and Early Modern Age : The Spatial Turn in Premodern Studies, De Gruyter, 2012, p. 367-388

- Joseph Morsel, « Chasse », dans Claude Gauvard, Alain De Libera et Michel Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, 2002, p. 271-272.

 

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- Florian Besson, « Actuel Moyen Âge - Robots médiévaux »

- James Scott, Against the Grain, par Charles du Granrut

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