Un outil bienvenu pour aborder sereinement la "part coloniale" de l’histoire de France.

Dire, "le plus exactement et véridiquement qu’il est possible, ce que ce pays de l’Europe conquérante a entendu aux XIXe et XXe siècles par "colonies" et "colonisation" (…), bref, ce qu’a été la France "coloniale", en intentions et en actes"   , voilà l’objectif affiché par Jean-Pierre Rioux dans sa préface au volumineux Dictionnaire de la France coloniale dont il a dirigé la réalisation. Le postulat qui a guidé cette entreprise est qu’"une France "coloniale" a une légitimité à l’instar de la France "rurale", "urbaine", "politique" ou "culturelle", qu’il y a une part coloniale de l’histoire de France"   . On n’entrera donc pas dans le millier de pages rassemblées ici dans l’intention d’y trouver une histoire de la colonisation française, des colonies françaises ou du système colonial.

La construction thématique de ce pavé (lâchons le mot) reflète bien "l’ambition savante" et "l’intention publique"   – ancrée dans une démarche historienne "d’intelligence active"   – revendiquées par la quarantaine d’historiens mobilisés, spécialistes pour la plupart de l’histoire coloniale (Daniel Lefeuvre, Guy Pervillé, Olivier Pétré-Grenouilleau, Benjamin Stora, …), sans que l’histoire culturelle et des représentations soit pour autant négligée, bien au contraire (avec la participation de Christian Delporte, etc., des articles sur le cinéma, la musique, la littérature…). La nature de ce dictionnaire ne nous laisse guère d’autre choix que de l’examiner par étapes.

Un premier chapitre rassemble 17 grandes "étapes" de cette histoire de la France coloniale, comme la prise d’Alger, en 1830, dont Jean-Jacques Jordi rappelle bien qu’elle "n’est pas un acte d’une politique coloniale délibérée", mais qu’elle vise d’une part, et surtout, à redorer le blason de Charles X entré en conflit avec la Chambre, et d’autre part à contester le contrôle de la Méditerranée par l’Angleterre. 1848 est bien sûr une date incontournable, de même que 1931   , et bien d’autres jusqu’à l’accord de Nouméa en 1998.

Suit une présentation d’une quinzaine de "figures" marquantes, dont les incontournables Brazza, Ferry, Liautay, De Gaulle, Camus, mais dont sont absents   , par exemple, Aron ou Mauriac. Les notices font donc (re-)découvrir tous ces noms à travers le prisme de la colonisation. Jean-Pierre Rioux signe ainsi un article tout à fait synthétique sur la vision coloniale de Ferry, qui se clôt sur la réplique cinglante de Clemenceau : "Non il n’y a pas de droit de nations dites supérieures contre les nations inférieures. (…) n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. (….) La conquête que vous préconisez (…) [c]e n’est pas le droit, c’en est la négation".

Une fois ces repères chronologiques et biographiques fixés, l’approche devient géographique avec quatre chapitres consacrés aux différentes pièces d’un empire constitué pour l’essentiel entre les années 1870 et 1914 : Maghreb et Levant ; Afrique ; Océan indien, Asie et Pacifique ; Amériques. Notons la place particulière dévolue à l’Algérie, gratifiée de trois articles, alors que le Levant, le Maroc ou la Tunisie n’en ont qu’un. Pour l’Afrique, une des meilleures contributions est celle d’Olivier Luciani sur l’Afrique équatoriale française, qu’on recommandera de mettre en regard avec celle (plus décevante) de Marc Michel. Apparaîtra ainsi tant la diversité que la complexité des situations, les formes multiples prises par la colonisation sur un même continent entre deux grands ensembles et au sein de chacun d’eux.

La partie suivante nous ramène en métropole, en posant en ouverture la question de l’unité et de l’influence du "parti colonial", et pointant l’attitude de l’opinion publique, "cantonnée dans une semi-indifférence, ponctuée d’éphémères ferveurs". Quel bilan économique dresser d’un point de vue métropolitain ? Au terme d’un article précis et mesuré, Daniel Lefeuvre invite – avec d’autres d’ailleurs   – à suivre les conclusions de Paul Bairoch   , selon lequel l’entreprise coloniale a peut-être davantage pénalisé le développement français qu’elle ne l’a stimulé (ce qui ne doit toutefois pas faire oublier que, par exemple, les taux de profit des sociétés coloniales aient été supérieurs aux autres).

Le regard se déplace ensuite sur les colonisateurs, à travers les "administrateurs", les "colons", les "militaires", les "missionnaires", etc. Signalons l’entrée consacrée à "l’école, qui relativise la propagande civilisatrice : le taux de scolarisation variait selon l’âge, le sexe, la zone géographique et le temps. Il pouvait ainsi atteindre 33% à Madagascar en 1931, mais uniquement 10% en Algérie en 1937, et seulement 3-4% en AOF en 1938. D’une façon générale on ne pouvait compter que peu de bacheliers et très peu de filles scolarisées. Enfin, Marc Michel saisit cette occasion pour judicieusement casser le très répandu mythe - inventé par les milieux coloniaux adversaires de la scolarisation (et de son potentiel émancipateur) - de "nos ancêtres les Gaulois"   .

Après les colonisateurs, c’est sur le sort des colonisés que l’on nous propose de se pencher. Pierre Vermeren, donne ici un très bon article, tout à fait saisissant, sur "l’impossible citoyenneté" des colonisés. L’entrée fournie par Daniel Rivet sur "la violence coloniale" est également remarquable, distinguant "l’enchaînement de trois cycles de violence" ayant leurs logiques propres : la violence militaire (celle de la conquête), la violence quotidienne (économique et civique), la violence des guerres de décolonisation.

L’histoire des représentations trouve sa place dans la dixième partie ce dictionnaire qui passe en revue la chanson, le cinéma, la cuisine, la littérature, etc. La bande dessinée n’est pas oubliée, grâce  un article qui va à l’essentiel et dont on regrettera seulement que l’auteur n’ait pu s’attarder plus longuement sur un ou deux exemples précis. Christian Delporte démontre bien, dans son étude ("Affiches et publicité") combien l’iconographie commerciale produit et révèle les imaginaires collectifs, ainsi que l’évolution des ceux-ci (le sauvage devient par exemple, après la Première Guerre mondiale, une sorte d’éternel enfant empreint de bonhomie).

Ce volume s’achève sur une présentation des "enjeux" dont sont porteurs les problématiques coloniales. Occasion pour les historiens, derrière Benjamin Stora, d’appeler à "sortir de la guerre des mémoires"   .


Y a t il, une fois cet épais volume refermé, des regrets à formuler ? D’un point de vue formel, il est dommage que les bibliographies soient rejetées en fin de volume, et non à la suite de l’entrée que l’on vient de consulter. On déplorera aussi l’inégalité des contributions (qu'on souhaiterait d'ailleurs parfois plus exhaustives), mais il s’agit là d’un écueil inhérent à la nature d’une telle entreprise. Retenons que, dans cette période qui voit l’histoire, et en particulier l’histoire coloniale être instrumentalisée de part et d’autre, cet ouvrage arrive à point nommé. Les historiens se ressaisissent intelligemment d’un objet ô combien sensible, sans se résoudre à des idées simplistes. Colonisation est un mot qui s’accorde au pluriel : la réalité est irréductiblement complexe. Est-ce à dire que toute analyse est vaine ? Ce dictionnaire démontre le contraire.

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.




* À lire également sur nonfiction.fr :

- La critique du livre de Frédéric Régent, La France et ses esclaves (Grasset), par Cécilie Champy.
- La critique du livre de Claude Liauzu, Histoire de l'anticolonialisme (Armand Colin), par Alice Billard.
- La critique du livre de Safia Belmenouar et Marc Combier, Bons baisers des colonies (Éditions Alternatives), par Antoine Aubert.