Une synthèse claire et détaillée sur l'histoire complexe de la colonisation française sous l'Ancien Régime.

Le livre de Frédéric Régent, La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions n’est pas seulement une histoire de la colonisation française sous l’Ancien Régime, mais aussi, et c’est là l’intérêt de l’ouvrage, une réflexion sur le fonctionnement des sociétés esclavagistes, à partir de l’exemple français. La période envisagée est vaste : 1620-1848 et correspond à la "première histoire coloniale de la France", celle qui voit la monarchie conquérir puis exploiter des territoires situés outre-mer, les Antilles, la Guyane, l’Ile Bourbon (la Réunion) et l’Ile de France (Ile Maurice), les comptoirs établis en Afrique (Saint-Louis du Sénégal). Le plan adopté permet de conjuguer les deux approches, chronologique et thématique : le premier chapitre rappelle brièvement les étapes de la colonisation française du XVIe au XVIIIe siècle. Les deux derniers chapitres évoquent les aléas des colonies sous la Révolution, l’Empire et la Restauration. Entre ces deux extrêmes, l’auteur présente un tableau de la société coloniale, organisé autour de plusieurs thèmes : la traite négrière, les intérêts économiques et commerciaux des Français, fondements de la société esclavagiste, la vie quotidienne des esclaves, le statut juridique des libres et des non-libres.

Fréderic Régent montre comment la monarchie française fit le choix de privilégier les colonies esclavagistes aux dépens des colonies de peuplement : malgré des tentatives au XVIIe siècle de la part de la monarchie pour encourager le départ des Français outre-mer   , les colons recoururent à l’esclavage, pourtant en contradiction avec le principe de liberté donné par le sol de France, car le système esclavagiste facilitait la mise en valeur des colonies et l’essor du commerce français. C’est pourquoi, en 1763, par le traité de Paris, la monarchie préférait renoncer au Canada, seule colonie de peuplement, plutôt qu’à ses colonies esclavagistes, en raison de leur intérêt commercial. Les négociants français originaires des ports négriers pratiquèrent pendant deux siècles la traite : de 1625 à 1848, deux millions d’esclaves furent transportés dans les colonies du royaume de France depuis les comptoirs implantés sur la côte africaine. 

Les chapitres centraux de l’ouvrage sont consacrés à l’évocation de la vie quotidienne dans les colonies. Ce plan permet à l’auteur d’aborder des thèmes très variés : le système de production, les hiérarchies sociales, le statut juridique des esclaves, mais aussi la culture matérielle et l’influence de la religion chrétienne dans la société esclavagiste. Les colonies françaises, que ce soit les Antilles ou les Mascareignes, étaient vouées au commerce et leur système de production était organisé en conséquence. Le commerce colonial était régi par le système de l’Exclusif qui interdisait tout commerce des colonies avec des ports étrangers. Les produits importés des colonies étaient de plusieurs sortes et différentes expériences de culture furent effectuées, étalées dans le temps : au cycle du tabac (1620-1640), succéda celui du sucre (à partir des années 1640) et celui du café (au XVIIIe siècle). Ces cultures supposaient une économie de plantation dont l’unité de base était l’habitation tenue par un colon aidé de ses esclaves. Au sein des exploitations, la répartition des tâches était  stricte et une forte hiérarchie régnait entre les Blancs, les libres de couleurs et les Noirs. Dans le cas d’une grande exploitation, les propriétaires, la plupart du temps absents, déléguaient leurs pouvoirs à un procureur, lui-même assisté d’un géreur (sorte de gérant ou de régisseur) qui avait sous son autorité des économes et des chirurgiens. Toutes ses fonctions étaient occupées par des Blancs, et plus rarement, par des "libres de couleur" et ce système favorisait les abus de pouvoir. Au bas de l’échelle sociale venait  la masse des esclaves, répartie en ateliers, dirigée par des commandeurs, des laboureurs et des cabrouettiers (charretiers), qui encadraient les équipes d’ouvriers et étaient eux-mêmes de condition servile.

Le système de catégorisation dans les colonies était donc complexe. Le statut d’esclave, qui avait été précisé à la fin du XVIIe siècle dans le Code Noir (1685) n’était pas perpétuel puisque le métissage et les affranchissement furent à l’origine d’une nouvelle classe juridique : les libres de couleurs, dont les appellations variaient d’une colonie à l’autre   . Dans le chapitre qui leur est consacré, Frédéric Régent montre que les libres de couleurs jouissaient de "la liberté sans l’égalité". Ils avaient en effet obtenu la liberté soit par naissance, soit par affranchissement   , mais ils étaient victimes de ségrégations et de mesures discriminatoires tout long de leur vie d’autant plus que se renforça au XVIIIe siècle le "préjugé de couleur", ancêtre du racisme.

"Écrire l’histoire des esclaves et des colons français, c’est d’abord retracer l’histoire d’une domination d’un groupe et des souffrances de l’autre.", explique l’auteur dans l’introduction. Frédéric Régent évoque en effet les rapports de domination entre les maîtres et les esclaves en évitant tout détails pathétiques ou anecdotiques. Quelques chiffres et des faits "bruts", tirés de textes d’archives révèlent la violence de la société esclavagiste et la difficulté des conditions de vie et de "survie". Les esclaves vivaient sur la plantation, dans des cases qui pouvaient regrouper jusqu'à une dizaine de personnes, d’où une promiscuité qui était à l’origine de maladies et d’une forte mortalité : à la fin du XVIIIe siècle le taux de mortalité infantile en Martinique et en Guadeloupe était deux fois supérieur à celui du royaume de France. Le taux de natalité dans les colonies était inférieur à celui de la France à la même période, étant donné que les esclaves demeuraient la plupart du temps célibataires (ils devaient avoir l’autorisation du maître pour se marier) et que les femmes esclaves, moins nombreuses que les hommes, étaient l’objet de la convoitise des Blancs. Les maîtres, dans l’obligation de nourrir et de vêtir les esclaves, faisaient souvent preuve de négligence à cet égard, ce qui obligeait les esclaves, pour survivre, à cultiver le samedi, pour leur propre compte, un lopin de terre, appelé "jardin à nègre" et à travailler en plus le dimanche. Les conditions de vie des esclaves étaient donc variables, en fonction de la taille de l’exploitation, de la personnalité du maître et du travail effectué par l’esclave.

De la part des esclaves, deux attitudes s’observèrent, l’adaptation ou la résistance à la condition servile. La résignation était, à en juger par les documents d’archive, le comportement le plus fréquent. La résistance aux maîtres prenait des formes multiples- simulations de maladies, révoltes, suicides, automutilations, empoisonnements, infanticides- et avait deux buts : il s’agissait  pour l’esclave soit d’échapper au travail dans le cadre de la plantation, soit d’échapper à l’esclavage en prenant la fuite. Les esclaves fugitifs, les "marrons"   , ont marqué la mémoire collective, car les châtiments qui leur étaient réservés étaient terribles. Ces châtiments furent codifiés dans l’édit de 1685, commençaient par le fouet et s’achevaient par des mutilations (oreilles, jarrets et pieds coupés) et la peine de mort. Les esclaves qui parvenaient à s’échapper sans être repris se réfugiaient dans les bois et formaient des communautés "semi-sauvages", dirigées par des chefs ou des rois, qui faisaient parfois des incursions dans les plantations.

La violence des rapports sociaux dans la société esclavagiste n’empêcha cependant pas la formation d’une culture, qui passa par l’apparition dès le XVIIe siècle d’une langue, le créole   , et de traditions propres aux colonies (chants, danses, rites religieux). La christianisation des esclaves joua un rôle important dans le processus de "créolisation". Le Code Noir de 1685 prévoyait le baptême et l’instruction des esclaves dans la religion catholique, mais les esclaves avaient peu de réconforts à attendre de l’Église, qui justifiait la traite et l’esclavage, considérés comme des moyens d’assurer le salut à des peuples sauvages. Les esclaves n’avaient pas accès à l’instruction que les Blancs considéraient comme dangereuse et susceptible d’inciter à la révolte. Les témoignages écrits émanant d’esclaves sont donc rarissimes, ce qui rend l’étude de l’esclavage particulièrement difficile pour l’historien, qui ne dispose que de textes écrits par des colons ou des abolitionnistes, souvent à des fins de propagande. Il faut néanmoins tenir compte des exceptions, puisqu’ il subsiste quelques écrits d’esclaves, telle cette autobiographie parue à Londres en 1789, publiée en français en 1987 sous le titre La véridique histoire par lui-même d’Olaudah Equiano, africain, esclave des Caraïbes, homme libre. La date de la parution de cette autobiographie est symbolique : 1789 marque le début de la Révolution française et l’expression des premières revendications en faveur de la liberté générale étendue aux Blancs comme aux esclaves. L’émancipation des esclaves ne se fit qu’au prix de péripéties multiples, que l’auteur évoque en détail dans les derniers chapitres. Aboli sous la Révolution, en 1793 et 1794, l’esclavage fut en effet rétabli en 1802 avant l’abolition définitive en 1848 par la République.


La France et ses esclaves est donc à la fois une synthèse claire et détaillée, qui résume en quelques centaines de pages l’histoire souvent complexe des colonies française sous l’Ancien Régime, et une étude de la société coloniale depuis la fin du XVIe siècle jusqu’à 1848, date de l’abolition de l’esclavage par la République. La France et ses esclaves n’est pas un ouvrage partisan mais un véritable travail historique, très bien documenté, dont les annexes- glossaire, cartes, tableaux – sont remarquables. Il ne s’agit pas de dénoncer, à l’instar des philosophes du XVIIIe siècle   , une condition, l’esclavage, particulièrement inhumaine, mais bien d’analyser la société esclavagiste dans sa complexité, avec le regard lucide de l’historien qui laisse parler les documents d’eux-mêmes.


* À lire également sur nonfiction.fr :

- La critique du livre dirigé par Jean-Pierre Rioux, Dictionnaire de la France coloniale (Flammarion), par François Quinton.
- La critique du livre de Claude Liauzu, Histoire de l'anticolonialisme (Armand Colin), par Alice Billard.
- La critique du livre de Safia Belmenouar et Marc Combier, Bons baisers des colonies (Éditions Alternatives), par Antoine Aubert.

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