Une tentative d’unification des approches hétérodoxes proposant le passage de la science économique standard à une économie politique institutionnaliste.  

Le trentième numéro de la revue du M.A.U.S.S   propose, dans sa partie thématique – "Vers une économie politique institutionnaliste" – quatre contributions   autour des apports des hétérodoxies, et de leur possible unification sous l’étendard "d’économie politique institutionnaliste". L’enjeu est donné d’entrée par Alain Caillé dans son introduction : "desserrer [l’]hégémonie [de la science économique standard] sur l’enseignement et la recherche en économie, et […] permettre ainsi de penser différemment la politique économique en réintroduisant […] les dimensions politiques, sociales et éthiques expulsées et déniées par la standardisation formalisatrice"   .

Les critiques envers l’analyse économique standard (appelée aussi analyse orthodoxe, ce courant central (main stream) de l’analyse économique découle de l’école néo-classique) ne sont ni récentes (Karl Marx est le premier des hétérodoxes !), ni franco-françaises   . La démarche proposée dans le cadre de ce numéro essaye de dépasser les critiques faites habituellement aux approches hétérodoxes, qui seraient construites avant tout comme analyse critique de l’économie néoclassique, plutôt que comme élaborations d’outils d’analyse opérationnels. Deuxième point, elle opère l’unification d’approches hétérodoxes apparaissant d’habitude comme extraordinairement dispersées et se menant parfois des guerres de chapelles.

Point de départ de la démarche, une conférence en Indonésie à laquelle sont invités des représentants des quatre écoles hétérodoxes françaises : l'école des conventions, de la régulation, néo-institutionnaliste et anti-utilitariste. Au delà de leurs spécificités et de leurs divergences, quels principes communs unifient ces approches se positionnant chacune contre la théorie standard ?

À travers son "quasi-manifeste institutionnaliste"   , Alain Caillé vise à identifier ces points de convergences entre les différentes écoles, et propose un référentiel commun auquel les économistes puissent adhérer le plus largement possible   .

Cette approche de l’économie est politique en ce qu’elle est étroitement reliée "avec la science sociale générale et la philosophie morale et politique"   . Elle est ensuite institutionnaliste, en donnant une place centrale aux institutions, cadre nécessaire (et déterminant) du fonctionnement de toute économie. Ces institutions sont de plus "encastrées" dans un contexte historique, social, ... qu’il convient de prendre en compte.

Au travers de son "quasi-manifeste", Alain Caillé propose une démarche en trois temps : tout d’abord, le rejet des fondements du "paradigme standard étendu" que sont l’homo œconomicus   et l’approche en termes d’équilibre de marché (supposé automatique). Il s’agit aussi de dépasser l’opposition entre la régulation marchande (guidée par les intérêts privés) et la régulation étatique (guidée par l’intérêt général), au delà desquelles le chercheur doit mettre en évidence les autres modalités de la "coordination sociale générale"   . Ensuite, la présentation des résultats généraux communs à cette approche : il n’existe pas de solution institutionnelle idéale, valable en tout lieu et en tout temps. Cette approche s’oppose à la mise en place de réformes institutionnelles définies ex nihilo, comme celles que le "Consensus de Washington" mettait en avant dans les années 1990. Mais cela n’exclut pas les propositions normatives. "On ne peut pas avoir d’efficacité économique durable sans édifier une communauté politique et éthique durable"   , fondée donc sur des critères de justice, de démocratie et d’équilibre des pouvoirs (entre État, marché et société). On retrouve ici la posture politique de l’économie politique assumant - contrairement à la science économique qui se veut objective ("positive") - une approche normative.


Quelle place pour l’hétérodoxie ?

Les contributions qui suivent dans la première partie de l’ouvrage permettent d’éclairer la démarche proposée par le "quasi-manifeste".

Bernard Chavance propose un petit état des lieux de l’approche institutionnaliste entre orthodoxie et hétérodoxie ("L’économie institutionnelle entre orthodoxie et hétérodoxie"). Longtemps occultée par l’analyse économique standard, elle refait surface à partir des années 1980-1990.

La plasticité de la science économique "mainstream" lui a permis de reprendre à son compte les critiques qui lui on été portées et de développer sa propre analyse institutionnaliste. Dans cette perspective, l’étude des institutions se mène avec les outils de l’analyse économique standard que sont les hypothèses de rationalité, d’optimisation, etc. Les institutions émergent parce qu’elles sont optimales, par exemple quand elles permettent de limiter les coûts de transaction liés à la relation marchande (d’après la théorie de Ronald Coase). Cette démarche conduit à un benchmarking institutionnel visant à identifier les meilleures institutions économiques de manière à les appliquer dans différents contextes.

Or, cette approche institutionnaliste orthodoxe (qui a d'ailleurs été largement nobélisée : Ronald Coase en 1991, Williamson, etc.) est menée, selon Chavance, au mépris des enseignements même des théories institutionnalistes : complémentarité institutionnelle (les institutions forment un système cohérent dont les éléments sont complémentaires), effet de sentier (l’héritage des institutions passées pèse sur celles qui leur succèdent), diversité des configurations institutionnelles…

Pascal Combemale ("L'hétérodoxie encore : continuer le combat, mais lequel ?") pose ensuite la question du positionnement de l’hétérodoxie à une époque où "le centre de gravité de l’économie orthodoxe se trouve quelque part entre une social-démocratie tempérée et un libéralisme social"   . Si le travail de critique interne à l’analyse économique est salutaire   , seule une critique externe, s’appuyant sur les autres disciplines des sciences sociales, doit permettre de montrer que les méthodes classiques de l’économie induisent une certaine vision du monde   . Toute la force de l’économie standard consiste, selon Pascal Combemale, à "produire le monde dont elle décrit le mode d’emploi"   . Selon lui, "il n'a pas encore été démontré que les individus étaient "naturellement" des homo oeconomicus, mais seulement que l'on pouvait aisément les inciter à les devenir"   . L’orthodoxie impose par ce biais sa propre normativité. Pour Combemale, ce qui manque le plus à l’hétérodoxie, c’est justement "un horizon".

Nicolas Postel ("Hétérodoxie et institution") propose une lecture historique et épistémologique des points d’accord entre les courants hétérodoxes. En parcourant les courants de pensées économiques, depuis Marx jusqu'à l’école des conventions en passant par Keynes, il identifie un "paradigme hétérodoxe cohérent", le paradigme institutionnaliste. Ce paradigme est caractérisé par son objet (une économie monétaire capitaliste de production   , sa méthodologie institutionnaliste - "d’emblée historiquement située et volontairement réaliste" et une théorie de l’action humaine encastrée dans des institutions permettant, et orientant les choix. Ce paradigme propose une "articulation du collectif et de l’action individuelle"   , en dépassant ainsi l’opposition entre individualisme et holisme méthodologique.

Le propos est ici plus détaillé et plus argumenté que celui du "quasi-manifeste" et permet d’inclure celui-ci dans une perspective disciplinaire plus large en se référant à des économistes tels que J. M. Keynes, H. Simon, K. Polanyi…


Approches complémentaires

Les deuxième   et troisième   parties de la revue présentent des contributions hétéroclites ayant un lien plus ou moins lâche avec le projet d’économie politique institutionnaliste.

Paul Jorion propose l’introduction et la conclusion d’un ouvrage à paraître   dont l’objet est de fonder une théorie des prix alternative à la théorie de l’offre et de la demande. P. Jorion présente sa thèse comme radicalisant la pensée de Marx par un retour à Aristote. Il vise à montrer que "la formation des prix est déterminée par l’ordre politique bien d’avantage que par des contraintes d’ordre économiques"   .

Eric Sabourin analyse l’entraide agricole sous l’angle du don de Marcel Mauss et son extension à l’analyse économique de K. Polanyi. L’approche est fortement sociologique et porte sur le domaine spécifique des rapports de réciprocité dans le monde agricole. Le rapport avec le thème porté par le "quasi-manifeste" est lâche, mais la contribution est dans le profil de l’analyse maussienne portée par la revue.

François Fourquet ("Lettre à un jeune doctorant. Sur la causalité en économie") et Jacques Sapir ("Libre-échange, croissance et développement : quelques mythes de l’économie vulgaire") opposent chacun une critique que l’on pourrait qualifier  d’institutionnaliste à des travaux entrant dans le cadre de l’analyse standard : non prise en compte des conditions historiques, des évolutions structurelles et politiques, analyse "hors contexte" de phénomènes économiques (crises financières ou libéralisation des échanges)

On lira avec intérêt la contribution de Jacques Sapir qui démontre la fragilité (pour ne pas dire l’innocuité) des modèles économétriques utilisés pour l’analyse des gains du libre-échange. Les enjeux en matière de négociations commerciales sont cruciaux, et les évaluations se fondent sur des "représentations mathématiques des comportements économiques [qui] sont en réalité des constructions ad hoc conçues uniquement pour obtenir le résultat postulé au départ"   .

La contribution de Francesco Fistetti, "Justice sociale, justice globale et obligation de donner", pose la question du fondement de la justice économique dès lors que les enjeux ne sont plus circonscrits aux États nationaux. F. Fistetti dépasse les critiques portées par A. Sen à la théorie rawlsienne de la justice. Le principe de réciprocité n’est plus, selon lui, opérant au niveau international et doit être remplacé par le principe du don, obligation unilatérale des peuples les mieux lotis envers "les victimes de la planète".

La démarche proposée par la revue est intéressante. On y retrouve l’approche éclairante qui caractérise souvent les hétérodoxies en ce qu’elles mettent en perspective et complètent une science économique néo-classique souvent aride et aux postulats parfois complètement déconnectés de la réalité.

Néanmoins, à la lecture de la revue dans son ensemble, on peut se demander si la démarche proposée parvient à sortir des travers qu’elle entend dépasser, et qui sont pourtant annoncés dès l’introduction (approches morcelées, parfois contradictoires). Si des traits communs sont effectivement dégagés, ils restent très (trop) généraux pour pouvoir constituer une approche cohérente et opérationnelle.

Lorsque les critiques se font plus précises (J. Sapir et F. Fourquet), on perd parfois de vue l’approche institutionnaliste pour ne retenir qu’une critique pertinente sur des travaux aux approximations alors relevées.

Mais la force de l’hétérodoxie n’est-elle pas de rendre évidentes des critiques qui ne l’étaient pas ?


Nota : Les cent dernières pages sont consacrées à une "libre revue", des contributions publiées dans le cadre de la revue du M.A.U.S.S., hors de la thématique du présent numéro. Cette dernière partie n’a pas été chroniquée.

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Crédit photo : Álvaro Herraiz / Flickr.com